L’Empire divise le monde orthodoxe – les conséquences possibles



2015-09-15_13h17_31-150x112Par le Saker – Le 19 octobre 2018 – Source The Saker

Dans de précédents articles sur ce thème, j’ai essayé de situer le contexte et d’expliquer pourquoi la plupart des Églises orthodoxes sont encore utilisées comme des pions dans des machinations purement politiques et comment la plupart des commentateurs qui discutent de ces questions aujourd’hui utilisent des mots et des concepts d’une manière totalement tordue, laïque et non chrétienne (ce qui est à peu près aussi absurde que de parler de médecine en recourant à une terminologie vague, incomprise et généralement non médicale).

J’ai aussi écrit des articles qui tentaient d’expliquer comment le concept d’« Église » est totalement mal compris de nos jours et combien de nombreuses Églises orthodoxes ont perdu leur mentalité patristique originale. Enfin, j’ai essayé de montrer les racines spirituelles anciennes de la russophobie moderne et comment l’Empire anglosioniste pourrait tenter de sauver le régime ukronazi de Kiev en provoquant une crise religieuse en Ukraine. J’espère que ces articles offriront un contexte utile pour évaluer et discuter de la crise actuelle entre le Patriarcat de Constantinople et le Patriarcat de Moscou.

Mon intention aujourd’hui est d’envisager la crise en cours d’un point de vue plus « moderne » et d’essayer d’évaluer quelles pourraient être les conséquences politiques et sociales des derniers développements à court et moyen terme. Je commencerai par un bref résumé.

Résumé du contexte actuel

Le Patriarcat de Constantinople a décidé de :

  1. Déclarer que le Patriarche de Constantinople a le droit d’accorder unilatéralement l’autocéphalie (la pleine indépendance) à toute autre Église, sans consulter les autres Églises orthodoxes.
  2. Annuler la décision du Patriarche de Constantinople Dionysios IV de 1686 de transférer la Métropole de Kiev (juridiction religieuse supervisée par un métropolite) au Patriarcat de Moscou (une décision qu’aucun patriarche de Constantinople n’a contestée pendant trois siècles !).
  3. Lever l’anathème prononcé contre le « Patriarche » filaret Denisenko par le Patriarcat de Moscou (en dépit du fait que la seule autorité qui peut lever un anathème est celui qui l’a prononcé au départ).
  4. Reconnaître comme légitime la soi-disant « Église orthodoxe ukrainienne – Patriarcat de Kiev », qu’il avait précédemment déclarée illégitime et schismatique.
  5. Accorder la grande autocéphalie totale à une future (et encore à définir) « Église orthodoxe ukrainienne unie ».

La plupart des gens se focalisent naturellement sur ce dernier élément, mais c’est peut-être une erreur parce qu’accorder illégalement l’autocéphalie à un mélange de pseudo-Églises nationalistes est très certainement une mauvaise décision, agir comme une sorte de « pape orthodoxe » et réclamer des droits qui n’appartiennent qu’à l’Église entière est vraiment une erreur historique. Non seulement cela, mais cette erreur oblige maintenant toutes les chrétiens orthodoxes à accepter cela comme un fait accompli et à se soumettre à la mégalomanie de l’« l’ortho-pape » du Phanar [un vieux quartier d’Istanbul, NdT] ou à rejeter cet acte unilatéral et totalement illégal ou encore à entrer en opposition ouverte. Ce n’est pas la première fois qu’une telle situation se produit dans l’histoire de l’Église. J’utiliserai un parallèle historique pour défendre cet argument.

