L’Histoire vraie de la manière dont la City a inventé la banque « offshore »
Par Oliver Bullough – Le 7 septembre 2018 – Source The Guardian
Chaque année en janvier, à l’occasion du Forum économique mondial de Davos, Oxfam nous explique comment les gens les plus riches du monde deviennent encore plus riches. En 2016, leur rapport montrait que les 62 personnes les plus riches au monde possédaient le même montant que la moitié inférieure de la population mondiale. Cette année, ce nombre avait chuté à 42, soit trois douzaines et demie de personnes possédant la même richesse que trois milliards et demi d’habitants.
Ce rituel annuel fait désormais partie du cycle de l’information, et l’inégalité qu’il met en évidence a cessé de nous choquer. Les très riches qui s’enrichissent encore plus font maintenant partie de la vie, comme le cortège des saisons. Pourtant, nous devrions être extrêmement inquiets : leur richesse accrue leur donne un contrôle de plus en plus grand sur notre politique et sur nos médias. Les pays qui étaient autrefois des démocraties deviennent des ploutocraties ; les ploutocraties deviennent des oligarchies ; les oligarchies deviennent des kleptocraties.
Les choses n’ont pas toujours été ainsi. Dans les années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, la tendance était à l’inverse : les pauvres s’enrichissaient, nous devenions tous plus égaux. Pour comprendre comment et pourquoi cela a changé, nous devons remonter aux derniers jours du conflit, à un centre de villégiature du New Hampshire, où un groupe d’économistes entreprenait d’assurer l’avenir de l’humanité.
C’est l’histoire de l’échec du rêve de ces économistes et de comment la brillante idée d’un banquier londonien a brisé le monde.
Dans les années qui ont suivi la première guerre mondiale, l’argent circulait entre les pays à peu près comme ses propriétaires le souhaitaient, déstabilisant les devises et les économies à cause de la recherche du moindre profit. Beaucoup de riches se sont enrichis alors même que l’économie s’effondrait. Le chaos qui s’ensuivit a conduit à l’élection de gouvernements extrémistes en Allemagne et ailleurs, à des dévaluations compétitives et des droits de douane prohibitifs, à des guerres commerciales et, finalement, aux horreurs de la Deuxième Guerre mondiale.
Les Alliés ont voulu empêcher que cela ne se reproduise. Ainsi, lors d’une réunion au centre de villégiature de Bretton Woods, dans le New Hampshire, en 1944, ils ont négocié les détails d’une architecture économique qui, à perpétuité, mettrait fin aux flux financiers incontrôlés. Ils espéraient ainsi empêcher les gouvernements d’utiliser le commerce comme une arme pour intimider leurs voisins et créer un système stable qui contribuerait à assurer la paix et la prospérité.
Selon ce nouveau système, toutes les monnaies seraient rattachées au dollar, qui à son tour serait rattaché à l’or. Une once d’or coûtait 35 $ (soit environ 500 $/£394 d’aujourd’hui). En d’autres termes, le Trésor américain s’est engagé à ce que, si un gouvernement étranger se présentait avec 35 dollars, il puisse toujours acheter une once d’or. Les États-Unis promettaient de fournir à tout le monde suffisamment de dollars pour financer le commerce international et de maintenir des réserves d’or suffisantes pour que ces dollars aient une valeur garantie.
Pour empêcher les spéculateurs de s’attaquer à ces monnaies fixes, les flux monétaires transfrontaliers ont été sévèrement limités. L’argent pouvait se déplacer à l’étranger, mais seulement sous la forme d’investissements à long terme, et non pour spéculer à court terme sur des devises ou des obligations.
Pour comprendre le fonctionnement de ce système, imaginez un navire pétrolier. S’il n’est équipé que d’un seul grand réservoir, le pétrole peut s’échapper en avant et en arrière dans des vagues de plus en plus grandes, jusqu’à déstabiliser le navire, qui peut alors se renverser et couler. Lors de la conférence de Bretton Woods, le pétrole a été réparti entre des réservoirs plus petits, un pour chaque pays. Le liquide pourrait s’écraser dans ses petits compartiments, mais il serait incapable d’atteindre une vitesse suffisante pour endommager l’intégrité du navire.
