Par Caitlin Johnstone – Le 3 juillet 2021
Deux organismes de surveillance des médias, Media Lens/b et Fairness & Accuracy In Reporting (FAIR), ont publié des articles sur la censure totale des médias grand public sur l’info donnée par un journal islandais, le Stundin, révélant que l’acte d’accusation américain dans l’affaire contre Julian Assange était basé sur le faux témoignage de Sigurdur Thordarson, un sociopathe diagnostiqué et pédophile condamné.
Alan MacLeod, du site internet FAIR, écrit qu’« à la date du vendredi 2 juillet, il n’y a eu littéralement aucune couverture de cette affaire dans les médias institutionnels ; pas un mot dans le New York Times, le Washington Post, CNN, NBC News, Fox News ou NPR ».
Note du Saker Francophone Pour ceux qui ne connaissent pas l’info, puisqu’aucun journal n’en parle, «Un témoin majeur dans l'affaire du ministère de la Justice des États-Unis contre Julian Assange a admis avoir inventé des accusations clés dans l'acte d'accusation contre le fondateur de Wikileaks", rapporte Stundin. "Le témoin, qui a des antécédents documentés de sociopathie et a reçu plusieurs condamnations pour abus sexuels sur mineurs et fraude financière de grande envergure, a fait cet aveu dans une interview récemment publiée dans Stundin où il a également avoué avoir poursuivi sa série de crimes tout en travaillant avec le ministère de la Justice et le FBI car on lui avait promis l'immunité contre toutes poursuites."
« Une recherche en ligne sur « Assange » ou « Thordarson » ne donne lieu à aucun article pertinent provenant de sources établies, que ce soit aux États-Unis ou ailleurs dans l’Anglosphère, même sur des plateformes axées sur la technologie comme Verge, Wired ou Gizmodo », ajoute MacLeod.
« Nous n’avons pas trouvé un seul rapport d’un diffuseur ou d’un journal britannique dit ‘sérieux' », indique le rapport de Media Lens. « Mais dans un monde sain, les révélations de Stundin sur un témoin clé d’Assange – que Thordarson a menti en échange d’une immunité contre des poursuites – auraient fait la une partout, avec une couverture médiatique étendue sur BBC News at Six and Ten, ITV News, Channel 4 News, des articles en première page dans le Times, le Telegraph, le Guardian et plus encore. »
« Pour ceux qui croient encore que les médias fournissent des informations, veuillez lire ceci », a tweeté le journaliste australien John Pilger à propos du rapport de Media Lens. « Après avoir mené la persécution contre Julian Assange, la ‘presse libre’ est uniformément silencieuse sur la sensationnelle nouvelle que le dossier contre Assange s’est effondré. Honte à mes collègues journalistes. »
Comme nous l’avons dit l’autre jour, cette bizarre et effrayante censure médiatique a des parallèles avec une autre importante info impliquant également WikiLeaks. Fin 2019, le site de révélations fondé par Assange publiait de multiples documents provenant de lanceurs d’alerte travaillant à l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) qui révélaient que la direction de l’organisation avait activement falsifié l’enquête sur une attaque présumée au gaz de chlore à Douma, en Syrie, en 2018, afin de soutenir le récit du gouvernement américain sur cette accusation, mais les médias de masse n’ont pas voulu relayer cette info. Un journaliste de Newsweek a démissionné de son poste à cause de ce scandaleux black-out et a publié les courriels de ses rédacteurs en chef lui interdisant de couvrir l’histoire au motif qu’aucun autre grand média n’en avait parlé.
Ne vous méprenez pas, il s’agit bien d’un phénomène nouveau. Si vous ne me croyez pas, comparez la censure sur ces histoires avec la couverture médiatique des révélations de WikiLeaks, quelques années auparavant. La presse s’était empressée de relayer les publications de courriels du Parti démocrate en 2016 et avait collaboré activement avec WikiLeaks lors de la publication des fuites de Chelsea Manning en 2010. Même les fuites plus récentes sur le Vault 7, publiées en 2017, avaient bénéficié d’une large couverture médiatique.
