2002-2012 : Le rêve mort-né du Brésil


Par Léonardo Brito − Le 3 octobre 2016 − Source Katehon


Une célèbre phrase dit du Brésil qu’il est «le pays du futur». Cette phrase pourrait être comprise selon une interprétation optimiste mettant en exergue l’immense potentiel que recèle ce pays en termes de culture, de ressources naturelles, etc ; ou, selon une interprétation empreinte d’affliction – la grandeur réside toujours dans le futur, jamais dans le présent.


Les grands souverains sont choses rares partout dans le monde et le Brésil ne fait pas exception à la règle. On pourrait aisément en mentionner deux : l’Empereur Pedro II, qui fonda l’Empire brésilien (en tant que pouvoir émergeant) et préserva l’unité nationale dans un pays aux dimensions continentales, en écrasant les révoltes provinciales ainsi qu’en renforçant la présence de l’État, et Getùlio Vargas, qui conduisit le Brésil vers l’ère industrielle moderne. Pedro II et Getùlio Vargas régnèrent respectivement aux XIXe et XXe siècles. Avec tous leurs défauts, ces hommes avaient une vision pour concrétiser le grand rêve d’un pays fort, unifié, respecté et prospère, et chacun d’eux y a apporté sa contribution.

Un rêve grandiose : 2002-2012

Nous sommes toujours dans les débuts du XXIe siècle, mais on pourrait faire valoir que le cycle politique de 2002-2012 – durant les mandats de l’ancien président Lula et de celle qui lui a succédé Dilma Roussef, tous deux issus du Parti des Travailleurs (PT) – restera dans les mémoires comme une tentative mort-née d’atteindre la même grandeur. Au cours de la décennie, le Brésil s’est épanoui à travers de vastes projets infrastructurels, une modernisation de l’armée, des améliorations sociales, une croissance économique stable ainsi qu’un niveau insoupçonné de respect et de crédibilité à l’internationale. Le pays semblait faire un nouveau bond en avant.

Les bases de ce nouveau cycle étaient

– économique: un gigantesque accroissement du marché intérieur, des exportations de produits vers la Chine, du lobbying d’État et un renforcement des entreprises transnationales brésiliennes agissant dans des endroits stratégiques (Amérique du Sud, Afrique portugaise), des méga-projets infrastructurels soutenus par l’État (canaux d’irrigation, barrages hydroélectriques, centrales électriques au gaz naturel, sites d’exploitation pétrolière, exploitation de réservoirs pré-salifères en eau très profonde, raffineries de pétrole, ports, chantiers navals, etc).

– sociale: L’impôt (libéral) négatif sur le revenu (Bolsa Famìlia) 1, fin de l’extrême pauvreté, dépenses sociales accrues dans l’éducation et la santé, ouverture de dizaines d’universités publiques, fortes augmentations des aides aux étudiants et des bourses scolaires, etc.

– militaire: Surveillance des frontières terrestres du pays (Sisfron) ; modernisation de la force aérienne (FX2), programme de sous-marins nucléaires (Prosub), présence militaire et démonstration de force le long de la frontière amazonienne (opération Àgata).

Sisfron
Rien qui puisse prétendre à une ampleur ou une importance similaire n’a été réalisé au cours des décennies précédentes. Citons quelques projets stratégiques créés ou mis en œuvre dans la décennie :

•    La transposition de la rivière São Francisco. Coût : 8,2 milliards de reals. Plus de 700 kilomètres de canaux artificiels, de tunnels hydrodynamiques, de stations d’altitude, etc. acheminant l’eau depuis la rivière de São Francisco pour l’usage domestique et l’irrigation dans le vaste arrière-pays démuni et semi-aride du Nord-Est du Brésil. Le projet fut conçu à l’origine par le gouvernement des années 1840 sous Pedro II et plus tard par celui de Getùlio Vargas dans les années 1940. Lula débuta la mise en œuvre du projet en 2007.


•    La centrale hydroélectrique de Belo Monte. Coût : 18,5 milliards de dollars. Barrage hydroélectrique au cœur de l’Amazonie avec une capacité de 40GW, le deuxième plus important au monde. Construction démarrée en 2011 sous la présidente Dilma Roussef.