Le contexte historique

L’Église de Rome et le reste du monde chrétien allaient déjà vers l’affrontement depuis plusieurs siècles avant la célèbre date de 1054, lorsque Rome s’est séparée du monde chrétien. Alors que pendant des siècles Rome avait été le bastion le plus solide de la résistance contre les innovations et les hérésies, l’influence des Francs dans l’Église de Rome a finalement débouché (après de nombreux zig-zags à ce sujet) sur une décision vraiment désastreuse d’ajouter un seul mot (filioque « et le fils » en latin) au Symbole de la Foi (le Credo en latin). Ce qui a encore aggravé cette décision a été le fait que le Pape de Rome a également déclaré qu’il avait le droit d’imposer cet ajout à toutes les autres Églises chrétiennes, sans discussion ou approbation conciliaire. On a dit souvent que la question du filioque est « obscure » et largement sans importance, mais ce n’est que le reflet de l’analphabétisme théologique de ceux qui font ces déclarations puisque, en réalité, l’ajout du filioque renverse totalement les dogmes trinitaires et christologiques les plus cruciaux et importants du christianisme. Mais ce qui est vrai, c’est que la tentative d’imposer unilatéralement cette hérésie au reste du monde chrétien était au moins aussi offensante et, vraiment, aussi sacrilège que le filioque lui-même parce qu’elle ébranlait la nature même de l’Église. En effet, le Symbole de la Foi définit l’Église comme « catholique » (Εἰς μίαν, Ἁγίαν, Καθολικὴν καὶ Ἀποστολικὴν Ἐκκλησίαν), ce qui ne veut pas seulement dire « universelle » mais également « totale » ou « globale ». En termes ecclésiologiques, cette « universalité » se manifeste de deux manières fondamentales.

Premièrement, toutes les Églises sont égales, il n’y a pas de Pape, pas de « siège historique » accordant une primauté, exactement comme tous les Apôtres du Christ et tous les évêques orthodoxes sont égaux ; le chef de l’Église est le Christ lui-même, et l’Église est son Corps mystique rempli de l’Esprit saint. Oh je sais, dire que le Saint-Esprit remplit l’Église est considéré comme absolument ridicule dans notre XXIe siècle post-chrétien, mais lisez ces mots du Livre des Actes : « Car il a semblé bon au Saint-Esprit et à nous ». Ils montrent clairement que les membres du Concile apostolique de Jérusalem croyaient et proclamaient que leurs décisions étaient guidées par le Saint-Esprit. Quiconque croit encore cela verra immédiatement que l’Église n’a pas besoin de « vicaire du Christ » ni d’aucun « représentant terrestre » pour agir au nom du Christ en Son absence. En fait, le Christ lui-même nous l’a clairement dit : « Et voici, je suis avec vous tous les jours, jusqu’à la fin du monde. Amen. » (Matt 28:20). Si une Église a besoin d’un « vicaire », alors le Christ et le Saint-Esprit ne sont à l’évidence pas présents dans cette Église. CQFD.

Deuxièmement, les décisions cruciales, les décisions qui affectent l’Église entière ne sont prises que par un concile de toute l’Église et pas unilatéralement par un seul homme ou une seule Église. Ce sont vraiment les bases de ce qu’on pourrait appeler « l’ecclésiologie chrétienne traditionnelle 101 » et la violation flagrante de ce dogme ecclésiologique essentiel par la papauté en 1054 a été autant une cause du schisme historique entre l’Orient et l’Occident (en réalité entre Rome et le reste de la chrétienté) que l’innovation du filioque.

Je m’empresse d’ajouter qu’alors que les Papes étaient les premiers à revendiquer pour eux-mêmes une autorité conférée uniquement à l’Église entière, ils n’étaient pas les seuls (d’ailleurs c’est une très bonne définition du terme « papauté » : l’attribution à un homme de toutes les caractéristiques propres à l’Église tout entière). Au début du XXe siècle, les Églises orthodoxes de Constantinople ; d’Albanie ; d’Alexandrie ; d’Antioche ; de Bulgarie ; de Chypre ; de Grèce ; de Pologne et de Roumanie se sont réunies et, sous l’influence directe de puissantes loges maçonniques, elles ont décidé d’adopter le calendrier papal grégorien (du nom du Pape Grégoire XIII après le XVIe siècle). C’était en 1923, alors que toute l’Église orthodoxe russe avait été littéralement crucifiée sur le Golgotha moderne du régime bolchevique, mais cela n’a pas empêché ces Églises d’appeler leur union « panorthodoxe ». Le fait que les Russes, les Serbes, les Géorgiens, l’Église de Jérusalem et la Montagne sainte (c’est-à-dire le Mont Athos) aient rejeté cette innovation ne les a pas arrêtés non plus. Quant au calendrier papal, les innovateurs l’ont « pieusement » rebaptisé « Julien amélioré » et autre euphémisme du genre pour dissimuler la véritable intention derrière tout cela.