Étrangement, l’une des meilleures évocations de ce système disparu depuis longtemps est Goldfinger, le livre de James Bond. Le film du même nom a une intrigue légèrement différente, mais ils présentent tous deux une tentative de saper le système financier occidental en interférant avec ses réserves d’or. « L’or et les monnaies adossées à l’or sont les fondements de notre crédit international », explique à 007 un responsable de la Banque d’Angleterre nommé Colonel Smithers.
Le problème, poursuit le colonel, c’est que la Banque n’est prête à payer que 1 000 livres sterling pour un lingot d’or, ce qui équivaut au prix de 35 dollars l’once payé en Amérique, alors que le même or vaut 70 % de plus en Inde, où la demande en bijoux en or est forte. Il est donc très rentable de sortir de l’or en contrebande du pays et de le vendre à l’étranger.
La ruse du méchant Auric Goldfinger consiste à posséder des monts-de-piété dans toute la Grande-Bretagne, à y racheter des bijoux en or et des babioles aux Britanniques ordinaires qui ont besoin d’un peu d’argent, puis à les fondre, à les fixer à sa Rolls-Royce, à les conduire en Suisse, à les retraiter et à les envoyer en Inde. Ce faisant, Goldfinger sapera non seulement la monnaie et l’économie britanniques, mais gagnera également des profits qu’il pourrait utiliser pour financer les communistes et autres mécréants. Des centaines d’employés de la Banque d’Angleterre tentent d’empêcher ce genre d’arnaque, dit M. Smithers à 007, mais Goldfinger est trop intelligent pour eux. Il est secrètement devenu l’homme le plus riche de Grande-Bretagne et possède 5 millions de livres sterling de lingots d’or dans les coffres d’une banque aux Bahamas.
« Nous vous demandons d’amener Goldfinger pour qu’il rende des comptes, M. Bond, et de récupérer cet or », dit Smithers. « Vous êtes au courant de la crise monétaire et des taux d’intérêts élevés ? Bien sûr. L’Angleterre a vraiment besoin de cet or, et le plus vite sera le mieux. »
Selon les normes modernes, Goldfinger ne ferait rien de mal, à part peut-être esquiver certaines impôts. Il achète de l’or à un prix auquel des gens sont prêts à le vendre, puis le vend sur un autre marché où les gens sont prêts à payer davantage. C’est son argent. C’est son or. Alors quel est le problème ? Il huile les rouages du commerce, répartissant efficacement le capital là où il peut le mieux être utilisé, non ?
Eh bien non, parce que ce n’est pas comme ça que Bretton Woods fonctionnait. Le colonel Smithers considérait que l’or appartenait non seulement à Goldfinger, mais aussi à la Grande-Bretagne. Le système ne considérait pas que le propriétaire de l’argent fût la seule personne qui ait son mot à dire sur ce qui lui arrive. Selon les règles soigneusement élaborées, les nations qui créaient et garantissaient la valeur de l’argent avaient aussi des droits sur cet argent. Ils limitaient les droits des propriétaires de l’argent dans l’intérêt de tous les autres. À Bretton Woods, les alliés – désespérés d’éviter une répétition des horreurs de la dépression de l’entre-deux-guerres et de la Seconde Guerre mondiale – ont décidé qu’en matière de commerce international, les droits de la société l’emportaient sur ceux des propriétaires de capitaux.
Tout cela est difficile à imaginer pour quelqu’un qui n’a connu le monde que depuis les années 1980, parce que le système est maintenant si différent. L’argent circule sans cesse entre les pays, trouvant des possibilités d’investissement en Chine, au Brésil, en Russie ou ailleurs. Si une devise est surévaluée, les investisseurs sentent sa faiblesse et tournent autour comme des requins autour d’une baleine malade. En temps de crise mondiale, l’argent se replie dans la sécurité de l’or ou des obligations du gouvernement américain. En période de prospérité, elle fait grimper les cours des actions dans sa quête incessante d’un meilleur rendement. Ces vagues de capitaux liquides ont un tel pouvoir qu’elles peuvent emporter n’importe quel gouvernement, sauf les plus forts. Les attaques spéculatives prolongées contre l’euro, le rouble ou la livre sterling, qui ont caractérisé les dernières décennies, auraient été impossibles dans le cadre du système de Bretton Woods, qui a été spécialement conçu pour y mettre un terme.
