Par Konstantin Richter − Le 4 septembre 2018 − Source politico.eu
Tous les problèmes du pays ne proviennent pas de l’Est.
BERLIN – Lorsque des foules de droite ont erré dans la ville de Chemnitz, en Allemagne de l’Est, la semaine dernière, s’attaquant à des étrangers et faisant des saluts hitlériens, les Allemands des autres régions se sont assurés de bien mettre les choses dans leur contexte.
« Encore la Saxe ! », ont-ils proclamé, écrit, et tweeté. Le quotidien conservateur Frankfurter Allgemeine Zeitung pose la question : « L’Allemagne fait-elle encore partie de l’Allemagne ? » ; Der Spiegel fait sa page de titre avec le mot « Saxe » en grosses lettres marron, sur une police ancienne (traduire : de style nazi). Un chroniqueur de gauche du magazine propose sarcastiquement que la Saxe fasse sécession du pays.
À une époque où le populisme de droite monte en Allemagne [Nombre d’électeurs aimeraient bien avoir une alternative populiste à gauche, mais bien souvent elle n’est pas crédible, NdT], l’État oriental de Saxe dispose d’une bien mauvaise réputation. Chemnitz n’est que la dernière d’une suite d’attaques. Les villes de Heidenau, Freital et Bautzen se sont toutes fait connaître pour des raisons similaires.
Vues depuis les grandes villes de l’Ouest de Hambourg, Munich ou Francfort, ces endroits semblent infiniment lointains. Quand des journalistes basés à Berlin veulent se sentir l’âme d’un envoyé spécial, ils partent pour la journée et discutent avec quelque universitaire ayant fait des recherches sur l’extrémisme de droite. Puis ils compilent un article qui semble aussi étranger à leurs lecteurs que toute information provenant de Gaza, de Pyongyang ou, pour le coup, des États de l’Amérique profonde soutenant Trump.
Trois décennies après la chute du mur de Berlin, le fossé entre les Allemagnes de l’Est et de l’Ouest est toujours là – et il continue d’évoluer. Les Allemands de l’Est qui ont eu la vie dure après 1989 pleurent depuis longtemps la fin de la République Démocratique d’Allemagne sociale. Mais, récemment, l’Ostalgie, la nostalgie de l’est de vivre sous le socialisme, a trouvé son pendant, en une nouvelle variété de Ouestalgie, une nostalgie de l’Ouest pour une Allemagne séparée de sa portion orientale.
Les Allemands sont aujourd’hui fiers de leur réussite à admettre leur culpabilité : ils ressentent que cela leur confère une certaine autorité morale.
Dès qu’éclôt la nouvelle d’un nouveau mouvement vers la droite en Saxe-Anhalt ou en Brandebourg, les gens des autres régions du pays s’expriment sur les réseaux sociaux, affirmant qu’ils ne s’arrêteront plus pour acheter d’essence sur la route entre Berlin et Munich. Ou qu’ils veulent que le mur soit reconstruit pour isoler cette populace de droite. Ou encore qu’ils adoreraient récupérer les déchets nucléaires de la République tchèque en échange de la Saxe.
Une majorité d’Allemands – et particulièrement ceux qui vivent dans les quartiers bien lotis des grandes villes – se montrent estomaqués de ce qui se produit à l’Est. Au fil des dernières années, l’Allemagne a connu une transformation subtile. On perçoit à présent largement, ici et à l’étranger, que le pays a réussi à laisser son passé nazi derrière lui et à faire émerger une société tolérante et multiculturelle.
L’écrivain hongrois Peter Esterhazy a nommé les Allemands die Weltmeister der Vergangenheitsbewältigung – les « champions du monde pour faire face au passé. » La lourdeur de l’expression suggère qu’Esterhazy se montrait ironique. Mais l’idée a suinté dans la conscience nationale.
La reconnaissance de la culpabilité – une composante centrale de l’identité de la République fédérale après 1945 – a évolué vers quelque chose de nouveau : les Allemands sont désormais fiers de leur réussite à reconnaître la culpabilité ; ils ressentent que cela leur confère une certaine autorité morale.
La semaine dernière, au moment où les choses sont parties en vrille à Chemnitz, Josef Joffe, un commentateur réputé et éditeur du journal Die Zeit, publiait son dernier livre, sous le titre « The Good German« . Ce livre raconte la montée de la nation allemande, du statut de pêcheur repentant à celui de superpuissance morale.
« The Good German » commence avec l’accord de réparations conclu entre le premier chancelier allemand d’après guerre, Konrad Adenauer, et Israël ; puis s’attarde sur la génuflexion du chancelier de 1970, Willy Brandt, à Varsovie, et se conclut sur le règne actuel d’Angela Merkel, ardent défenseur des valeurs libérales à l’âge de Donald Trump. Joffe appelle cette succession histoire de l’âge de raison de la nation, et affirme que l’Allemagne a atteint la maturité en fin de compte : « Cette Allemagne est la meilleure qui ait jamais existé : libérale, démocratique, résistante aux crises et stable. »
On peut trouver de la valeur au récit de Joffe. Mais il est fondé sur une perspective ouest-allemande, et exclut l’expérience est-allemande, qui est très différente. Les gens qui allèrent à l’école en RDA n’ont jamais connu le processus décrit par Joffe.