Enfin, même le fait que cette décision ait provoqué une vague de scissions à l’intérieur de leurs propres Églises ne les a pas incités à la reconsidérer ou, encore moins, à se repentir. Le professeur C. Troitsky avait absolument raison lorsqu’il a écrit qu’« il ne fait aucun doute que les futurs historiens de l’Église orthodoxe seront forcés d’admettre que le Congrès de 1923 était le plus triste événement de la vie de l’Église au XXe siècle » (pour plus de détails sur cette tragédie, voir ici, ici et ici). Là encore, un homme, le Patriarche œcuménique Mélèce IV (Metaxakis), a essayé de « jouer au pape » et ses actes ont provoqué un bouleversement énorme qui a dévasté tout le monde orthodoxe.

Plus récemment, le Patriarche de Constantinople a tenté, une fois de plus, de convoquer ce qu’il aurait voulu être un « Concile œcuménique » orthodoxe sous son autorité personnelle lorsqu’en 2016 (un autre) concile « panorthodoxe » a été convoqué sur l’île de Crète, auquel ont participé les Églises d’Alexandrie ; de Jérusalem ; de Serbie ; de Roumanie ; de Chypre ; de Grèce ; de Pologne ; d’Albanie ; de la Tchéquie et de la Slovaquie. Les Églises de Russie, Bulgarie, Géorgie et Antioche ont refusé d’y assister (l’Église orthodoxe américaine (OCA) n’était pas invitée). La plupart des observateurs ont convenu que le Patriarcat de Moscou avait joué un rôle déterminant dans l’affaiblissement de ce qui était clairement un concile de « brigands » qui aurait introduit des innovations importantes (et totalement non-orthodoxes). Le Patriarche de Constantinople n’a jamais pardonné aux Russes d’avoir torpillé son concile « œcuménique ».

Certains ont peut-être noté qu’une majorité d’Églises locales ont assisté aux deux conciles prétendûment « panorthodoxes », celui de 1923 et celui de 2016. Une telle observation peut être très importante dans un contexte catholique romain ou protestant, mais dans le contexte orthodoxe, elle n’a absolument aucun sens pour les raisons suivantes.

Le contexte théologique

Il y a eu beaucoup de conciles « escrocs » (c’est-à-dire de faux conciles, illégitimes) dans l’histoire de l’Église, auxquels assistaient même la plupart des Églises ; dans cet article, j’ai parlé de la vie de saint Maxime le Confesseur (que vous trouvez intégralement ici) comme un parfait exemple de comment une seule personne (même pas un prêtre !) peut défendre le vrai christianisme contre ce qui pouvait apparaître à l’époque comme le nombre écrasant d’évêques représentant l’Église entière. Mais, comme toujours, ces faux évêques ont été finalement dénoncés et la vérité de l’orthodoxie a prévalu.

De même, la fausse Union de Florence, où tous les délégués grecs ont signé leur union avec les hérétiques latins, et où seul un évêque a refusé de le faire (saint Marc d’Éphèse), et le Pape latin s’est écrié avec désespoir : « Et donc nous n’avons rien accompli ! » Il avait totalement raison – cette union a été rejetée par le « corps » de l’Église et les noms des apostats qui l’ont signé resteront à jamais dans l’infamie. Je pourrais multiplier les exemples, mais ce qui est essentiel ici, c’est de comprendre que les majorités, les grands nombres ou, plus encore, le soutien d’autorités séculières n’ont absolument aucun sens dans la théologie chrétienne et dans l’histoire de l’Église. Et qu’avec le temps, tous les évêques qui avaient assisté à ces faux conciles sont toujours finalement dénoncés et que la vérité orthodoxe est toujours proclamée. Il est particulièrement important de garder cela à l’esprit dans les périodes de persécution ou d’ingérence brutale par les autorités séculières, parce que même lorsqu’elles semblent avoir gagné, leur victoire est toujours éphémère.