Et ce système a connu un succès remarquable : la croissance économique dans la plupart des pays occidentaux a été pratiquement ininterrompue tout au long des années 1950 et 1960, les sociétés sont devenues plus égales, tandis que les gouvernements apportaient des améliorations massives à la santé publique et aux infrastructures. Tout cela n’a pas été bon marché, cependant. Les impôts devaient être élevés pour le payer, et les riches avaient du mal à déplacer leur argent hors de portée du fisc – grâce aux compartiments séparés du pétrolier. Les fans des Beatles se souviendront de George Harrison qui chantait dans Taxman [Le percepteur] que le gouvernement s’accaparait 19 shillings pour chaque shilling qu’il pouvait garder ; c’était le reflet exact du montant de ses gains qui allait au Trésor, un taux marginal d’imposition de 95 %.
Il n’y a pas que les Beatles qui détestaient ce système. Il en fut de même pour les Rolling Stones, qui s’installèrent en France pour enregistrer Exile on Main St. Il en fut de même pour Rowland Baring, descendant de la dynastie bancaire Barings, troisième comte de Cromer et – entre 1961 et 1966 – le gouverneur de la Banque d’Angleterre. « Le contrôle des changes est une atteinte aux droits du citoyen », écrivait-il dans une note au gouvernement en 1963. « Je considère donc que, d’un point de vue éthique, c’est mal. »
Une des raisons pour lesquelles Baring détestait ces restrictions était qu’elles tuaient la City de Londres. « C’était comme conduire une voiture puissante à 40 km/h », se plaignait un banquier, à propos de son sort à la tête d’une grande banque britannique. « Les banques ont été anesthésiées. C’était une sorte de vie de rêve. » À cette époque, les banquiers arrivaient tard au travail, partaient tôt et batifolaient la plupart du temps entre deux déjeuners arrosés d’alcool. Tout le monde s’en fichait, parce qu’il n’y avait pas grand-chose à faire de toute façon.
Aujourd’hui, en regardant par-dessus son horizon de verre et d’acier, il est difficile d’imaginer que la City de Londres a presque failli mourir un jour en tant que centre financier. Dans les années 1950 et 1960, la City ne jouait qu’un rôle mineur dans la conversation nationale. Pourtant, bien que peu de livres sur les années 1960 mentionnent la City, quelque chose de très significatif s’y préparait – quelque chose qui allait changer le monde bien plus que les Beatles ou Mary Quant ou David Hockney n’auraient pu le faire, quelque chose qui allait briser l’esprit très structuré du système de Bretton Woods.
Lorsque Ian Fleming publia Goldfinger en 1959, il y avait déjà quelques fuites dans les compartiments du pétrolier. Le problème était que tous les gouvernements étrangers ne faisaient pas confiance aux États-Unis pour honorer leur engagement à utiliser le dollar comme monnaie internationale impartiale ; et ils n’étaient pas déraisonnables en pensant cela, puisque Washington n’agissait pas toujours en arbitre équitable. Dans les années qui suivirent immédiatement la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement américain a séquestré les réserves d’or de la Yougoslavie communiste. Les pays du bloc de l’Est, ébranlés, ont alors pris l’habitude de conserver leurs dollars dans des banques européennes plutôt qu’à New York.
De même, lorsque la Grande-Bretagne et la France ont tenté de reprendre le contrôle du canal de Suez en 1956, Washington, qui désapprouvait l’action, a gelé leur accès aux dollars et condamné l’entreprise. Ce ne sont pas les actes d’un arbitre neutre. À l’époque, la Grande-Bretagne passait d’une crise à l’autre. En 1957, elle a relevé ses taux d’intérêt et empêché les banques d’utiliser la livre sterling pour financer le commerce afin de maintenir la livre sterling forte (c’était la « crise monétaire et le taux d’escompte élevé » dont Smithers parlait à Bond).
