Par Philippe Grasset – Le 20 septembre 2015 – Source Dedefensa
Un des caractères les plus remarquables de ce qui tient lieu de “la politique” dans notre époque, c’est le caractère de la dissolution. Cela n’a rien pour étonner, ou disons plus précisément pour n’impliquer personne “pour m’étonner”, puisque ce caractère se trouve dans cette formule théorique dd&e qui tient un rôle très-fondamental dans le corpus intellectuel général sur lequel repose le site dedefensa.org : “dd&e” pour “déstructuration, dissolution & entropisation”.
Le trait remarquable de ces facteurs théoriques, c’est qu’ils doivent avoir, et qu’ils ont effectivement, une application opérationnelle immédiate. Je dirais plus encore, en inversant la chronologie : ils doivent avoir effectivement cette application opérationnelle parce qu’il ne s’agit pas à proprement parler d’une “application opérationnelle”, mais d’une “expérience opérationnelle” qui précède la théorie et d’où la théorie doit être tirée. Quoi qu’il en soit, l’aspect théorique établi, l’expérience opérationnelle qui le précédait et l’a enfanté se poursuit ; cela signifie que le phénomène de “dissolution” continue à se développer partout, à côté de la théorie qu’on continue à explorer, à expliquer etc.
Un des aspects également particuliers de cette “expérience opérationnelle” des caractères dd&e, et du caractère de la dissolution dans ce cas, c’est que le phénomène prend très souvent la voie de la communication, qu’il acquiert toute sa puissance par elle, qu’il s’exprime par elle. Non seulement la chose qui est l’objet de la dissolution se dissout elle-même, mais bien plus encore et bien plus important, c’est la perception que nous en avons qui se dissout encore plus vite si bien qu’on se demande si la perception n’est pas la source du reste. (Poser la question, hein…) Ce processus m’a paru étonnamment clair et puissant dans le cas de la “crise des migrants“, ou “crise des réfugiés”, – ou “crise des migrants-réfugiés”, et tout le monde sera content !
Après une montée en puissance durant quelques semaines, cette crise a atteint sa phase aiguë de paroxysme, dans le domaine de l’hystérie de l’humanitarisme (hystérico-humanitariste), disons autour du tout-début septembre, exactement au moment où la crise syrienne dans sa nouvelle phase commençait. (J’appelle “nouvelle phase” le moment, exactement autour du 1er septembre et d’un article paru ce jour-là dans Ynet.News, où commença la spéculation sur la présence militaire russe en Syrie.) Cette phase paroxystique de la “crise des migrants-réfugiés” doit être appréciée et résumée sous la forme de ce qui a été perçu comme un déluge humain vers l’Europe (l’afflux des réfugiés-migrants) auquel répondit instantanément un déluge du conformisme de l’esprit, je dirais sous la forme de cette sorte de réflexe pavlovien qui transforme les esprits en cette sorte de poulets qu’on regroupe par milliers dans des hangars où chaque pauvre animal occupe un espace de 10 à 15 cm2, où on les bourre de grains type-OGM à une hyper-vitesse pour pouvoir les vendre plus vite encore et faire les bénéfices hyper-rapides qui importent – donc, un déluge humain provoquant en retour un déluge pavlovien d’affectivisme de la part de l’Europe. On avait ainsi parfaitement résumé l’équation de l’activisme apolitique de cette époque misérable autant que maudite, de cette activité où excelle l’Europe : aux causes interventionnistes et massacreuses et à ses conséquences directes et indirectes dont nous sommes incontestablement responsables répondaient les réactions humanitaristes et caritativistes d’une puissance considérable.
(En aparté : vous me permettrez ce néologisme de “caritativisme” avec tous ses dérivés car ce réflexe caritatif est devenu une sorte de doctrine opérationnelle interne qui fait le complément de la doctrine externe de l’humanitarisme interventionniste ; le caritativisme est le volet intérieur de cette conception postmoderne dont l’humanitarisme interventionniste est le volet extérieur, et qui a comme définition, ou comme “feuille de route” inspirée de la formule fameuse qui est, je crois, de notre ministre des affaires étrangères ou d’un de ses ministres lorsque lui était le-plus-jeune-Premier-ministre-de-France : “Responsables mais pas coupables”, – élégant résumé de l’esprit de la chose, lorsque l’esprit prend sa source claire et incontestable dans la lâcheté du caractère, dans la couardise de sa posture morale.)