J’ajouterais que l’Église orthodoxe russe n’est pas seulement « l’une des nombreuses » Églises orthodoxes locales. Non seulement l’Église orthodoxe russe est de loin la plus grande au monde, mais Moscou était autrefois ce qu’on appelait la « Troisième Rome », ce qui donne au Patriarcat moscovite beaucoup de prestige et donc d’influence. En termes laïques de prestige et de « crédit public », le fait que les Russes n’aient pas participé aux congrès de 1923 et de 2016 est un coup bien plus grand porté à ses organisateurs que si, par exemple, les Roumains l’avaient boycotté. Ce n’est peut-être pas important pour Dieu ou pour des chrétiens vraiment pieux, mais je vous assure que c’est absolument crucial pour le « Pape oriental » du Phanar…

Qui est vraiment derrière cette dernière attaque contre l’Église ?

Commençons par énoncer l’évidence : malgré tous ses nobles titres (« Sa très divine Sainteté l’archevêque de Constantinople, Nouvelle Rome, et Patriarche œcuménique », pas moins !), le Patriarche de Constantinople (bon, du Phanar, en réalité) n’est rien d’autre qu’un pantin dans les mains de l’Empire anglosioniste. Un pantin ambitieux et vain, assurément, mais un pantin quand même. Imaginer que l’Uber perdant Porochenko pourrait le convaincre de choisir de mener un combat majeur avec le Patriarcat de Moscou est absolument risible et tout à fait ridicule. Certains relèvent que le Patriarcat de Constantinople est un fonctionnaire turc. C’est techniquement vrai, mais cela n’indique pas qu’Erdogan soit à l’origine de cette mesure : actuellement, il a tellement besoin de la Russie sur tant de plans qu’il ne gagne rien et risque de perdre beaucoup en s’aliénant Moscou. Non, le vrai auteur de toute cette opération est l’Empire anglosioniste et, bien sûr, la papauté (qui a toujours tenté de créer une « Ukraine nettoyée de l’orthodoxie » depuis la « Croisade d’Orient » et les « Croisades nordiques » des Papes Innocent III et Grégoire IX jusqu’à l’Ukraine nazie de Bandera – voir ici pour les détails).

Pourquoi l’Empire pousserait-il à un tel changement ? Nous trouvons ici un mélange de raisons mineures et d’autres, géostratégiques, plus importantes. D’abord les mineures : elles vont du réflexe viscéral d’impuissance habituel à faire quelque chose, n’importe quoi, pour atteindre la Russie afin de plaire aux émigrés ukronazis aux États-Unis et au Canada. Les raisons géostratégiques vont du désir de sauver le régime ukronazi très impopulaire de Kiev à celui de faire éclater le monde orthodoxe, affaiblissant ainsi le pouvoir discret et l’influence russes. Ce type de « logique » témoigne d’une incompréhension fondamentale du monde orthodoxe d’aujourd’hui. Voici pourquoi.

Le niveau général d’éducation religieuse des chrétiens orthodoxes est probablement bien représenté par la fameuse courbe de Bell : certains sont vraiment totalement ignorants, la plupart connaissent un peu et quelques-uns en savent beaucoup. Tant que les choses étaient raisonnablement paisibles, tous ces chrétiens orthodoxes pouvaient mener leur vie quotidienne sans se soucier de la situation d’ensemble. C’est également vrai pour de nombreuses Églises et évêques orthodoxes. La plupart des gens aiment les superbes rites (les chants, les coupoles dorées, les belles architectures et les sites historiques) qui se mêlent à une bonne vieille superstition (poser une bougie avant une réunion d’affaires ou jouer à la loterie) – la nature humaine est comme ça et, hélas, la plupart des chrétiens orthodoxes ne sont pas différents, même si leur vocation est « de ne pas être de ce monde ». Mais aujourd’hui, cette image apparemment paisible a été gravement perturbée par le Patriarche de Constantinople, dont les actes violent de manière si flagrante et si grave les canons et les traditions de base de l’Église qu’ils contraignent chaque chrétien orthodoxe, en particulier les évêques, à rompre le silence et à prendre position : suis-je avec Moscou ou avec Constantinople ?