Les banques de la City, qui ne pouvaient plus utiliser la livre sterling comme elles en avaient l’habitude, ont commencé à utiliser des dollars à la place, et elles ont obtenu ces dollars de l’Union soviétique, qui les conservait à Londres et à Paris afin d’éviter de devenir vulnérable aux pressions américaines. Cela s’est avéré une chose rentable à faire. Aux États-Unis, il y avait des limites quant au taux d’intérêt que les banques pouvaient exiger sur les prêts en dollars, mais ce n’était pas le cas à Londres.
Ce marché – les banquiers appelaient ces dollars des « eurodollars » – a donné un peu de vie à la City à la fin des années 1950, mais pas beaucoup. Les grosses émissions d’obligations avaient encore lieu à New York, ce qui dérangeait de nombreux banquiers à Londres. Après tout, bon nombre des entreprises qui empruntaient l’argent étaient européennes, mais c’étaient les banques américaines qui encaissaient les grosses commissions.
Un banquier en particulier n’était pas prêt à tolérer cela : Siegmund Warburg [Neveu du fameux Paul Warburg, instigateur de la création de la Federal Reserve, NdT]. Warburg était un étranger dans le monde douillet de la City. D’une part, il était allemand. D’autre part, il n’avait pas renoncé à l’idée que le travail d’un banquier de la City consistait à faire des affaires. En 1962, Warburg apprit d’un ami de la Banque mondiale qu’environ 3 milliards de dollars circulaient à l’extérieur des États-Unis, se baladant et prêts à être utilisés. Warburg avait été banquier en Allemagne dans les années 1920 et se souvenait d’avoir arrangé des transactions obligataires en devises étrangères. Pourquoi ses banquiers ne pouvaient-ils pas refaire la même chose ?
Jusque-là, si une entreprise voulait emprunter des dollars, elle devait le faire à New York. Warburg, cependant, savait où il pouvait trouver une part importante de ces 3 milliards de dollars ; en Suisse. Depuis au moins les années 1920, les Suisses s’occupaient de thésauriser de l’argent et des avoirs pour le compte d’étrangers qui voulaient éviter tout contrôle. Dans les années 1960, peut-être 5% de tout l’argent européen se trouvait dans les coffre forts d’acier de la Suisse.
Pour les financiers les plus ambitieux de la City, c’était tentant : il y avait tout cet argent gaspillé, ne faisant pas grand-chose, et c’était exactement ce dont ils avaient besoin dans leur quête pour recommencer à vendre des obligations. Selon Warburg, s’il pouvait avoir accès à l’argent, y mettre la forme et le prêter, il ferait de bonnes affaires. Warburg pensait qu’il pourrait persuader les gens qui payaient des banquiers suisses pour s’occuper de leur argent de préférer en tirer un meilleur rapport en achetant ses obligations, non ? Et ne pourrait-il pas persuader les entreprises européennes de lui emprunter cet argent pour éviter de payer les frais élevés exigés à New York ?
C’était une bonne idée, mais il y avait un problème : les compartiments du pétrolier bloquaient le chemin. Il était impossible pour Warburg de transférer cet argent de Suisse via Londres à des clients qui voulaient l’emprunter. Mais il a demandé à deux de ses meilleurs hommes de le faire malgré tout.
Ils ont commencé leurs efforts en octobre 1962, le même mois où les Beatles chantaient Love Me Do. Les banquiers mirent leur système au point le 1er juillet de l’année suivante, le jour même où les Fab Four enregistraient She Loves You, la chanson qui a déclenché la Beatlemania mondiale. Ces neuf mois extraordinaires ont non seulement révolutionné la musique pop, mais aussi la géopolitique, puisqu’ils furent aussi marqués par la crise des missiles cubains et le discours de John F. Kennedy, Ich bin ein Berliner. Dans ces circonstances, il est compréhensible que la révolution simultanée de la finance mondiale n’ait guère été remarquée.