Donc, ces tout premiers jours de paroxysme où s’exprima, comme on dit, un “immense élan de générosité”. Il n’était question de rien d’autre que d’accueillir bras et frontières ouverts, tous ces gens parmi lesquels, j’en suis sûr, l’on trouve tant de malheureux, tant de déracinés, d’êtres irrémédiablement blessés et brisés par une vie transformée en un enfer sur terre, cet enfer devenu leur Fin des Temps à eux ; effectivement nous avons réussi, nous et personne d’autre, à créer cela, nous autres qui les accueillions pendant ces quelques jours bras et frontières ouverts… Alastair Crooke, dans son Weekly Comment sur Conflicts Forum a écrit ceci le 18 septembre :
«Ce n’est pas si surprenant : quand les États se fracturent, que la société se déchire, que la violence, l’anarchie et l’extorsion de fonds explosent, vers qui ces civils peuvent-ils se tourner? Bien sûr, il y en a qui ont intérêt à faciliter cet exode : ISIS nettoie ses territoires de ceux qu’il ne sera jamais capable d’assimiler. La Turquie et ses protégés ont longtemps cru que c’est seulement en créant une crise humanitaire déchirante qu’ils pourraient enfin pousser l’Occident à engager des actions (militaires) en Syrie pour destituer le président Assad . Mais, en réalité, cet exode transcende ces causes particulières. Plus fondamentalement, les gens ne voient pas la fin de la crise ; ils ne voient pas la fin d’une montée de la violence contre laquelle ils ne se sentent pas protégés ; ils ne voient pas de fin à l’aggravation de la situation économique – à part une guerre régionale majeure, comme beaucoup le craignent, largement répandue.»
Pourtant, cet unanimisme de réactions caritativistes n’empêcha pas quelques écarts annonciateurs de la suite, également dès les premiers jours. Le premier d’entre eux, avec l’attitude de la Hongrie qui était le premier pays de “Notre-Europe” à être atteint par le déluge, fut confortable puisqu’on sait l’estime où l’“esprit public” pavlovien et européen tient le gouvernement de M. Orban. Pourtant, cette attitude (celle de Orban et de la Hongrie) avait la logique pour elle : non seulement la Hongrie ne se juge pas coupable d’être du parti de la Cause Première du déluge, comme l’enseigne le slogan de notre doctrine, mais elle se juge également n’être en rien “responsable”, ce qui est tout à fait juste ; elle n’a ni son BHL, ni ses Rafale, ni la moindre influence à l’Otan et s’est en général tenue autant qu’elle est tenue hors des aventures humanitaristes-interventionnistes. (D’où la logique des accusations lancées contre eux : “Salopards de fascistes hongrois, hein ! Ils ne sont pas responsables, donc ils sont coupables !”) En même temps naissaient les premières rumeurs “complotistes” avec la présence de cohorte-Daesh disséminées dans le déluge migrant, et après tout et pour briser là, – la coïncidence parfaite entre la “crise des migrants-réfugiés” et la nouvelle “crise syrienne” (dite “invasion russe de la Syrie”) avait de quoi faire réfléchir. Je ne m’attarde pas là-dessus, car si même tout cela est vrai, tout cela ne pèse pas d’un très grand poids… De toutes les façons, on sait très-bien qu’il suffit d’accuser les américanistes d’être à la tête d’un complot pour être dans le vrai comme un poisson dans l’eau : si on parle sans savoir et ignore de quoi l’on parle en parlant d’un complot des américanistes, eux, les américanistes, savent parfaitement de quoi l’on parle. (C’est un peu comme cet adage peu goûté de nos temps sociétaux, “Frappe ta femme, si tu ne sais pas pourquoi, elle, elle le sait.”)
