Par Ivan Timofeev – Le 31 janvier 2022 – Source Club Valdaï
Les États-Unis ont remis à la Russie une réponse écrite aux propositions de garanties de sécurité. Washington a refusé d’accepter les demandes de Moscou concernant des garanties juridiquement contraignantes de non-expansion de l’OTAN, mais a indiqué qu’elle était prête à discuter de certaines questions, telles que le contrôle des armements et la stabilité stratégique. Depuis décembre 2021, les deux parties ne cessent de faire monter les enchères. La Russie a concentré un important groupe militaire près des frontières de l’Ukraine. Les États-Unis ont directement annoncé une série de mesures restrictives qui seraient prises contre la Russie en cas de guerre. Apparemment, un autre cycle d’escalade est à venir. Dans un avenir proche, nous pouvons nous attendre à l’évolution de la situation selon l’un des scénarios suivants.
Le premier scénario est celui de la « guerre ». Dans ce scénario, la Russie partira de plusieurs prémisses.
Il est inévitable qu’en cas de conditions pacifiques, l’Ukraine poursuive sa politique anti-russe. Un régime politique suffisamment stable a été formé dans le pays, pour lequel tout compromis avec la Russie est impossible. Le gouvernement ukrainien lui-même ne voit pas d’autre solution pour assurer la sécurité du pays que l’adhésion à l’OTAN. L’Occident s’efforcera également d’intégrer l’Ukraine dans ses structures de sécurité. Il est donc impossible de changer la ligne de conduite de l’Ukraine sans une guerre. Même si l’adhésion à l’OTAN n’a pas lieu pour des raisons formelles dans les années ou décennies à venir, rien n’empêcherait le déploiement de systèmes de frappe ou autres sur le territoire du pays, ainsi que le réarmement à grande échelle des forces armées ukrainiennes, aux frais des pays occidentaux. Tôt ou tard, l’Ukraine se transformera en un tremplin pour d’éventuelles opérations militaires contre la Russie. Compte tenu de la longueur de leur frontière commune, cette situation place la Russie dans une situation désavantageuse, incomparable avec celle dans laquelle l’avait placé l’adhésion des pays baltes à l’OTAN. Le développement militaire de l’Ukraine par les États-Unis et l’Occident constitue une menace fondamentale pour la Russie.
L’armée ukrainienne peut être vaincue relativement rapidement. Il est possible d’éviter une guerre prolongée en menant une opération éclair. En outre, il sera possible soit de diviser le pays en deux États, dont l’un (l’Ukraine orientale) restera dans l’orbite russe, et l’autre (l’Ukraine occidentale), dans l’orbite occidentale. Une autre option est un changement de régime par la force en Ukraine, en espérant qu’il n’y aura pas de résistance massive de la part de la population.
Les sanctions occidentales seront un coup douloureux pour la Russie, mais elles ne lui seront pas fatales. Les avantages acquis pour la sécurité militaire seront plus importants que les dommages économiques. Les dommages économiques ne se traduiront pas par des protestations publiques en Russie ; elles peuvent être maintenues sous contrôle. Le prestige des autorités augmentera du fait de la résolution d’une tâche historique majeure. Les sanctions contre la Russie continueront à saper la confiance dans le système financier centré sur les États-Unis. La Russie pourra exister en tant que « forteresse ». Sa sortie de l’économie globalisée est possible et même souhaitable. L’Occident lui-même est en déclin. Sa mort imminente est inévitable. Une victoire en Ukraine porterait un nouveau coup à l’autorité des États-Unis et de l’Occident, et accélérera leur retrait mondial.
Dans ce scénario, il faut s’attendre à une rupture radicale des relations entre la Russie et l’Occident, incomparable avec toute crise précédente. Il entraînerait (a) des pertes massives en vies humaines ; (b) une crise économique grave et durable en Russie en raison des sanctions occidentales ; (c) une militarisation importante de l’Europe orientale par l’OTAN.