La nouvelle émission obligataire de Warburg – ces obligations sont devenues des « euro-obligations », suivant l’exemple des eurodollars – était dirigée par Ian Fraser, un héros de guerre écossais devenu journaliste puis banquier. Lui et son collègue Peter Spira ont dû trouver des moyens de contourner les taxes et les contrôles conçus pour empêcher les capitaux volatiles de traverser les frontières, et de trouver des moyens de bénéficier des différentes réglementations de différents pays pour leur nouveau système.
Si les obligations avaient été émises en Grande-Bretagne, elles auraient été assujetties à une taxe de 4 %, alors Fraser les a officiellement émises à l’aéroport de Schiphol, aux Pays-Bas. Si les intérêts devaient être payés en Grande-Bretagne, ils auraient entrainé une autre taxe, alors Fraser a fait en sorte qu’ils soient payés au Luxembourg. Il a réussi à persuader la Bourse de Londres de coter les obligations bien qu’elles n’aient été ni émises ni remboursées en Grande-Bretagne, et s’est entretenu avec les banques centrales de France, des Pays-Bas, de Suède, du Danemark et de Grande-Bretagne, qui se sont toutes inquiétées à juste titre de l’impact des euro-obligations sur les contrôles monétaires. La dernière astuce consistait à prétendre que l’emprunteur était Autostrade – la société d’autoroutes italienne – alors qu’il s’agissait en réalité d’IRI, une société holding publique. Si IRI avait été l’emprunteur, elle aurait dû retenir l’impôt à la source, alors qu’Autostrade n’avait pas à le faire.
L’effet cumulatif de ce slalom juridictionnel a été que Fraser a créé une obligation versant un bon taux d’intérêt, sur laquelle personne n’avait à payer d’impôt d’aucune sorte, et qui pouvait être reconvertie en argent comptant n’importe où. C’est ce qu’on appelle des obligations au porteur. Quiconque porte le titre sur lui en est propriétaire ; il n’y a pas de registre de propriété ni d’obligation d’enregistrer votre participation, qui n’est consignée nulle part.
Les euro-obligations de Fraser étaient magiques. Avant les euro-obligations, on ne pouvait pas faire grand-chose de sa richesse cachée en Suisse, mais maintenant on pouvait acheter ces fantastiques morceaux de papier, qui pouvaient être transportés n’importe où, remboursés n’importe où tout en rapportant des intérêts à ses propriétaires, sans payer d’impôt dessus. En bref, esquiver les impôts et réaliser des bénéfices dans le monde entier.
Alors, qui achetait l’invention magique de Fraser ? Qui fournissait l’argent qu’il prêtait à l’IRI, via Autostrade ? « Les principaux acheteurs de ces obligations étaient des particuliers, généralement d’Europe de l’Est, mais souvent aussi d’Amérique latine, qui voulaient avoir une partie de leur fortune sous forme mobile afin de pouvoir partir rapidement avec leurs obligations dans une petite valise », écrit Fraser dans son autobiographie. « Il y avait encore une migration massive des populations juives survivantes d’Europe centrale en direction d’Israël et de l’Occident. À cela s’ajoutait la migration vers l’est des dictateurs sud-américains tombés au champ d’honneur. C’est en Suisse que tout cet argent était caché. »
Plus tard, les historiens ont tenté de minimiser quelque peu le récit de Fraser et de prétendre que les politiciens corrompus – ces dictateurs sud-américains tombés au champ d’honneur – ne représentaient qu’un cinquième environ de la demande pour ces premières émissions obligataires. Quant aux quatre cinquièmes restants, ils provenaient de fraudeurs fiscaux classiques – les « dentistes belges », comme les appelaient les banquiers – des professionnels à haut revenu qui ont dirigé une partie de leurs revenus vers le Luxembourg ou Genève, et qui ont bien accueilli ce nouvel investissement.