Bien sûr, au début, beaucoup (la plupart) de chrétiens orthodoxes, y compris de nombreux évêques, essaieront de détourner les yeux ou se limiteront à de vagues expressions de « regret » mêlées à des appels à « l’unité ». On trouve déjà un bon exemple de genre de langage tiède et mou ici. Mais ce genre de lavage de mains à la Pilate (« ce n’est pas mon affaire », en langage moderne) n’est pas soutenable et voici pourquoi : dans l’ecclésiologie orthodoxe, on ne peut pas construire des « triangles eucharistiques brisés ». Si A n’est pas en communion avec B, alors C ne peut pas être en communion avec A et B en même temps. C’est vraiment un choix binaire « ou bien ou bien ». Au moins en théorie (en réalité, ces « triangles brisés » ont existé, en dernier lieu entre les anciennes ROCA/ROCOR, l’Église serbe et le Patriarcat de Moscou, mais ils ne durent pas, comme les événements des années 2000 à 2007 l’ont confirmé pour les ROCA/ROCOR). Pourtant, il ne fait aucun doute que certains (beaucoup ?) essaieront de rester en communion à la fois avec le Patriarcat de Moscou et celui de Constantinople, mais cela deviendra de plus en plus difficile au fil des mois. Dans certains cas spécifiques, une telle décision sera vraiment dramatique, je pense en particulier aux monastères du Mont Athos.

Aparté
Plus cyniquement, je note que le Patriarche de Constantinople a ouvert aujourd’hui une vraie boîte de Pandore que tout mouvement séparatiste dans un pays orthodoxe pourra utiliser pour exiger sa propre « autocéphalie », ce qui menacera l’unité de la plupart des Églises orthodoxes dans le monde. Si tout ce qu’il faut pour devenir « autocéphale », est de déclencher une sorte de soulèvement nationaliste, alors imaginez combien d’« Églises » vont demander la même autocéphalie que les Ukronazis aujourd’hui ! Que l’ehtnophylétisme soit une hérésie condamnée n’en arrêtera aucune. Après tout, si elle est assez bonne pour le Patriarche « œcuménique », c’est sûr qu’elle est assez bonne pour tous les nationalistes pseudo-orthodoxes !

Ce que veut l’Empire anglosioniste, c’est de forcer chaque chrétien orthodoxe et chaque Église orthodoxe de choisir entre Moscou ou Constantinople. Ce choix aura des conséquences spirituelles évidentes, mais il aura également des suites politiques et sociales profondes qui, je crois, ont totalement échappé à l’Empire.

Le Patriarcat de Moscou contre le Patriarcat de Constantinople – une analyse sociologique et politique

Permettez-moi de dire clairement que je ne suis pas en train de comparer et d’opposer le Patriarcat de Moscou (PM) et celui de Constantinople (PC) d’un point de vue spirituel, théologique ou même ecclésiologique. Je les comparerai et opposerai ici d’un point de vue strictement sociologique et politique. Les différences sont vraiment profondes.

Patriarcat de Moscou Patriarcat de Constantinople
Taille réelle Très grande Petite
Moyens financiers Très importants Faibles
Dépendance à l’égard du soutien de l’Empire et de ses diverses entités Limitée Totale
Relations avec le Vatican Limitées, principalement à cause de très forts sentiments antipapistes dans la population Soutien mutuel et alliance de facto
Point de vue de la majorité des membres Conservatrice Moderniste
Niveau de soutien de la majorité des membres Fort Tiède
Préoccupation de la majorité des membres pour les règles, canons et traditions de l’Église Moyenne et sélective Basse
Dissidence interne Pratiquement éliminée (ROCA) Forte (Montagne sainte, Vieux calendaristes)

Vous pouvez immédiatement déduire du tableau ci-dessus que le seul « avantage » comparatif du PC est qu’il a le plein soutien de l’Empire anglosioniste et du Vatican. Pour toutes les autres mesures de puissance, le PM « fusille » le PC.