Il sera possible de parler de la formation d’un ordre fondamentalement nouveau en Europe qui sera ancré dans une dure confrontation. Le seul obstacle à une guerre majeure sera l’arme nucléaire, même si les risques d’escalade vers un conflit entre la Russie et l’OTAN ne sont pas non plus à exclure. Dans ce scénario, la Russie deviendra une sorte de Corée du Nord européenne, mais avec des possibilités beaucoup plus larges. [Il est étonnant de constater que l’auteur n’aborde pas du tout l’hypothèse très probable d’un fort soutien de la Chine pour éviter que la Russie se retrouve dans une situation du genre « Corée du Nord », NdT]
Le deuxième scénario est celui de la « tension permanente ». Les prémisses possibles de ce scénario sont les suivantes:
Les coûts d’une solution militaire à la question ukrainienne sont estimés trop élevés. Même en cas de défaite rapide des forces armées ukrainiennes, le problème du contrôle du territoire se pose. Le régime fantoche aura besoin d’importantes injections financières. Dans le même temps, il sera certainement inefficace et corrompu. Face aux dommages causés par les sanctions, alimenter le régime exacerbera encore la pénurie de ressources au sein même de la Russie. Même le contrôle complet du territoire de l’Ukraine n’empêchera pas l’Occident de former et d’armer des formations ukrainiennes dans les territoires adjacents, finançant ainsi un vaste réseau clandestin en Ukraine même. La guerre entraînera un déclin économique dans les territoires occupés, ce qui rendra leur population encore plus sensible à la propagande occidentale. Si une partie du territoire est conservée par le régime pro-occidental, le conflit deviendra permanent. Dans le même temps, aucun des problèmes de sécurité de la Russie ne sera résolu, et leur nombre ne fera qu’augmenter, en raison de la militarisation de l’Europe de l’Est.
La stabilité interne de la société russe n’est pas garantie compte tenu des dommages économiques causés par les sanctions, le coût de la guerre et les injections en Ukraine. L’inflation inévitable dans ce cas et la réduction des revenus déjà faibles seront propices à la croissance des humeurs protestataires. Il serait possible de compenser cette mauvaise humeur par des victoires militaires, mais seulement pour une courte période. Une crise économique prolongée ou, au mieux, une stagnation, créera la base pour des manifestations sur le long terme. Comme certaines normes de consommation et de style de vie sont déjà développées dans la société russe, elle n’est guère prête à devenir une Corée du Nord européenne.
Le rôle mondial de l’Occident est en déclin. Pour les États-Unis, la région Asie-Pacifique est effectivement une priorité croissante. Mais cela ne signifie pas que l’Occident soit suffisamment faible pour ne pas infliger de dommages importants à la Russie. Rien ne garantit que des sanctions contre la Russie porteraient un préjudice critique à l’Occident lui-même. En Europe, l’Occident dispose de réserves importantes pour contenir la Russie, même en cas de rivalité avec la Chine. Le soutien de Pékin à la Russie n’est pas garanti en cas de guerre [Visiblement cet auteur n’a aucune confiance en la solidité de la relation Russie/Chine et cela pèse sur son analyse, NdT].
Le maintien d’une tension permanente dans les relations avec l’Occident peut donner des résultats. Au moins, les puissances occidentales commenceront à écouter la Russie. La tension est un outil utile pour la diplomatie. Il est nécessaire de la maintenir aux frontières de l’Ukraine, mais aussi de l’appliquer dans d’autres régions – Amérique latine, Moyen-Orient, région Asie-Pacifique (avec la Chine), et Afrique. Si possible, la Russie peut opérer avec des campagnes relativement bon marché mais efficaces, à l’image de l’opération russe en Syrie.
Ce scénario ne change pas radicalement la situation en Europe. Les relations entre la Russie et l’Occident restent marquées par la rivalité, mais ne franchissent pas de lignes rouges. L’Occident renforce lentement la pression des sanctions et intègre petit à petit l’Ukraine dans son espace de sécurité.