Les euro-obligations ont libéré la richesse et furent le premier pas vers la création du pays virtuel des riches que j’appelle Moneyland. Ce pays héberge la finance extraterritoriale, mais il est beaucoup plus vaste que cela, puisqu’il protège d’un examen minutieux tous les aspects de la vie d’une personne riche, et pas seulement son argent. La même dynamique lucrative qui a incité Fraser à contourner le contrôle des capitaux au nom de ses clients, incite ses homologues d’aujourd’hui à trouver des moyens pour les personnes les plus riches du monde d’éviter le contrôle des visas, la surveillance journalistique, la responsabilité légale et bien plus encore. Moneyland est un endroit où, si vous êtes assez riche, qui que vous soyez, d’où vient votre argent, les lois ne s’appliquent pas à vous.
C’est le sale petit secret au cœur de la renaissance de la City, le début du processus qui a finalement conduit à l’inégalité stratosphérique actuelle. Tout cela a été rendu possible grâce aux communications modernes – le télégramme, le téléphone, le télex, le fax, le courrier électronique – et cela a permis aux personnes les plus riches du monde d’esquiver les responsabilités de la citoyenneté.
Le premier contrat fut de 15 millions de dollars. Mais une fois identifiée la façon de contourner les obstacles qui empêchaient les flux de trésorerie de s’écouler à l’étranger, rien n’empêchait d’autres sommes d’argent de suivre le mouvement. Au second semestre 1963, 35 millions de dollars d’euro-obligations ont été vendus. En 1964, le marché était de 510 millions de dollars. En 1967, le montant total a dépassé 1 milliard de dollars pour la première fois, et c’est aujourd’hui l’un des plus grands marchés du monde.
Le résultat final en est que, peu à peu, le système créé à Bretton Woods s’est effondré. De plus en plus de dollars s’échappaient à l’étranger, où ils évitaient les règlements et les taxes qui leur étaient imposés par le gouvernement américain. Mais ils étaient encore en dollars, et donc 35 d’entre eux valaient encore une once d’or.
Le problème venait du fait que les dollars ne restaient pas là à ne rien faire. Ils se multipliaient. Si vous placiez un dollar dans une banque, la banque l’utilisait comme garantie pour l’argent qu’elle prête à quelqu’un d’autre, ce qui signifie qu’il y a plus de dollars – votre dollar, et les dollars que quelqu’un d’autre a empruntés. Et si cette personne met l’argent dans une autre banque, et que cette banque le prête, il y a maintenant encore plus de dollars, et ainsi de suite.
Et comme chacun de ces dollars valait nominalement une quantité fixe d’or, les États-Unis auraient dû continuer à acheter toujours plus d’or pour satisfaire la demande potentielle. Toutefois, si les États-Unis l’avaient fait, ils auraient dû acheter cet or en dollars, ce qui signifierait qu’il y aurait encore plus de dollars, qui se multiplierait à leur tour, ce qui signifierait plus d’achats d’or et plus de dollars, jusqu’à ce que le système s’écroule sous le poids du fait que cela n’avait aucun sens ; il ne pouvait plus s’en sortir avec tous ces dollars à l’étranger.
Le gouvernement américain a essayé de défendre le rapport dollar/or, mais chaque restriction qu’il mettait sur les mouvements du dollar rendait encore plus rentable de garder ses dollars à Londres, ce qui poussait plus d’argent à fuir à l’étranger, et donc plus de pression sur le rapport dollar/or. Et où allaient ces dollars, les banquiers suivaient. La City avait des règlements plus souples et des politiciens plus accommodants que Wall Street, et les banques ont adoré. En 1964, 11 banques américaines avaient des succursales à la City de Londres. En 1975, 58.
L’Office du Comptroller of the Currency [contrôle des monnaies] des États-Unis, qui administrait le système bancaire fédéral, a ouvert un bureau permanent à Londres pour inspecter ce que faisaient les succursales britanniques des banques américaines. Mais les Américains n’avaient aucun pouvoir au Royaume-Uni et n’obtenaient aucune aide de la population locale. « Il m’importe peu », déclarait Jim Keogh, responsable à la Banque d’Angleterre de surveiller ces banques, « que Citibank se soustraie ou non à la réglementation américaine à Londres. »
À ce moment-là, Washington s’est incliné devant l’inévitable et a cessé de promettre d’échanger des dollars contre de l’or à 35 $ l’once. Ce fut la première étape d’un démantèlement progressif de toutes les garanties créées à Bretton Woods. La question philosophique de savoir qui possédait réellement l’argent – la personne qui le gagnait ou le pays qui l’avait créé – avait trouvé sa réponse.