Or, dans l’Ukraine occupée par les Ukronazis, ce soutien de l’Empire et du Vatican (par leurs Uniates) confère en effet un immense avantage au PC et à ses « Églises » ukronazies pseudo-orthodoxes. Et bien que Porochenko ait promis qu’aucune violence ne serait utilisée contre les paroisses du PM en Ukraine, nous nous souvenons tous que c’est lui qui a promis d’arrêter la guerre contre le Donbass. Donc pourquoi prêter la moindre attention à ce qu’il dit ?

Les diplomates et les analystes américains sont peut-être assez ignorants pour croire les promesses de Porochenko, mais si c’est le cas, alors ils ne se rendent pas compte que Porochenko a très peu de contrôle sur les mobilisations pures et dures de nazis comme celle que nous avons vue dimanche dernier à Kiev. La réalité est très différente : la relation de Porochenko avec les nazis purs et durs en Ukraine est en gros similaire à celle de la Maison des Saoud avec les différentes succursales d’al-Qaïda en Arabie saoudite : ils essaient à la foi de les apaiser et de les contrôler, mais pour finir, ils échouent chaque fois. L’agenda politique en Ukraine est fixé par les nazis de bonne foi, exactement comme il est fixé en Arabie saoudite par les différentes sortes d’al-Qaïda. Porochenko et MBS ne sont que des nains impuissants à monter sur les épaules de diables beaucoup plus puissants.

Malheureusement, et comme toujours, ceux qui sont le plus en danger sont les simples fidèles qui résisteront à toutes les tentatives des escadrons de la mort des Ukronazis de s’emparer de leurs églises et d’expulser leurs prêtres. Je ne m’attends pas à ce que cela débouche sur une guerre civile, dans le sens habituel du terme, mais je m’attends à de très nombreuses atrocités semblables à celles qui ont eu lieu pendant le massacre d’Odessa en 2014, lorsque les Ukronazis ont brûlé vifs des gens (et ont tiré sur ceux qui cherchaient à s’échapper). Une fois que ces massacres auront commencé, il sera très, très difficile pour l’Empire de les blanchir ou de tout faire porter à « l’ingérence russe ». Mais surtout, comme l’écrivain chrétien certes controversé) Tertullien l’a relevé déjà au IIe siècle, « le sang des martyrs est la semence de l’Église ». On peut être sûr que le massacre de chrétiens innocents en Ukraine provoquera un renforcement de la conscience orthodoxe, non seulement en Ukraine mais aussi dans le reste du monde, en particulier au sein de ceux qui sont actuellement « neutres », comme on dit, entre le genre d’orthodoxie conservatrice proclamée par le PM et le genre de pseudo-orthodoxie molle, de « décaf » tiède, incarné par le Patriarcat de Constantinople. Après tout, c’est une chose de changer le calendrier de l’Église ou de faire des câlins et des baisers aux Papes et c’est une toute autre chose de bénir des escadrons de la mort nazis pour persécuter les chrétiens orthodoxes.

En résumé, je dirais que par ses actes, le Patriarche de Constantinople oblige aujourd’hui le monde orthodoxe dans son ensemble à faire un choix entre deux sortes d’« orthodoxies » très différentes. Quant à l’Empire, il commet une erreur majeure en créant une situation qui va polariser encore plus fortement une situation politique déjà volatile en Ukraine.

Il y a, au moins potentiellement, une autre conséquence possible de ces développements, qui n’est presque jamais discutée : son influence au sein du Patriarcat de Moscou.