Il n’y avait en RDA aucune reconnaissance de culpabilité, ni aucun sens de l’expiation. (Les socialistes de l’Est considéraient la frange Ouest du pays comme seul successeur de l’Allemagne nazie.) Il en ressort que de nombreux Allemands de l’Est ressentent que cette identité de bon Allemand (« good German ») n’est pas la leur, et s’indignent de ce qu’on la leur impose. Les idéologues penchants à droite exploitent ce sentiment, affirment qu’il est malsain de construire une identité nationale sur des sentiments de culpabilité. Schuldkult, comme ils l’appellent, « le culte de la culpabilité ».
Les bons Allemands de l’Ouest, pour leur part, sont profondément troublés par la montée des violences de droite. Une rechute ne figurait pas au scénario. Et donc, ils en jettent la faute aux Allemands de l’Est. Ils peuvent admettre à contrecœur que des violences marquées à droite éclatent également dans les États de l’Ouest – non sans s’empresser d’ajouter que la situation est bien pire en Saxe ou en Mecklembourg-Poméranie-Occidentale. La République fédérale d’Allemagne, disent-ils, se porterait mieux si le pays ne s’était pas réunifié.
Voilà des vœux pieux. Après trois décennies, les vies des gens de l’Est et de l’Ouest sont bien trop interconnectées pour permettre une telle distinction. Les politiciens de droite en sont une parfaite illustration. Oui, il est exact que le parti populiste de droite Alternativ für Deutschland, l’AfD, tient une place forte en Saxe ainsi que dans d’autres États est-allemands. Mais les politiciens les plus connus de l’AfD viennent tous de l’ancienne Allemagne de l’Ouest, et ce parti ne fait pas des scores de misère dans les États occidentaux de l’Allemagne non plus.
Les Allemands de l’Ouest avaient pour habitude de désigner l’Allemagne de l’Est sous le terme Dunkeldeutschland, parce que la région était peu éclairée, et ne présentait pas les fastes des grands éclairages et des grandes villes de l’Ouest.
Il est également exact que les États de l’Est dénombrent le plus grand nombre d’attaques de droite par habitant. Mais le nombre absolu en est le plus élevé en région Nord Rhin-Westphalie, le cœur industriel le plus peuplé de l’ouest. Et il est exact que la Saxe présente un nombre disproportionné de groupes néo-nazis. Mais c’est en partie dû au fait que les nazis allemands de l’Ouest ont déménagé à l’Est après 1990, sentant une opportunité de construire quelque chose en partant de zéro. Tristement, ils avaient raison.
Dans un discours resté célèbre prononcé il y a trois ans, le président de l’époque, Joachim Gauck avait décrit deux Allemagnes : une nation de compassion et de tolérance, et une autre de haine et de racisme. Gauck avait dénommé cette seconde Allemagne Dunkeldeutschland, ou « Allemagne sombre », et bien que Gauck soit lui-même originaire de l’Est du pays, les Allemands de l’Est avaient cru comprendre qui il désignait ainsi.
Les Allemands de l’Ouest avaient pour habitude de désigner l’Allemagne de l’Est sous le terme Dunkeldeutschland, parce que la région était peu éclairée, et ne présentait pas les fastes des grands éclairages et des grandes villes de l’Ouest. Aussi, lorsque Gauck visita la Saxe l’année qui suivit, des manifestants montraient des pancartes : « Nous sommes la foule » et « Bienvenue en Dunkeldeutschland ! »
Cette notion de bonne et de mauvaise Allemagne remonte à loin. On la trouve dans des juxtapositions fréquentes : Goethe et Goebbels, Heine et Hitler, Beethoven et Buchenwald. La connotation en est que les Allemands constituent un peuple spécial, capable à l’extrême du meilleur comme du pire.
Peut-être est-ce vrai. Mais toute insinuation que la bonne Allemagne se trouve à l’Ouest, et la mauvaise Allemagne un peu plus à l’Est est stupide. Si un nombre croissant d’Allemands habitant l’Est embrasse l’idée qu’il constitue de mauvais Allemands, les choses vont devenir bien pire – et pas uniquement en Saxe.
L’article original a été mis à jour le 19 avril 2019.
Konstantin Richter est un écrivain contributeur de POLITICO. Il est l’auteur du roman écrit en allemand, « Le chancelier : une Fiction » sur Angela Merkel et la crise des réfugiés.
Note du Saker Francophone Cette version allemande de la sédition des "élites", est intéressante tant par les points communs qu'elle offre avec d'autres pays (faut-il rappeler que les élites de Londres ont prétendu à la séparation d'avec le Royaume-Uni quand le Brexit fut voté en 2016, et que l'on a entendu le même son de cloche en France à l'occasion - cette sédition constitue d'ailleurs une réalité sociologique sous-jacente au mouvement des Gilets Jaunes) ; mais également par ses particularités si pétries de culpabilité... Divers sages avaient prévu dès les années 1940 que la culpabilité forcée sur l'Allemagne par les vainqueurs porterait à de lourdes conséquences ; ils n'avaient certes pas anticipé qu'elle pourrait sourdre pendant des décennies. Nous ne sommes sans doute en Allemagne qu'au tout début d'un processus.
Traduit par Vincent pour le Saker Francophone
Ping : Comprendre les enjeux géopolitiques: Le populisme ou le réveil des peuples – les 7 du quebec