•    La raffinerie de pétrole RNEST. Coût : 18,5 milliards de dollars. Usine de traitement du pétrole lourd avec une capacité prévue de 230 000 bj (barils par jour). Construction démarrée par le président Lula en 2007.


•    Le programme Air Force FX2. Coût : 5 milliards de dollars. La commande de 36 nouveaux avions de chasse. Le gouvernement a opté pour les avions suédois Saab JAS 39 Gripen NG. Les F-16 et F-18 américains leur faisaient concurrence dans le programme mais n’ont pas été choisis [Ni le Rafale français, NdT]. Le programme a démarré en 2006 sous le président Lula et le Gripen a été choisi en 2013 sous la présidente Roussef.

•    Le programme nucléaire sous-marin Prosub. Coût : 7,8 milliards de reals. Programme de coopération Brésil-France pour la construction de 4 sous-marins diesel-électriques et un sous-marin nucléaire. La construction du chantier naval a démarré en 2008 sous le président Lula.


Il y a eu d’autres investissements innombrables, des projets militaires, des programmes sociaux et plus encore que l’on pourrait mentionner comme partie prenante de la décennie. Il nous faut souligner que tous ces investissements s’élevant à plusieurs milliards de dollars étaient soit partiellement, soit intégralement financés par l’État. En dépit de leur immense importance stratégique, ils ont tous été critiqués en profondeur sans aucune exception par l’opposition, et depuis 2013 par l’intégralité des médias brésiliens et l’opinion publique dans son ensemble. Depuis leur conception, chacun de ces projets a été assailli par diverses accusations de corruption, et plus récemment dans le cadre de l’opération Carwash (p.ex. le programme de sous-marin nucléaire avait mobilisé une coopération avec le géant de la construction Odebrecht, qui se trouve maintenant sur les rotules, à cause d’un système de corruption impliquant Petrobras sans lien avec le projet). Le «père» du programme nucléaire brésilien et président de la société d’électricité nucléaire d’état Electronuclear, Admiral Othon Pinheiro, a également été arrêté sur la base d’accusations de corruption (une fois encore dans le cadre de l’opération Carwash).

Les médias sont parvenus à convaincre l’opinion publique que cette croisade anti-corruption inepte, hypocrite était plus importante que tous ces projets stratégiques qui hisseraient le Brésil vers un niveau de développement inédit.

Le triangle des réformes stratégiques économiques, sociales et militaires n’a abouti qu’à la faveur d’un consensus politique durant les années 2002-2012, qui les a pérennisées. Le consensus politique s’étendait même aux médias, désormais avides de scandale, qui en 2009 étaient littéralement en pâmoison pour le gouvernement fédéral. Malgré le fait implacable que le Brésil ait enregistré une progression considérable dans tous les indicateurs sociaux et économiques mesurables sous les mandats Lula-Dilma, ce n’est que récemment que le matraquage de la propagande anti-gouvernementale est parvenu à réécrire l’histoire et à convaincre l’opinion publique que les statistiques étaient des «mensonges du gouvernement», ou qu’elles n’existent simplement pas.

Hier et aujourd’hui: de l’amour à la haine

 

Comment le gouvernement Lula est-il parvenu à créer un consensus politique si solide avec un Congrès notoirement corrompu et complexe réunissant des meurtriers, des trafiquants de drogue, des maquereaux et autres criminels ? Dans un style autocratique qui convient bien à l’esprit brésilien, cela fut rendu possible en les achetant. À la manière d’enfants gâtés, les hommes du Congrès recevaient une allocation mensuelle en échange de laquelle ils approuvaient les projets de lois d’intérêt stratégique pour le gouvernement. L’administration du PT dans son ensemble traitait le Congrès comme une tumeur ou un kyste impossible à enlever sans tuer le patient. Bien que constitué de meurtriers et de truands, il était perçu comme le «gardien de la démocratie» et devait en conséquence être protégé.