Le troisième scénario pourrait se nommer « Sourire et saluer » :
L’Ukraine est un actif toxique pour l’Occident. L’aide à grande échelle est volée et les institutions restent corrompues. Le pays n’est pas un fournisseur, mais un consommateur de budget sécuritaire. Son adhésion à l’OTAN est contre-productive pour le bloc en raison de conflits non résolus et de contributions douteuses à la sécurité commune. Au contraire, l’Ukraine est une source de nombreux problèmes. Son renflouement est gênant et coûteux. Si l’Occident s’engage dans cette voie, l’Ukraine fera de l’OTAN une structure encore plus déséquilibrée, dans laquelle le nombre de « resquilleurs » augmentera. Tant qu’elle reste dans la sphère occidentale, l’Ukraine est condamnée à se dégrader davantage. Il y aura une « moldavisation de l’Ukraine », c’est-à-dire un exode de ses citoyens vers l’Ouest [et vers la Russie, NdT] et une régression de son économie. L’Occident n’a aucune raison de soutenir financièrement l’Ukraine pendant longtemps. L’aide diminuera à mesure que la position de l’Ukraine glissera vers le bas de la liste des priorités de l’Occident. Sans intervention militaire, l’Ukraine se dégradera, deviendra un pays périphérique et une priorité de troisième ordre dans l’agenda globaliste.
La Russie dispose de capacités militaires suffisantes pour arrêter toute menace émanant du territoire de l’Ukraine et des pays de l’OTAN. Même sans utiliser d’armes nucléaires, la Russie peut, dans un conflit régional, infliger des dommages inacceptables à ses rivaux en Europe. Le contrôle de la Crimée lui assure la domination de la mer Noire. Le déploiement d’armes de frappe ou d’éléments de défense antimissile sur le territoire de l’Ukraine est possible à long terme. Mais cela n’empêchera pas la Russie d’améliorer ses propres systèmes offensifs, qui sont de toute façon capables d’infliger des dommages inadmissibles à un adversaire potentiel.
Le régime politique ukrainien est instable. Un travail compétent et de longue haleine permettra à Moscou de trouver ses leviers d’influence sur le régime et de communication avec la société. Il sera difficile pour la Russie de rester indifférente. La Russie conserve des opportunités humanitaires sous la forme d’un marché du travail et d’un système éducatif. Elles sont beaucoup plus modestes par rapport à l’UE, mais cela n’exclut pas la possibilité de les utiliser. Lorsqu’on joue le jeu à long terme, les mécanismes humanitaires donnent de bons résultats.
Les relations avec l’Occident ne se limitent pas à l’Ukraine. La Russie dispose de nombreuses dimensions dans lesquelles elle peut négocier avec l’Occident. La marginalisation de l’agenda ukrainien est tout à fait possible et même souhaitable. La rivalité entre les États-Unis et la Chine devrait donner le ton de la politique mondiale au cours des prochaines décennies. Il est conseillé d’éviter de participer directement à cet affrontement et de se ménager une marge de manœuvre.
L’économie russe reste fragile et dépendante des marchés des matières premières. Il serait inapproprié de la surmener par la guerre et les sanctions. Rompre les relations économiques avec l’Occident serait également contre-productif.
Dans ce scénario, il y a une désescalade partielle autour de la question ukrainienne, bien que la rivalité avec l’Occident demeure. Moscou gère habilement ces rivalités, en les facilitant, lorsque cela est possible, et en surchargeant ainsi l’Occident d’actifs toxiques sous la forme de resquilleurs et de libéraux enflammés. Dans le même temps, elle continue à jouer le jeu sur tous les fronts de l’agenda mondial – de l’action climatique à la maîtrise des armements.
Le premier scénario comporte évidemment des risques importants pour la Russie. Pour l’Occident, il est également indésirable, mais il présente aussi quelques avantages sous la forme d’une consolidation accélérée de l’OTAN et de l’épuisement de l’un des principaux adversaires mondiaux. Le deuxième scénario est tout à fait acceptable pour l’Occident. Pour la Russie, il comporte moins de risques, mais ses avantages sont limités. Son principal danger est l’accroissement progressif de la pression occidentale. Un tel danger existe dans le troisième scénario. L’Occident s’y sent également à l’aise, mais le succès de la Russie n’est pas prédéterminé et dépendra de sa patience stratégique, de sa capacité à gérer des ressources limitées et à utiliser l’énergie de l’adversaire dans son propre intérêt. La principale tâche de l’Occident sera de « calmer » la Russie et d’amener cet adversaire à un état d’affaiblissement qui lui conviendrait. La tâche principale de la Russie sera d’éviter tout excès sans, en même temps, s’enliser dans une confrontation coûteuse. Pour cela, il lui faudra maintenir et utiliser ses leviers de pression sur l’Occident lorsque ses intérêts l’exigent.
Ivan Timofeev
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone
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