A partir de ces premières manifestations – disons 3-4 jours après le début quasiment hystérique (dans notre chef) du paroxysme de cette crise-là, – tout commence à se défaire. Les hypothèses politiques et complotistes deviennent des sujets de réflexion quasiment admis, on emprisonne des possibles terroristes ici et là, la querelle des quotas commence à ressembler à la fameuse Querelle des Investitures du temps du Moyen Âge et de l’Église triomphante, les Allemands conquérants annoncent qu’ils laisseront passer tout le monde puis ils annoncent qu’ils ne laisseront passer plus personne, les incidents se multiplient à diverses frontières, entre États-membres de l’UE et États extérieurs, et entre États-membre eux-mêmes. Les trains qui vont dans tous les sens, bourrés à craquer, ressemblent à des caravanes d’un Tour de France qui se grimerait en Croisade des Pauvres Gens. Paris acclame Schengen au moment où le modèle-Merkel balance Schengen par-dessus l’épaule en fermant ses frontières, ce qui oblige Paris à dire que Schengen a ses limites. Les débats et talk-shows sur les télévisions se transforment en d’interminables parlottes où triomphent les précieuses ridicules meneuses de débat qui conduisent les grandes enquêtes sociétales et géopolitiques qui s’imposent (France 24 s’en est fait une spécialité, avec sa horde de clones de Christine Ockrent) ; Assad “qui ne mérite pas d’exister” est extrait de son enfer parce qu’il peut encore servir puisqu’il existe bel et bien ; certains jugent même qu’on pourrait parler avec Poutine, et même qu’on doit parler avec lui : ce dernier cas est celui du docteur Kouchner, le mari de l’Ockrent, qui juge qu’on ne peut plus rien faire sans les Russes. La bureaucratie de l’UE est plongée dans les délices d’une comptabilité qui a le mérite de démontrer ses vertus opérationnelles, – des quotas, encore des quotas, toujours des quotas…
En quelques jours, la crise a basculé, c’est-à-dire qu’elle a atteint extrêmement vite le terme du sommet de ce paroxysme, et alors ce paroxysme s’est transmuté en une sorte de bouillonnement de saturation à propos du sujet qui est son principal objet, et la crise a commencé effectivement à se dissoudre en une multitude de sujets annexes devenus centraux, de débats et de polémiques, où les migrants-réfugiés ne sont plus qu’un “outil” de la discussion. La crise a entamé ce processus de dissolution et, en même temps, elle s’est installée jusque dans nos mœurs sociaux, jusqu’à devenir un sujet de discussion qui permet de combler les blancs dans les conversations, d’aménager d’utiles transitions, de soutenir nos colères inutiles, d’illustrer nos discours vides de sens. A l’occasion, c’est-à-dire parfois et comme par inadvertance, le sujet ressort pour lui-même et l’on se rappelle qu’il s’agit de migrants-réfugiés qui viennent de leur propre malheurs et qui amènent avec eux leur malheur pour nous l’imposer, mais tout cela disparaît à nouveau et l’on comprend que le rappel du sujet n’a fait que susciter une prodigieuse complexité d’opinions pimentées de divers lieux communs qui sont devenus de simples automatismes de langage. La dissolution est accomplie, la crise des migrants-réfugiés qui avait provoqué cette prodigieuse floraison de réflexes pavloviens que suscite tout événement qu’on juge inattendu parce qu’on n’avait pas l’esprit de s’y attendre est devenue elle-même un événement-pavlovien, qui a perdu tout son sens, toute sa signification, toute son éventuelle originalité, toute sa réelle gravité. Toute conscience de son sens, de sa signification, de son originalité, de sa gravité, – bref, de sa puissance vers laquelle nous tentions de progresser, s’est définitivement fermée. Nous n’y comprendrons rien du tout, cela est dit.
La crise dissoute, certes, incompréhensible définitivement pour nous, n’est bien entendu pas finie, et même précisément le contraire. En se dissolvant elle s’est institutionnalisée d’une façon extrêmement logique, car aujourd’hui tout ce qui est institutionnel est dissolution pure. Elle est entrée dans ces phénomènes d’enchaînement crisique qui ont évolué encore ces dernières années et sont passés de la situation de chaîne crisique et d’infrastructure crisique à la situation phénoménologique absolument eschatologique de tourbillon crisique. Je me suis alors fait la remarque que le phénomène s’effectue avec une extraordinaire rapidité, qui est naturellement facilité, non, qui est créé de toutes pièces et sans cesse accéléré, par le système de la communication. Je me suis dit ceci qui apparaît bientôt comme une évidence que tout ce processus ne peut être compris finalement, c’est-à-dire mesuré et ressenti, autant avec son esprit qu’avec son âme poétique sous le magistère puissant et lumineux de l’intuition haute, que s’il est apprécié d’un point de vue mythologique et symbolique à la fois.
… Je dirais alors que le Système devient une sorte de monstre glouton, un Ogre qui ne cesse d’avaler des crises les unes après les autres, comme autant de festins monstrueux et sublimes qu’il ferait de ses enfants, qui semblent le satisfaire un si court instant pour mieux lui ouvrir l’appétit d’engloutir la suivante (la crise d’après, comme son enfant d’après dans l’ordre de la succession parce que l’Ogre a le sens de la famille). Pour cela, il croque, il disloque, il concasse, il broie, il réduit effectivement la crise en un temps fulgurant, en une dissolution d’elle-même pour mieux pouvoir la digérer, – car le monstre-Ogre, c’est bien connu, a l’estomac fragile. Rien, absolument rien n’est résolu, car le temps n’existe plus pour permettre n’importe quel sorte d’arrangement, le temps presse au rythme des coups de ses gigantesques mâchoire, la crise est avalée, dissoute toute crue, sans aménagement ni assaisonnement malgré l’estomac fragile de la chose, et elle est transmutée en un aliment monstrueux qui va nourrir le feu central…
Pour prendre une autre image, je dirais que c’est comme si vous mettiez une pelletée de charbon de plus dans la chaudière d’une locomotive gigantesque, accouchée par l’Âge du Feu. Le monstre-Machine rugissant, hurlant et fulminant a besoin de ces crises (ou de ses crises) pour entretenir son brasier furieux comme la chaudière a besoin de ses pelletées de charbon, et vous comprenez alors que ce n’est certainement pas pour l’apaisement des esprits et la résolution des conflits, mais au contraire pour faire monter et gronder la flamme, pour faire jaillir le feu, pour tendre encore plus la pression toujours plus forte ! Le Système est comme un Ogre qui ne cesse d’avaler ses victimes qui sont toutes complices, nos crises successives, pour les dissoudre, pour les transmuter, les faire entrer dans la Matière hurlante et déchaînée de sa propre Crise d’Effondrement, pour l’enfouir dans son Mordor hideux où règnent à la fois l’enchaînement et l’emprisonnement dans un cloaque hideux, à la fois la folie tournoyante du déchaînement de la Matière dans un ouragan de flammes.
… Il est vrai que celle-là, cette crise-là, – rien moins que la Grande Crise de la Migration, ou GCM, dans le jargon dd&e, – lui a particulièrement goûté. Le temps d’une petite seconde de notre précieux temps terrestre qui n’est que poussière pour lui, et d’un rot absolument gigantesque, l’Ogre en a apprécié le subtil goût de l’extrême. Le Système, le monstre-Ogre, la Machine-Ogre déchaînée a senti le subtil parfum de l’eschatologie. Pour lui ou elle, le chemin de l’eschatologie à la scatologie ne fait que suivre l’habituel trajet qui caractérise notre appareil digestif ; par cette activité immonde, le Système dévore nos crises comme l’Ogre dévore ses petits enfants pour nous chier au milieu de ses excréments la plus Grande Crise de Tous les Temps. Cette vulgarité absolue du langage est bien ce qui sied à la façon dont nous-mêmes, c’est-à-dire nos contemporains, ceux que je désigne comme les élites-Système, comme “nous-mêmes” affrontons cette épreuve suprême : inconscients, irresponsables, prisonniers volontaires, navigateurs de la mère de toutes les médiocrités, absolument rétifs à toute hauteur, à toute envolée spirituelle, – il nous sied absolument de n’y rien comprendre, – comme les trois singes de la sagesse complètement invertie dans ce cas, ne rien voir, ne rien entendre et ne rien dire. L’Ogre dévore nos crises et nous les restituent en pire, la Parole ne sert plus à rien et d’ailleurs qui La connaît encore…
Hormis tout cela, ou bien à cause de tout cela, notez bien qu’il n’y a pas lieu de céder à la frayeur et au désarroi définitif, bien au contraire. A force de goinfrer toutes ces crises les unes au-dessus des autres et de faire gronder son feu central, l’Ogre-Machine finira par en crever. Malgré tout, l’estomac reste fragile. C’est ce que je nomme, avec mesure et prudence, la Grande Crise d’Effondrement du Système. Nous devons en passer par là ; alors, bon appétit…
Traduction des parties en anglais : Dominique Muselet