Les États du Golfe contemplent avec angoisse un Moyen-Orient découpé et divisé par la “nouvelle guerre froide”


Si les dirigeants de Téhéran décident qu’un accord est dans leur intérêt alors, et alors seulement, les États-Unis pourront remonter à bord.


Par Alastair Crooke – Le 27 février 2022 – Source Al Mayadeen

À l’heure où nous écrivons ces lignes, nous ne savons pas encore si les négociations nucléaires de Vienne aboutiront à un accord permettant aux États-Unis et à l’Iran de se conformer à nouveau au JCPOA, ou non. L’administration Biden est arrivée à la Maison Blanche avec l’intention expresse de réintégrer le JCPOA. Mais cela s’est avéré beaucoup moins facile à réaliser que ce que l’équipe Biden avait initialement prévu, le principal obstacle étant la position ferme de l’Iran (plutôt que – cette fois – l’ingérence israélienne) : si les dirigeants de Téhéran décident qu’un accord est dans leur intérêt alors, et alors seulement, les États-Unis seront en mesure de remonter à bord.

Ce qui est frappant, c’est la résignation muette émanant de “Tel Aviv” . En réalité, Bennett n’aurait pas pu faire grand-chose pour faire changer d’avis les États-Unis. Après tout, c’est “Israël” (alors sous la direction du Premier ministre Netanyahou) qui a commis ce qui est aujourd’hui presque universellement reconnu par l’establishment israélien de la sécurité comme une erreur stratégique en persuadant Trump de quitter le JCPOA. La réponse de Bennett a consisté à minimiser l’impact d’un “accord” avec sa population, car le programme nucléaire iranien se poursuivra, quoi qu’il arrive. Il peut aller plus vite ou plus lentement, mais pour Téhéran, il s’agira de jongler avec les différents avantages, et ce quelle que soit l’issue.

Si un accord est conclu, l’Iran bénéficiera d’avantages économiques (liés à la levée des sanctions), mais si aucun accord n’est conclu, l’Iran bénéficiera d’autres avantages économiques découlant de la volonté de l’axe russo-chinois d’intégrer la Communauté économique de l’Asie de l’Est et l’Initiative pour la Nouvelle route de la soie (BRI) dans une puissance économique à l’échelle du continent.

L’Iran fait déjà partie de l’équipe Russie-Chine : Téhéran doit donc comparer les “pommes” de la levée des sanctions aux “oranges” attendues de l’énorme projet d’intégration du cœur du continent. En bref, l’Iran, ces jours-ci, peut se permettre d’être pointilleux.

Alors, que peut faire un gouvernement israélien frustré et méfiant si l’Iran devient une superpuissance régionale de toute façon ? Réponse : “serrer fort Washington” , et ne pas répéter l’erreur de Netanyahou en s’alignant sur le mauvais côté d’un parti Démocrate plutôt progressiste et radical. L’aile radicale est relativement petite, mais leur base woke engagée contre le racisme et la discrimination systémique de certains groupes identitaires représente clairement un danger à long terme pour “Israël” – un risque qui ne fera que croître.

Bien qu’il s’agisse d’un sujet dont on parle moins à voix haute, “Israël” se trouve également au bord du précipice que constituent les développements centrés sur la déclaration historique à Pékin de la Russie et de la Chine, qui impose un point d’inflexion aux relations internationales : une nouvelle ère, dans laquelle la Russie et la Chine sont en phase “sur les problèmes mondiaux les plus importants” , avec un accent particulier sur les questions de sécurité, est en train de voir le jour.

Cela implique une rupture avec l’Occident et la séparation concomitante du globe en deux sphères distinctes : les États qui suivent la vision russo-chinoise s’inspirent de leurs propres civilisations et processus politiques. Dans leur déclaration, la Chine et la Russie se sont engagées à créer un cœur asiatique intégré et cohérent, s’étendant de l’Europe à l’Asie de l’Est (y compris des parties de l’Arctique).

Selon les présidents Poutine et Xi, cet objectif sera atteint soit par le dialogue (que les États-Unis et l’OTAN ont refusé d’inclure dans leurs principes fondamentaux de sécurité), soit par une escalade de la douleur (des mesures technico-militaires) jusqu’à ce que l’une ou l’autre des parties cède. Bien entendu, Washington ne croit pas que Xi et Poutine puissent penser ce qu’ils disent, et ils pensent que, de toute façon, l’Occident a la prééminence et peut imposer l’escalade de la douleur.

Il s’agit d’une manœuvre de l’Axe bien calculée, qui repose sur une stratégie claire et qui s’accompagne d’une forte volonté de faire tout ce qu’il faut – que ce soit sur le plan économique ou militaire – pour parvenir à modifier l’“ordre mondial” actuel dominé par les États-Unis. Il s’agira donc probablement d’une lutte de longue haleine. L’UE parle déjà de l’annulation de Nord Stream 2, et Ursula von der Leyen (présidente du Conseil) déclare qu’une “nouvelle guerre froide est là” .

D’une manière ou d’une autre, cela entraînera également des conséquences considérables pour “Israël” et le Moyen-Orient. Fini les compromis : Êtes-vous du côté des “penseurs d’autrefois” , qui s’imaginent plus intelligents que quiconque sur la planète (comme les décrivent les Chinois) ? Ou bien suivez-vous la vision alternative d’une Asie intégrée fondée sur la souveraineté de chaque pays et la spécificité politique ? C’est le moment de se décider.

Certains n’auront guère de mal à choisir. “Israël” a déjà fait son choix : il se tourne vers Biden. Il n’est pas surprenant qu’il utilise ce schisme stratégique à venir pour faire main basse sur les protégés arabes évidents de Washington qui s’inquiètent déjà de leur sécurité future, tandis que la nouvelle équipe Russie-Chine qui s’est affirmée politiquement prend forme dans la région. Où pourrait aller Bahreïn, si ce n’est derrière les jupes de “Tel Aviv” ?

Bennett présente ce remaniement diplomatique comme un nouveau chapitre de l’empressement des États sunnites à normaliser leurs relations avec “Israël” . Il ne pouvait pas dire autre chose. La réalité, cependant, est différente. Ils ont peur ; les États du Golfe peuvent deviner que la Syrie, l’Irak et le Liban (avec l’Iran) pourraient rejoindre l’axe Russie-Chine, fracturant à nouveau le monde sunnite et diminuant le poids politique des États du Golfe. Ils savent que se ranger du côté d’“Israël” et des États-Unis dans le conflit à venir les expose à un risque militaire (comme celui qu’ont récemment connu les EAU). Mais ont-ils le choix ?

Dans cette optique, la menace de Bennett selon laquelle nous [“Israël”] avançons vers vous sur tous les fronts – “Vous [les Iraniens et leurs proxies] vous alignez autour des frontières d’Israël… mais nous nous installons également le long de vos frontières” – sonne exagérée et creuse.

Alastair Crooke

Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker Francophone

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