Les Grandes Puissances dans les relations internationales 1/2


Par Vladislav B. SOTIROVIĆ − Le 14 mars 2020 − Source Oriental Review

Great Troyka

La politique mondiale n’est en fait rien d’autre qu’une compétition historique constante entre les grandes puissances pour obtenir plus de pouvoir, de ressources et de territoire. Depuis le début du XVIe siècle, la signification du terme Grande(s) Puissance(s) (GP) dans la politique mondiale se réfère aux États les plus puissants et donc les plus influents dans le système des Relations internationales.

En d’autres termes, les grandes puissances sont les seuls États qui modèlent la politique mondiale, comme le Portugal, l’Espagne, la Suède, la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne unifiée, les États-Unis, l’URSS, la Russie ou la Chine. Pendant la période de la guerre froide (1949-1989), il y avait des superpuissances 1 comme les administrations américaine et soviétique appelaient leur propre pays, et même un État hyper-puissant – les États-Unis, comme on l’appelle dans la littérature universitaire après la guerre froide 2. Une caractéristique essentielle de toute GP est de promulguer son propre intérêt national (d’État) dans un cadre mondial (jusqu’à l’Europe du XXe siècle) en appliquant une politique « d’avant-garde ».

Le terme de politique globale (ou politique mondiale) est lié à des relations internationales qui sont de nature mondiale ou à la politique d’un ou plusieurs acteurs qui ont un impact, une influence et une importance au niveau mondial. Par conséquent, la politique mondiale peut être comprise comme les relations politiques entre toutes sortes d’acteurs politiques, qu’il s’agisse d’acteurs non étatiques ou d’États souverains, qui présentent un intérêt mondial. Au sens le plus large, la politique mondiale est synonyme d’un système politique mondial qui est « l’univers mondial d’acteurs tels que les États-nations, les organisations internationales et les sociétés transnationales, et la somme de leurs relations et interactions » 3.

À l’origine, au XVIIIe siècle, le terme GP se rapportait à tout État européen qui était, par essence, souverain ou indépendant. En pratique, il signifiait uniquement les États qui étaient en mesure de se défendre de manière indépendante contre l’agression lancée par un autre État ou un groupe d’États. Néanmoins, après la Seconde Guerre mondiale, le terme de GP a été appliqué aux pays qui sont considérés comme les plus puissants dans le système mondial des relations internationales. Ces pays ne sont que des pays dont la politique étrangère est une politique « d’avant-garde » et, par conséquent, les États comme le Brésil, l’Allemagne ou le Japon, qui ont une puissance économique importante, ne sont pas considérés aujourd’hui comme les membres du bloc des GP pour la seule raison qu’ils manquent à la fois de volonté politique et de potentiel militaire pour le statut de GP 4.

L’une des caractéristiques fondamentales et constante historique de tout État membre du club des GPs était, est et sera de se comporter sur la scène internationale selon ses propres concepts et objectifs géopolitiques. En d’autres termes, les principaux États-nations modernes et postmodernes agissent « géopolitiquement » dans la politique mondiale, ce qui fait une différence cruciale entre eux et tous les autres États. Selon le point de vue réaliste, la politique globale ou mondiale n’est rien d’autre qu’une lutte pour le pouvoir et la suprématie entre les États à différents niveaux, comme le régional, le continental, l’intercontinental ou le mondial (universel). Par conséquent, les gouvernements des États sont obligés de rester informés des efforts et de la politique d’autres États, ou éventuellement d’autres acteurs politiques, afin d’acquérir, si nécessaire, des pouvoirs supplémentaires (armes, etc.) qui sont censés protéger leur propre sécurité nationale (Iran) ou même leur survie sur la carte politique du monde (Corée du Nord) d’un agresseur potentiel (États-Unis). En concurrence pour la suprématie et la protection de la sécurité nationale, les États nationaux optent généralement pour une politique d’équilibre des pouvoirs par différents moyens, comme la création ou l’adhésion à des blocs politico-militaires ou l’augmentation de leur propre capacité militaire. Par la suite, la politique mondiale n’est rien d’autre qu’une lutte éternelle pour le pouvoir et la suprématie afin de protéger l’intérêt national autoproclamé et la sécurité des grands États ou des GPs 5. Les grands États considèrent la question de la répartition du pouvoir comme fondamentale dans les relations internationales et ils agissent en fonction du pouvoir relatif qu’ils détiennent. Les facteurs d’influence interne aux États, comme le type de gouvernement politique ou l’ordre économique, n’ont pas d’impact fort sur la politique étrangère et les relations internationales. En d’autres termes, il est de la « nature génétique » des GPs de lutter pour la suprématie et l’hégémonie, indépendamment de leur construction et de leurs caractéristiques internes. C’est la même « loi naturelle » que ce soit pour les démocraties ou les types de gouvernement totalitaires, les économies libérales (marché libre) ou dirigées (centralisées).