L’influence éventuelle de ces développements au sein du Patriarcat de Moscou

Sans entrer dans les détails, je dirai seulement que le Patriarcat de Moscou est une entité très diverse dans laquelle coexistent des « courants » assez différents. Dans la politique russe, je parle souvent des intégrationnistes atlantiques et des souverainistes eurasiatiques. Il existe quelque chose d’assez similaire dans le PM, mais j’utiliserais des termes différents. Un camp est celui que j’appellerai les « œcuménistes pro-occidentaux » et l’autre les « conservateurs anti-occidentaux ». Depuis l’arrivée au pouvoir de Poutine, les œcuménistes pro-occidentaux ont perdu de leur influence, principalement parce que la majorité des membres ordinaires de la base du PM soutiennent fermement le mouvement des conservateurs anti-occidentaux (évêques, prêtres, théologiens). La haine féroce et la peur à l’égard de tout ce qui est russe, en Occident, combinée au soutien total de tout ce qui est antirusse (y compris les takfiris et les nazis) a aussi eu un effet ici, et très peu de gens en Russie veulent que le modèle civilisationnel de Conchita Wurst, de John McCain et du Pape François influence l’avenir de la Russie. Le mot « œcuménisme », comme le mot « démocratie », est devenu un mot de quatre lettres en Russie, signifiant à peu près « capitulation » ou « prostitution ». Ce qui est intéressant, c’est que de nombreux évêques du Patriarcat de Moscou qui étaient déchirés, dans le passé, entre la pression conservatrice de leur propre clan et leurs propres tendances « œcuméniques » et « démocratiques » (mieux incarnées par le Patriarche de Constantinople) ont maintenant choisi le modèle conservateur (à commencer par le Patriarche Kirill qui, dans le passé, était tout à fait favorable au soi-disant « dialogue œcuménique d’amour » avec les catholiques romains).

Maintenant que le PM et le PC ont rompu les liens qui les unissaient auparavant, tous deux sont libres de poursuivre leurs inclinations naturelles, pour ainsi dire. Le PC peut devenir une sorte de « papauté de rite oriental » et se prélasser dans une lune de miel sans entraves avec l’Empire et le Vatican, tandis que le PM n’aura plus aucune raison de prêter attention aux futures offres de rapprochement émanant de l’Empire ou du Vatican (ces deux-là travaillent toujours main dans la main). Pour la Russie, c’est une très bonne évolution.

Qu’on ne s’y trompe pas, ce qu’a fait l’Empire en Ukraine est un nouveau coup grave et tragique contre le peuple d’Ukraine qui souffre depuis longtemps. Dans ses conséquences cruelles et tragiques, c’est presque comparable à l’occupation de ces terres par la Papauté via ses agents polonais et lituaniens. Mais Dieu a la capacité de transformer même la pire horreur en quelque chose qui, à la fin, renforcera Son Église.

La Russie en général, et le Patriarcat de Moscou en particulier, sont dans une phase de transition à de multiples niveaux et nous ne pouvons pas surestimer l’influence qu’aura l’hostilité de l’Occident sur tous les fronts, y compris spirituels, sur la conscience future du peuple russe et orthodoxe. Les années 1990 ont été des années de confusion et d’ignorance totales, non seulement pour la Russie d’ailleurs, mais la première décennie du nouveau millénaire s’est avérée une révélation très pénible, mais aussi très nécessaire, pour ceux qui avaient naïvement cru que l’ennemi de l’Occident était le seul communisme, et non la Russie en tant que modèle civilisationnel.

Dans leur ignorance et leur stupidité infinies, les dirigeants de l’Empire ont toujours agi uniquement à court terme et ils n’ont jamais pris la peine de réfléchir aux effets à moyen et long terme des effets de leurs actes. C’est aussi vrai pour la Russie que ça l’est pour l’Irak ou les Balkans. Lorsque les choses, finalement et inévitablement, vont très mal, ils seront sincèrement stupéfaits et se demanderont pourquoi tout s’est mal passé. À la fin, ils accuseront « l’autre type ».

Il ne fait aucun doute, à mon sens, que la dernière manœuvre de l’Empire anglosioniste en Ukraine produira une sorte de « victoire » confortable et à court terme (peremoga en ukrainien) qui sera suivie d’une défaite humiliante (zrada en ukrainien). Elle aura de profondes conséquences pendant plusieurs décennies à venir et elle remodèlera profondément le monde orthodoxe actuel. En théorie, ce genre d’opérations est supposé mettre en œuvre le vieux principe du « diviser pour régner ». mais dans le monde moderne, ce qu’elles font en réalité est d’unir davantage le peuple russe contre l’Empire et, si Dieu le veut, unira les orthodoxes contre les évêques pseudo-orthodoxes.