Pourtant, aujourd’hui, chaque histoire liée à WikiLeaks qui dérange l’empire centralisé des États-Unis est soigneusement tenue à l’écart de l’attention du grand public, avec une uniformité et une cohérence dérangeantes que nous n’avons jamais connues auparavant. Si l’environnement médiatique d’aujourd’hui avait existé dix ou quinze ans plus tôt, il est possible que la plupart des gens ne sauraient même pas qu’Assange existe, et connaitraient encore moins les informations importantes sur les puissants que WikiLeaks a mises en lumière.
Nous avons également eu un bon aperçu de cette nouvelle tendance lors de la censure quasi totale au sujet de la surprise octobre, l’année dernière, concernant Hunter Biden, qui n’a été diffusée que parce qu’elle profitait à l’une des deux grandes factions politiques américaines. Après la révélation de l’affaire par le New York Post, nous avons vu des personnalités des médias grand public s’expliquer publiquement les unes aux autres pourquoi il était normal de ne pas couvrir l’affaire, avec des raisonnements très divers, allant de « c’est une perte de temps » à « c’est bien trop compliqué » en passant par « ce n’est pas notre travail de faire des recherches sur ces choses », sans oublier le fameux « Nous devons traiter les fuites concernant Hunter Biden comme s’il s’agissait d’une opération de renseignement étrangère, même si ce n’est probablement pas le cas » du Washington Post.
Quiconque osait rendre publiques ces fuites à proximité de la chambre d’écho libérale était soumis par le troupeau, et sans aucune raison légitime, l’affaire a été traitée au mieux comme un non-récit et au pire comme une sinistre opération russe. Et puis, voilà qu’en avril de cette année, Hunter Biden lui-même a reconnu que les fuites pouvaient très bien provenir de son ordinateur portable, et non d’une opération psychologique du GRU.
Et je pense que toute cette histoire nous donne quelques éléments de réponse sur cette nouvelle dynamique inquiétante de censure complète sur des grands sujets d’actualité. L’année dernière, Stephen L Miller, du Spectator, a décrit comment le consensus s’est formé parmi la presse grand public depuis la défaite de Clinton en 2016, selon lequel il est de leur devoir moral de ne pas critiquer l’adversaire de Trump et de supprimer toute nouvelle qui pourrait lui profiter.
« Depuis près de quatre ans maintenant, les journalistes ont fait honte à leurs collègues et à eux-mêmes sur ce que j’appellerai le dilemme ‘mais ses emails' », écrit Miller. « Ceux qui ont rendu compte consciencieusement de l’enquête fédérale inopportune sur le serveur privé d’Hillary Clinton et la divulgation d’informations classifiées ont été exclus et écartés de la table des journalistes cool. Le fait de se concentrer autant sur ce qui était, à l’époque, un scandale considérable, a été considéré par de nombreux médias comme une gaffe. Ils pensent que leurs amis et collègues ont contribué à placer Trump à la Maison Blanche en se concentrant sur le scandale de Clinton, alors qu’ils auraient dû mettre en avant les faiblesses de Trump. C’est une erreur qu’aucun journaliste ne veut répéter. »
Une fois que vous avez accepté que les journalistes n’ont pas seulement le droit mais le devoir de supprimer des nouvelles qui sont à la fois factuelles et dignes d’intérêt afin de protéger un agenda politique, vous êtes en eau libre en termes de manipulation et de propagande flagrante. Et nous avons vu la presse grand public poussée à s’aligner sur cette doctrine dans le sillage de l’élection de 2016.
Cette info n’a jamais été la plus grande histoire du jour, mais elle était constante, énergique et extrêmement dominante dans les conversations que les journalistes grand public avaient entre eux, à la fois publiquement et en privé, à la suite de l’élection de 2016. Avant même que les votes ne soient exprimés, nous avons vu des gens comme Matt Yglesias de Vox et Scott Rosenberg, rédacteur en chef d’Axios, faire honte aux journalistes des médias de masse pour s’être concentrés sur le scandale des courriels d’Hillary Clinton, et après que l’hystérie contre Trump a démarré, cela est devenu beaucoup plus agressif.
En 2017, nous avons vu des choses comme Jennifer Palmieri, proche de Clinton, se lamenter mélodramatiquement sur la fixation des médias sur les publications de WikiLeaks, malgré les tentatives désespérées de la campagne Clinton pour les avertir qu’il s’agissait d’une opération russe (une affirmation qui, à ce jour, reste entièrement dépourvue de preuves). Des experts libéraux comme Joy Reid, Eric Boehlert et Peter Daou (avant sa conversion à gauche) n’ont cessé d’intimider la presse sur Twitter pour avoir couvert les fuites.