Le pouvoir diffère beaucoup d’un État à l’autre et, d’un point de vue historique, diffère beaucoup au sein d’un même État. En général, les États les plus puissants jouissent de l’impact le plus important sur les affaires internationales, qu’elles soient régionales ou mondiales, et contrôlent la majorité des ressources du pouvoir dans le monde. En pratique, seuls quelques États ont une influence réelle sur les relations internationales mondiales, tandis que les autres États peuvent avoir une influence juste au-delà de leur localisation immédiate. Dans le système international des relations inter-étatiques, ces deux catégories d’États sont appelées les grandes puissances (GPs) et les puissances moyennes (PM)6. Le statut de PM peut être attribué de manière officielle et peut être attribué à certaines structures supranationales comme le Concert de l’Europe au XIXe siècle ou à l’ONU, l’OTAN et le Pacte de Varsovie au XXe siècle.

Néanmoins, la division fondamentale des États du monde en fonction de leur impact sur les affaires mondiales se résume à deux catégories basiques :

  1. La catégorie des GPs (plusieurs États très puissants).
  2. La catégorie des non-GPs (PMs et États peu ou pas influents).

Une GP est un État qui est considéré comme membre du groupe d’États le plus puissant et le plus influent dans un ordre hiérarchique du système étatique mondial. Aujourd’hui, ce terme est lié à l’État qui est considéré comme faisant partie des États les plus puissants dans le système politique mondial 7.

La question la plus problématique dans la catégorisation des États au sein du système étatique mondial est celle de l’application des critères. Néanmoins, les critères qui définissent un État comme étant ou non une grande puissance sont généralement, au moins du point de vue académique, conditionnés par les dix points suivants :

1. Une GP est un État qui se situe au premier rang du pouvoir militaire, ayant la capacité réelle de protéger, maintenir sa propre sécurité et influencer la politique d’autres États ou d’autres acteurs dans les relations internationales.

2. Une GP est un État qui ne peut être vaincu militairement que par un autre membre du club des GPs ou par une alliance de certains des États issus de ce club.

3. Un État membre du club des GPs est, du point de vue économique, un État puissant. Cette condition est nécessaire mais, dans certains cas (comme aujourd’hui au Japon ou aux États-Unis à l’époque de leur période de politique étrangère isolationniste), elle n’est pas une condition suffisante pour obtenir le statut d’État GP. Il s’agit d’une condition quantitative pour le statut de GP. Les autres conditions quantitatives sont un certain niveau de PIB, de PNB ou de RNB8 ou la taille de ses forces armées. Les conditions économiques peuvent être de nature qualitative, comme un niveau élevé d’industrialisation ou la capacité à fabriquer et à utiliser des armes nucléaires.

4. Une GP a des sphères d’influence et d’intérêt plutôt mondiales, pas seulement régionales ou continentales. Cela signifie qu’une GP est un État qui possède, exerce et défend ses propres intérêts dans le monde entier.

5. Une GP doit être au premier rang en ce qui concerne sa puissance militaire et doit donc bénéficier de certains privilèges et devoirs en matière de paix et de sécurité internationales.

6. La caractéristique la plus importante des GPs est probablement qu’elles adoptent et appliquent une politique étrangère « de pointe » ayant un impact réel, et pas seulement potentiel, sur les affaires internationales et sur d’autres États ou groupes d’États. Cela signifie pratiquement qu’une GP ne peut pas adopter une politique étrangère d’isolationnisme 9.

7. Les membres du club des GPs ont tendance à partager une vision globale fondée sur leurs intérêts nationaux loin de chez eux.

8. Les GPs disposent des forces militaires les plus puissantes et des économies les plus fortes pour soutenir leur statut 10.

9. Les GPs ne peuvent pas facilement perdre leur statut dans les relations internationales, même après une lourde défaite militaire, en raison de leur taille, de leur population et de leur potentiel économique à long terme.

10. Les GPs forment des alliances avec des États clients alignés plus petits et plus faibles 11.

Le statut de GP d’un État peut être officiellement reconnu par la communauté internationale, comme ce fut le cas de la Société des Nations dans l’entre-deux-guerres ou de l’Organisation des Nations unies (ONU) après la Seconde Guerre mondiale (cinq États membres permanents du Conseil de sécurité ayant le droit de veto – la Chine, la Russie, la France, les États-Unis et le Royaume-Uni). Le statut de GP de ces cinq membres « extraordinaires » du CSNU est garanti par leur pratique de l’unanimité. En d’autres termes, le concept d’unanimité des GPs prévoit que sur toutes les résolutions et/ou propositions devant le CSNU, un veto de l’un de ces cinq États (privilégiés) peut être utilisé, ce qui signifie concrètement qu’une GP peut bloquer la poursuite des travaux du CSNU sur une question donnée. 12. Il ne fait aucun doute que l’une des caractéristiques essentielles de toute GP est sa projection de puissance au-delà des frontières de l’État, exerçant une influence considérable, par la force ou non, que les pays moins puissants ne pourraient pas égaler (par exemple, l’agression militaire de l’OTAN contre la République fédérale de Yougoslavie en 1999, menée en fait par les États-Unis).

Les GPs sont interconnectées au sein d’un système de grande puissance qui est l’ensemble des relations spéciales entre et parmi ce club privilégié des acteurs mondiaux les plus puissants dans les relations internationales. Ces relations spéciales sont régies par leurs propres règles et modèles d’interaction, car les GPs ont une façon très extraordinaire de se comporter et de se traiter les uns les autres. Cette façon spéciale n’est cependant pas appliquée aux autres États ou aux autres acteurs de la politique mondiale et du système des relations internationales.