Si vous aviez de l’argent, grâce aux banquiers accommodants de Londres et de Suisse, vous pouviez maintenant en faire ce que vous vouliez et les gouvernements ne pouvaient pas vous en empêcher. Tant qu’un pays tolère la présence de banques offshores, comme le fait la Grande-Bretagne, les efforts de tous les autres pays n’aboutissent à rien. Si les réglementations s’arrêtent aux frontières d’un pays, mais que l’argent peut circuler où bon lui semble, ses propriétaires peuvent déjouer tous les régulateurs du monde.
Les développements qui ont commencé avec Warburg ne se sont pas arrêtés aux simples euro-obligations. Le modèle de base était reproductible à l’infini. Identifiez un secteur d’activité qui pourrait vous rapporter de l’argent, à vous et à vos clients. Cherchez dans le monde entier une juridiction ayant les bonnes règles pour cette entreprise – le Liechtenstein, les îles Cook, Jersey – et utilisez-la comme siège social.
Si vous ne trouvez pas de juridiction avec le bon type de règles, alors vous en menacez ou flattez une jusqu’à ce qu’elle change ses règles pour vous accommoder. Warburg lui-même a commencé par expliquer à la Banque d’Angleterre que si la Grande-Bretagne ne rendait pas ses règles compétitives et ses impôts moins élevés, il irait implanter sa banque ailleurs, peut-être au Luxembourg.
Alors, rapidement, les règles ont été changées, et la taxe – dans ce cas, le droit de timbre sur les obligations au porteur – a été abolie. La réaction du reste du monde à cette évolution était également tout à fait prévisible. Petit à petit, les pays abolirent les règles qui faisaient fuir l’argent à l’étranger (comme les États-Unis l’ont fait en abolissant les règlements que les banques évitaient lorsqu’elles ont déménagé à Londres), rendant ainsi le monde terrestre encore plus semblable au monde pirate offshore que les banquiers de Warburg ont créé.
Différentes nations sont affectées par Moneyland de différentes manières. Les citoyens riches des pays riches d’Europe et d’Amérique du Nord possèdent la plus grande quantité totale d’argent liquide à l’étranger, mais c’est une proportion relativement faible de la richesse nationale, grâce à la grande taille de l’économie de leurs pays. L’économiste Gabriel Zucman l’estime à seulement 4% pour les États-Unis. Pour la Russie, cependant, 52 % de la richesse des ménages se trouve à l’étranger, hors de la portée du gouvernement [d’où la bénédiction pour le gouvernement russe que furent les sanctions prises par le gouvernement étasunien contre certains oligarques russes, NdT]. Dans les pays du Golfe, ce taux monte à un étonnant 57 %.
« Il est très facile pour les oligarques des pays en développement, des pays non démocratiques, de cacher leur richesse. Cela les incite énormément à piller leur pays, et il n’y a pas de surveillance », explique Zucman.
En janvier, nous aurons une autre mise à jour sur la richesse mondiale que ces oligarques se sont accaparés : la seule surprise sera le volume précis de leur nouvelle acquisition, et le peu qu’il reste pour les autres. Mais nous ne devrions pas attendre jusque-là pour saisir l’urgence de la situation.
Nous devons agir maintenant pour faire la lumière sur leurs richesses, cette matière noire dont le pouvoir gravitationnel plisse le tissu de nos sociétés. Nous avons peut-être ignoré Moneyland, mais ses citoyens nomades ne nous ont pas ignorés. Si nous voulons reprendre le contrôle de nos économies et de nos démocraties, nous devons agir maintenant. Chaque jour où nous attendons, de plus en plus d’argent s’accumule contre nous.
Oliver Bullough
Traduit par Wayan, relu par Cat pour le Saker Francophone
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