La situation s’est encore aggravée lorsque des journalistes de premier plan, comme Amy Chozick du New York Times et Jeffrey Toobin de CNN, se sont lancés dans des mea culpas dégradants pour dire à quel point ils regrettaient d’avoir permis au gouvernement russe de les utiliser comme des pions involontaires pour élire Donald Trump en rapportant des faits dignes d’intérêt sur des documents totalement authentiques. C’était un hybride de la scène de la confession/exécution de la Ferme des animaux [Livre de George Orwell, NdSF] et la scène de la marche expiatoire de Game of Thrones.
Petit à petit, la croyance selon laquelle la presse a l’obligation morale de supprimer les histoires dignes d’intérêt s’il y a une possibilité qu’elles profitent à des parties indésirables, étrangères ou nationales, est devenue l’orthodoxie dominante dans les cercles d’information grand public. À la mi-2018, nous avons vu des choses comme la journaliste de la BBC, Annita McVeigh, réprimander un invité pour avoir exprimé son scepticisme quant à la culpabilité du président syrien Bachar el-Assad dans l’incident de Douma, au motif que « nous sommes dans une guerre de l’information avec la Russie ». Il est désormais considéré comme acquis que la gestion des narratives fait partie du travail journalistique.
Là encore, il s’agit d’un phénomène nouveau. Les médias grand public ont toujours été des entreprises de propagande, mais ils s’appuyaient sur la manipulation, la distorsion, les demi-vérités, la couverture inégale et les affirmations gouvernementales répétées sans esprit critique ; il n’y avait pas encore de barrières totalement hermétiques dans tous les médias. On pouvait voir qu’ils accordaient une couverture insuffisante à des sujets importants, et que certains médias négligeaient des sujets gênants. Mais on voyait toujours quelqu’un sauter sur l’occasion d’être le premier à en parler, ne serait-ce que pour des raisons d’audience et de profit.
Cela ne fonctionne tout simplement plus comme ça aujourd’hui. Une histoire importante peut être révélée et n’être couverte que par des médias dont les partisans du courant dominant se moqueront et qu’ils rejetteront, comme RT ou Zero Hedge.
La façon dont les médias de masse ont commencé à ignorer tout simplement des infos importantes qui dérangent les puissants, non seulement par certains médias, mais par tous les grands médias, est extrêmement inquiétante. Cela signifie qu’à chaque fois qu’il y a une révélation gênante, les grandes institutions d’information font comme si elle n’existait pas.
Réfléchissez sérieusement à ce que cela signifie pendant un moment. Cela signifie que les lanceurs d’alerte et les journalistes d’investigation savent que, quels que soient les efforts qu’ils déploient ou les dangers qu’ils courent pour diffuser des informations cruciales au public, ce dernier ne les découvrira jamais, car tous les grands médias s’uniront pour les occulter.
Vous voulez discuter d’un danger pour la presse ? Oubliez l’emprisonnement des journalistes et des dénonciateurs, et pensez à si tous les médias ayant une réelle influence s’unissent pour simplement refuser de couvrir toute information importante qui est révélée ? C’est une menace pour ce que la presse est fondamentalement. Plus qu’une menace. C’est la fin. La fin de la possibilité pour toute forme de journalisme d’avoir un impact significatif.
Le journaliste qui a travaillé sur le rapport Stundin dit avoir passé des mois à travailler sur cette histoire, et il se serait certainement attendu à ce que ses révélations soient couvertes par le reste de la presse occidentale. Les dénonciateurs de l’OIAC s’attendaient sûrement à ce que leurs révélations reçoivent une attention suffisante pour faire la différence, sinon ils n’auraient pas divulgué ces documents au péril de leur vie. Ce qui est communiqué aux dénonciateurs et aux journalistes à travers ces censures, c’est que ce n’est plus la peine de le faire. Cela ne fera aucune différence, car personne ne verra jamais ce que vous révélez.
Et si c’est le cas, eh bien, que Dieu nous vienne en aide.
Caitlin Johnstone
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone