Pourquoi n’y a-t-il pas d’opposition dominante à la nouvelle guerre froide ?
Par Stephen F. Cohen – Le 17 octobre 2017 – Source The Nation
Pourquoi, à l’inverse de ce qui s’est passé pendant les 45 ans qu’a duré la dernière Guerre froide, n’y-a-t-il aujourd’hui en Amérique aucune opposition notoire à l’actuelle Guerre froide (qui est encore bien plus dangereuse que la précédente) ?
Cohen pose cette question qui sonne comme un paradoxe pour ouvrir le débat et qu’il formule comme suit.
Pendant la dernière Guerre froide, mais surtout à partir de la fin des années 1960 et jusque dans les années 1980, nombre de voix se sont élevées dans le « mainstream » politico-médiatique américain contre la Guerre froide et en faveur de la détente. Il s’en est trouvé aussi bien au Congrès, à la Maison Blanche, dans les médias les plus influents de la presse écrite ou des ondes que dans les universités et les groupes de réflexion (« think tanks »), dans la politique locale ou dans les campagnes électorales et même dans quelques grandes compagnies étasuniennes. Ainsi le Comité pour l’entente Est-Ouest a été fondé par des PDG, il y a plusieurs dizaines d’années et a été remis sur pied récemment par Cohen et d’autres personnalités (voir www.eastwestaccord.com). La discussion ouverte et le débat public ont pu rester la norme pendant la dernière Guerre froide, comme il sied en démocratie. Cohen rappelle par exemple qu’en novembre 1989, le premier Président George Bush a réuni à Camp David toute son équipe de sécurité nationale pour assister à un débat entre Cohen, qui enseignait alors à Princeton, et Richard Pipes, professeur à Harvard, sur la question pressante de savoir s’il fallait renforcer ou au contraire freiner la détente avec l’Union soviétique, alors dirigée par Mikhail Gorbatchev.
La Guerre froide qui sévit aujourd’hui est encore plus dangereuse par bien des aspects. Son épicentre ne se trouve pas dans le lointain Berlin mais directement aux frontières de la Russie, en Ukraine et dans les États baltes. Les règles de conduite mutuellement restrictives, développées après la crise des missiles de Cuba de 1962, n’ont plus guère cours, comme l’illustre bien l’échange de sanctions « coup pour coup » qui pourrait conduire à une rupture complète des relations diplomatiques entre les deux superpuissances nucléaires. Les relations et les institutions qui ont été établies en vue de la coopération et se sont développées au cours de décennies sont démantelées ou simplement abolies. La course aux armements nucléaires, qui avait été reléguée dans le passé par Reagan et Gorbatchev, est actuellement en train de se réactiver, avec des manœuvres provocatrices d’armes conventionnelles lancées de part et d’autre. Aujourd’hui, le leader du Kremlin est diabolisé aux États-Unis de façon irrationnelle, bien plus que les leaders soviétiques ne l’ont jamais été. Pourtant, ni la Russie ni la classe politique russe au pouvoir ne sont plus communistes, mais sont au contraire des adeptes du capitalisme et, dans leur majorité, des croyants.
Malgré cela, il n’existe aucune opposition significative à la Guerre froide dans le courant principal de la politique américaine. On distingue à peine quelques voix isolées, que ce soit au Congrès, dans les journaux les plus influents et les principales émissions de radio / tv, au sein des deux grands partis politiques, ou encore dans les universités et la plupart des « think tanks » de Washington. Même le mouvement anti-nucléaire, en son temps très populaire et bien organisé sur le plan local, qui militait en faveur de la détente dans les élections régionales, a pour ainsi dire complètement disparu.
Le débat public et la controverse politique entre « faucons et colombes » qui s’affrontaient au sujet de la politique russe n’ont plus leur place dans l’Amérique consensuelle du « mainstream ». Partout, les faucons ont pris le dessus et les colombes restent coites, même dans les corporations qui détiennent des investissements importants en Russie.
Cohen ne s’explique pas les raisons de ce paradoxe très dangereux, mais avance quelques explications possibles ou partielles à ce phénomène.
Très récemment, l’hostilité générale au président Trump et la diabolisation du président Poutine sont devenues des éléments majeurs de la politique. Les grands médias et les personnalités qui ont des doutes sur la politique américaine à l’égard de la Russie et qui font campagne pour un renforcement de la coopération entre les États-Unis et la Russie, craignent de se voir étiqueter « pro-Trump » ou « pro-Poutine ». Il est déplorable que l’on ait à craindre de telles accusations, même si ce comportement est peut-être compréhensible. Il faut rappeler que la nouvelle Guerre froide a débuté longtemps avant Trump. Elle est devenue une politique bipartisane qui n’a suscité que peu d’opposition, voire aucune, et a précédé la diabolisation systématique de Poutine qui s’est manifestée plusieurs années après son arrivée au pouvoir en 2000. (Cohen renvoie ici aux derniers chapitres de son ouvrage Soviet Fates and Lost Alternatives, qui a été réédité en livre de poche). Ceci n’est donc pas une explication suffisante.