Croyez au mirage et nous l’atteindrons

Qu’est ce qui a causé l’implosion de ce modèle fructueux bien qu’éphémère ? Dans notre série d’articles The Brazilian Circus, nous avons analysé l’émergence du sentiment hystérique anti-PT qui a fini par démolir le successeur de Lula, Dilma Roussef. Le sentiment populaire a atteint un degré élevé en 2013, avec les manifestations des Journées de juin ou du Printemps brésilien et son paroxysme en 2016, le tout entretenu par un moralisme anti-corruption hystérique et myope.

La mythologie civique de la «démocratie moderne» tient pour acquise l’idée selon laquelle tout doit être sacrifié sur l’autel de la moralité. Au nom de la «lutte contre la corruption», il nous faut décapiter le roi lui-même – peu importe que le royaume soit ensuite réduit en cendres dans des guerres civiles voyant de multiples imposteurs revendiquer le trône, tel est le prix à payer pour une démocratie moderne. Le Brésil a choisi de payer le prix.

Comment est-il possible de faire avaler cette histoire, dans un pays qui connaissait un développement économique continu et jouissait d’un prestige international allant sans cesse croissant ? En réalité, c’était très simple : exploiter le complexe d’infériorité des classes moyennes et supérieures brésiliennes, qui regardent avec dédain tout ce qui est brésilien et s’esbaudissent de tout ce qui provient des «pays riches», à savoir les pays occidentaux ou plus exactement la perfection mythologique des États-Unis. Ils croient que le modèle libéral occidental est le seul chemin qu’il soit possible de choisir pour une nation pour le développement social, économique et culturel, et que l’Occident n’y est parvenu que parce qu’il est «moins corrompu» et «plus démocratique» que le Brésil (cela s’applique tout autant aux pays Sud-américains non-alignés, que la classe moyenne brésilienne «éclairée» raille et dédaigne). Cette idée est martelée comme un axiome et n’est jamais remise en question. Peu importe qu’une fois, par exemple, 12 milliards de dollars de liquidités du gouvernement US se soient tout bonnement évaporés. Conformément à l’axiome ci-dessus, le Brésil est plus corrompu, et la corruption apparente doit être éradiquée à n’importe quel prix. Peu importe que les mêmes erreurs fiscales incertaines dont on accuse Dilma Roussef et pour lesquelles elle est destituée soient constamment mises en pratique à une échelle cent fois plus importante par l’armée US. Contaminées par le plus méprisable complexe d’infériorité anti-brésilien, les classes moyennes et supérieures brésiliennes ne voient pas que la belle oasis moderne, démocratique sans méfait à laquelle elles aspirent n’est rien d’autre qu’un mirage construit par des décennies de propagande minutieuse. La destination vers laquelle nous nous dirigeons n’est pas une oasis mais une falaise d’instabilité politique, d’humiliation internationale, de dépression économique, de pauvreté et de haine de classe.

Aussi cyniques et puissants qu’ils puissent être, le public et les médias poussent à une indignation sélective à l’encontre de certains cas de corruption, tandis qu’ils passent outre d’autres scandales de corruption bien plus importants (tels que les privatisations sous-évaluées de plusieurs milliards de dollars d’entreprises stratégiques sous le président néolibéral Fernando Henrique Cardoso durant les années 1990 ; le détournement de plusieurs milliards de dollars de fonds publics impliquant des conglomérats internationaux dans la construction du métro de São Paulo par le gouverneur libéral Geraldo Alckmin ; le trafic de drogue international de plusieurs milliards de dollars supposément orchestré par le candidat néolibéral défait Aécio Neves ; etc…). De tels scandales ne seraient pas anodins sans un vigoureux soutien institutionnel.

Dans la perspective d’emmener le Brésil vers la technocratie mythologique, moderne et démocratique faite d’«institutions fortes et indépendantes», les présidents Lula et Dilma Roussef ont renforcé un vaste réseau de superviseurs gouvernementaux anti-corruption, de chiens de garde et d’agences telles que le Contrôleur général de l’Union (CGU créé durant les derniers jours du prédécesseur de Lula), la Police fédérale (qui a enquêté sur plus de 2200 affaires durant la décennie 2002-2012 contre seulement 48 affaires dans les 8 années de gouvernement néolibéral qui avaient précédé) et le bureau du procureur général de la République (le procureur désigné par le président Fernando Henrique et en fonction de 1995 à 2003 a clos ou classé 459 des 626 enquêtes reçues, dont 4 étaient dirigées contre le président lui-même !). Ironiquement, à la manière d’un golem se retournant contre son rabbin, ces mêmes institutions ont traîné leurs créateurs et leurs bienfaiteurs vers la guillotine.

L’anti-corruption constitue un excellent carburant pour les changements de régimes, les revirements politiques et l’exercice du soft power en général, car c’est une tautologie, et cela permet ainsi de rallier les masses au moyen d’une légère instabilité politique ou économique. L’inepte obsession moraliste, soit dit en passant, est sensiblement similaire à ce qui a précédé les «révolutions twitter» au cours des dernières années.  Avec les retombées de la révolution ukrainienne de l’Euromaidan, des partisans exaltés ont occupé les manoirs du président Ianoukovitch et publié des images sur les réseaux sociaux qui se sont rapidement diffusées à travers les principaux médias d’information. Le gourou et astrologue brésilien néocon Olavo de Carvalho s’est aussitôt empressé de dire que le peuple du Brésil «pourrait bien être amené à reprendre à son compte la méthode ukrainienne» (voir la figure ci-dessous).

1Carvalho

Notre modèle est l’Euromaidan – a salué l’astrologue Olavo de Carvalho

Dans une série de tweets, il a déclaré :

1) La classe politique a manifesté un millier de fois son mépris à l’égard du peuple brésilien. 2) Ils ne pensent qu’à eux-mêmes et à la sûreté de leur existence aussi étriquée qu’un anus (sic). 3) Si, dans une ultime tentative de se maintenir en vie, ils essaient de mettre en œuvre le parlementarisme… 4) … alors la méthode ukrainienne [Euromaidan] sera la seule alternative pour le peuple brésilien.

Des lecteurs étrangers pourraient trouver cela ahurissant mais l’astrologue et chef de culte Olavo de Carvalho, qui se proclame lui-même «le plus grand philosophe brésilien», est en réalité pris au sérieux par la droite brésilienne. Ce n’est pas une figure marginale que l’on voit louer le modèle d’une Ukraine néo-nazie, appauvrie, déchirée par la guerre et fragmentée. L’un de ses livres se trouvait récemment être le plus vendu au Brésil.

Il y a des différences considérables entre Lula et Dilma, qui aident également à expliquer la chute du Gouvernement PT. Tandis que Lula n’avait aucun scrupule à serrer même la main de l’homme le plus recherché par Interpol Paulo Maluf, Dilma n’aurait même pas adressé la parole à des ministres notoirement corrompus ; elle aurait au lieu de cela fait transmettre des messages par l’entremise de commis. En 2015, le chef de l’opposition d’alors et membre du congrès notoirement corrompu Eduardo Cunha commença à engranger une dynamique contre Dilma Roussef dans la Chambre basse du Congrès. Après d’intenses négociations en coulisses, le PT de Dilma décida de ne pas protéger Cunha contre les accusations de corruption criminelle, perdant ainsi son soutien au Congrès. Si elle avait serré la main du Diable, comme Lula l’aurait fait, son gouvernement aurait probablement survécu. Mais la perte de Cunha signifiait la perte de la plus grande part du Congrès, et c’est ainsi que le destin du second terme de Dilma fut scellé.

Lula (left), Fernando Haddad (center) and Interpol-wanted Paulo Maluf (right)

Lula (à gauche), Fernando Haddad (au centre) et l’homme recherché par Interpol Paulo Maluf (à droite)

Léonardo Brito

Traduit par François, vérifié par Wayan, relu par Cat pour le Saker Francophone

Notes

  1. Ce programme tel qu’il est en réalité a été inspiré par Milton Friedman. Ironiquement, beaucoup de néolibéraux brésiliens l’ont décrié comme étant «socialiste».
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