Conclusion

Dans cette analyse j’ai dû décrire beaucoup de réalités, disons « tout sauf inspirantes » de l’Église orthodoxe et je ne veux pas donner l’impression que l’Église du Christ est aussi ignorante et impuissante que toutes ces dénominations qui, au cours des siècles, ont disparu de l’Église. Oui, nos temps sont difficiles et tragiques, mais l’Église n’a pas perdu son « sel ». Donc ce que je veux faire, en guise de conclusion personnelle, est de citer l’un des théologiens les plus éclairés et distingués de notre époque, le métropolite Hiérotheos de Nafpaktos, qui dans son livre The Mind of the Orthodox Church (que je considère comme l’un des meilleurs ouvrages disponibles en anglais sur l’Église orthodoxe et une lecture indispensable pour quiconque s’intéresse à l’ecclésiologie orthodoxe) a écrit ce qui suit :

Saint Maxime le Confesseur dit qu’alors que les chrétiens sont divisés en catégories selon l’âge et la race, les nationalités, les langues, les lieux et les modes de vie, les études et les caractéristiques, et sont distincts les uns des autres et très différents, tous ceux qui sont nés dans l’Église et nés à nouveau et recréés grâce à elle dans l’Esprit, il accorde néanmoins à tous également le don d’une forme et d’une désignation divine, pour être celle du Christ et porter Son nom. Et Saint Basile le Grand, se référant à l’unité de l’Église, dit de façon caractéristique : « L’Église du Christ est une, même si elle est appelée à partir d’endroits différents ». Ces passages, et notamment la vie de l’Église, éliminent toute tendance nationaliste. Ce ne sont pas, évidemment, les nations et les patries qui sont abolies, mais le nationalisme, qui est une hérésie et un grand danger pour l’Église du Christ.

Le métropolite Hiérotheos a absolument raison. Le nationalisme, qui est lui-même un pur produit de la laïcité ouest-européenne, est l’une des plus grandes menaces auxquelles l’Église est confrontée aujourd’hui. Au cours du XXe siècle, il a déjà coûté la vie de millions de chrétiens pieux et fidèles (dire cela n’implique en aucune manière que le genre de multiculturalisme suicidaire défendu par les dirigeants dégénérés de l’Empire anglosioniste soit meilleur !). Et ce n’est pas vraiment un problème « ukrainien » (le Patriarcat de Moscou est lui aussi profondément infecté par le virus mortel du nationalisme). Le nationalisme et l’ethno-phylétisme ne sont guère pires que ces hérésies qu’étaient l’iconoclasme ou le monophysisme et le monothélisme dans le passé, et elles ont été vaincues. Comme toutes les hérésies, le nationalisme ne prévaudra jamais contre « l’Église du Dieu vivant », qui est « la colonne et l’appui de la vérité » (1 Tim 3:15), et alors que beaucoup prendront fin, d’autres ne le feront jamais.

Entretemps, les deux prochains mois seront cruciaux. En ce moment, il me semble que la majorité des Églises orthodoxes commenceront pas tenter de rester neutres mais elles devront finalement se ranger du côté du Patriarcat de Moscou et contre les actes du Patriarche Bartholomée. Ironiquement, la situation aux États-Unis sera très probablement particulièrement chaotique car les diverses juridictions orthodoxes y ont des loyautés divisées et sont souvent scindées selon des lignes conservatrices contre modernisatrices. Les autres endroits à surveiller de près sont les monastères de la Montagne sainte, où je m’attends à ce que surgisse une crise majeure et un conflit.

Avec la crise en Ukraine, l’hérésie du nationalisme a atteint un nouveau niveau d’infamie et il y aura très certainement une très forte réaction. L’Empire n’a à l’évidence aucune idée du genre de dynamique qu’il a déclenchée.

The Saker

Cette analyse a été écrite pour Unz Review

Traduit par Diane, vérifié par Wayan, relu par Cat pour le Saker francophone

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