À suivre

Vladislav B. SOTIROVIĆ

Traduit par Fabio, relu par Hervé et Marcel pour le Saker Francophone

Notes

  1. Le terme de superpuissance fut inventé à l’origine par William Fox en 1944, pour qui un tel État doit posséder une grande puissance suivie d’une grande réactivité du pouvoir. À l’époque, il soutenait qu’il n’y avait que trois États super-puissants dans le monde : les États-Unis, l’URSS et le Royaume-Uni (les « trois grands »). En tant que tels, ils ont fixé les conditions de la reddition de l’Allemagne nazie, ont joué un rôle central dans la création de l’ONU et ont été les principaux responsables de la sécurité internationale immédiatement après la Seconde Guerre mondiale (Martin Griffiths, Terry O’Callaghan, Steven C. Roach, Relations internationales : The Key Concepts, deuxième édition, Londres-New York, Routledge, Taylor & Francis Group, 2008, 305)
  2. La Chine, avec son énorme potentiel économique et humain, suivi de sa capacité militaire croissante, va bientôt devenir la plus influente des GP dans la politique mondiale, dépassant le rôle d’une seule hyperpuissance, les États-Unis. Le XXIe siècle est déjà un siècle chinois, mais pas américain comme le XXe siècle.
  3. Richard W. Mansbach, Kirsten L. Taylor, Introduction to Global Politics, Seconde édition, London−New York: Routledge, 2012, 577.
  4. Israël est la seule exception à cette définition car cet État a pour « Cisjordanie » les États-Unis. En d’autres termes, lorsque nous parlons des États-Unis dans les relations internationales, nous parlons de facto d’Israël et du lobby sioniste aux États-Unis.
  5. L’Union européenne, avec son moteur central, l’axe franco-allemand, est devenue une nouvelle GP dans la politique mondiale. Par conséquent, les États-Unis ne sont plus en mesure de dicter et de mettre en œuvre des politiques mondiales comme à l’époque de la guerre froide. Après la création de l’UE, l’administration américaine cherche à mener une action multilatérale avec l’UE dans plusieurs zones de conflit en Europe, comme l’ex-Yougoslavie ou l’Ukraine.
  6. Aujourd’hui, le statut officiel de GP est accordé aux États-Unis, à la Russie, à la Chine, à la France et à la Grande-Bretagne, tandis que le statut de moyenne puissance est accordé au Canada, à l’Italie, au Brésil, au Japon, à l’Allemagne, à l’Argentine, à la Turquie, à l’Inde et/ou à l’Iran. Cependant, si l’on considère les États-Unis comme une Cisjordanie d’Israël, ce dernier est la seule superpuissance au monde
  7. Richard W. Mansbach, Kirsten L. Taylor, Introduction to Global Politics, Seconde édition, London−New York: Routledge, 2012, 578.
  8. Le produit intérieur brut (PIB) est la somme totale des biens et services produits par un État au cours d’une année donnée, à l’exclusion des biens et services produits à l’étranger par des particuliers ou des entreprises du pays. Le produit national brut (PNB) est la valeur totale de tous les biens et services produits par un pays au cours d’une année, que ce soit à l’intérieur des frontières de l’État ou à l’étranger. Le revenu national brut (RNB) mesure la valeur marchande des biens et services produits au cours d’une certaine période (généralement au cours d’une année civile) et fournit une estimation de la production agricole, industrielle et commerciale totale d’un État.
  9. Martin Griffiths, Terry O’Callaghan, Steven C. Roach, Relations internationales : The Key Concepts, deuxième édition, Londres-New York, Routledge, Taylor & Francis Group, 2008, 134-135 ; Andrew Heywood, Global Politics, Londres-New York : Palgrave Macmillan, 2011, 7. Sur les GP, voir plus dans (Paul M. Kennedy, The Rise and Fall of the Great Powers, Lexington, Mass. : Lexington Books, 1987). Sur le rôle historique des GP dans les relations internationales, voir dans (Bear F. Braumoeller, The Great Powers and the International System : Systemic Theory in Empirical Perspective, New York : Cambridge University Press, 2012).
  10. Toutefois, leur statut économique le plus solide est garanti par la combinaison de plusieurs facteurs interdépendants : 1. leur grande population, 2. la richesse de leurs ressources naturelles, 3. la technologie la plus avancée, et 4. une main-d’œuvre hautement qualifiée (Joshua S. Goldstein, International Relations, Fifth Edition, New York : Longman, 2003, 95).
  11. Dans l’Antiquité, les deux exemples les plus marquants d’alliances client-système ont été l’Alliance dirigée par Athènes et celle dirigée par Sparte. Ces deux alliances politico-militaires ont mené à la guerre du Péloponnèse de 431 à 404 et à la victoire finale de Sparte, avec le soutien crucial de la Perse (Alan Isaacs et al (eds.), Oxford Dictionary of World History, Oxford-New York : 2001, 486). Dans l’histoire contemporaine, les deux alliances officielles les plus importantes pour dominer la scène de la sécurité internationale ont été l’OTAN dirigée par les États-Unis (1949) et le Pacte de Varsovie dirigé par l’URSS (1955) pendant la guerre froide. L’OTAN était une expression claire de l’impérialisme mondial américain de l’après-guerre, lorsque les États-Unis avaient « plus de 300 000 soldats en Europe, avec des avions, des chars et d’autres équipements avancés » (Joshua S. Goldstein, International Relations, cinquième édition, New York : Longman, 2003, 105). Son rôle impérialiste s’est poursuivi après la dissolution du Pacte de Varsovie en 1991 et la fin officielle, mais non essentielle, de la guerre froide.
  12. Steven L. Spiegel et al, World Politics in a New Era, Third Edition, Belmont, CA: Wadsworth/Thomson Learning, 2004, 696.
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