Le néo-maccarthysme, qui s’est développé considérablement depuis l’élection de Trump en 2016, a certainement paralysé le mouvement d’opposition à la Guerre froide. Alors que les enquêtes officielles sur la prétendue « collusion avec la Russie » prennent un tour toujours plus vif et que des campagnes grassement payées sont lancées pour dévoiler la prétendue campagne russe de désinformation russe dans les médias étasuniens, le spectre de l’autocensure est descendu sur la vie politique. Personne ne souhaite être suspecté de « collusion avec le Kremlin » ou d’être le véhicule de la « propagande russe » – au risque d’endurer d’autres soupçons plus graves encore. (À cet égard, Carter Page [conseiller de Trump pendant la campagne électorale, NdT] semble être le premier à avoir déposé plainte contre une grande chaîne américaine.) Cette tendance ne se limite pas seulement à de l’autocensure. Les principales chaînes de médias excluent régulièrement les critiques de la politique américaine de leurs parties rédactionnelles et de leurs tribunes ou des débats à la radio et la télévision. Voilà qui n’est pas une explication exhaustive. Les médias reflètent en effet souvent les courants qui prévalent dans l’establishment politique et dans la société.
On parle beaucoup « d’État profond » (« deep state »), qui a mis en échec les tentatives de semi-détente entreprises d’abord par le Président Obama, puis par le Président Trump. Ce pouvoir de l’ombre aurait même suscité l’affaire du « Russiagate » dans ce but. Cependant, Cohen n’est pas sûr de ce qu’il faut entendre par « deep state » occulte, puisque ceux qui mènent la guerre froide le font en pleine lumière et au plus haut niveau, qu’il s’agisse de Hillary Clinton et de ses acolytes grassement rémunérés, jusqu’aux chefs des services de renseignement d’Obama en passant par les rédacteurs et les producteurs des principaux organes de presse. « Deep state » pourrait simplement se traduire par « élite politique la plus puissante des États-Unis ».
D’autre part, on a pu entendre au cours des ans répéter l’argument, repris aujourd’hui, selon lequel la persistance de la politique de la Guerre froide et la faiblesse de l’opposition à la Guerre froide s’explique avant tout par une tradition « nativiste » qui veut que la société américaine « a besoin d’un ennemi ». C’est aujourd’hui la Russie qui joue le plus souvent ce rôle. Pour avoir grandi au Kentucky et vécu en Indiana, en Floride et au New Jersey, Cohen ne trouve aucune justification à cette explication qui « rejette la faute sur le peuple ». La faute, il en est convaincu, en revient aux élites gouvernantes de l’Amérique.
Ce qui suit mériterait une discussion beaucoup plus longue, mais Cohen se contente de mettre le doigt sur deux développements récents, dont Poutine a été accusé d’être l’auteur. Le premier est la fin des espoirs nourris par l’élite politico-médiatique étasunienne qui pensait que la Russie post-soviétique pourrait devenir – pendant la phase de « transition » des années 1990 – le partenaire docile de Washington dans les affaires mondiales. Lorsque ces espoirs et avec eux les politiques étasuniennes qui leur étaient liées ont abouti à un désastre à la fin des années 1990 et que la Russie a adopté une autre politique après 2000, les élites de Washington ne s’en sont pas pris à leurs propres illusions et à leurs politiques mal conçues, mais à Poutine. Et elles continuent d’agir ainsi. Plus récemment et de façon similaire, alors que « l’ordre » international créé par les États-Unis il y a plusieurs décennies part en miettes, de l’Europe au Moyen-Orient, avec des manifestations disparates telles que le Brexit ou l’élection de Trump, à nouveau les élites étasuniennes et leurs maîtres à penser, plutôt que de considérer les changements historiques profonds et de revoir leurs propres politiques antérieures, en rejettent la faute à la Russie de Poutine.
Quelle que soit l’explication donnée, Cohen conclut que l’absence quasi-totale d’opposition à la Guerre froide dans la politique américaine actuelle constitue une grave menace à la démocratie et à la paix internationale.
Stephen F. Cohen
Traduit par Jean-Marc, relu par Cat pour le Saker francophone
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