Le programme du F-35 rogne sur les dépenses pour « terminer » le développement


Les dirigeants du programme remanient les procédures au lieu de veiller à la correction des vrais problèmes.


Par Dan Grazier – le 29 août 2018 – source pogo.org

Un pompier simule l’extraction d’un pilote blessé d’un F-35 Lightning II lors d’un exercice d’intervention en cas d’accident majeur (Photo: USAF / Samuel King Jr.)

Les officiels du programme interarmées F-35 procèdent à des reclassifications de problèmes de conception potentiellement mortels, sur le papier, pour en masquer l’importance, probablement dans le but d’empêcher le programme à 1500 milliards de dollars de dépasser à nouveau les délais et les budgets.

Le centre à l’information de la défense de Pogo (projet de supervision du gouvernement [POGO, l’éditeur de l’article, NdT]) s’est procuré un document montrant comment les officiels du F-35 s’y prennent pour recatégoriser plutôt que corriger des problèmes de conception majeurs, afin de pouvoir déclarer la phase de développement du programme comme terminée, sans devoir payer les dépassements, qui sont des pré-requis faisant cruellement défaut à une correction de ces soucis. Plusieurs de ces défauts, comme l’impossibilité pour un pilote de confirmer, par quelque moyen que ce soit, les données de ciblage de son arme avant d’ouvrir le feu, ou les dégâts causés à l’avion par la crosse d’appontage pour la variante de l’Air Force, présentent des implications potentiellement graves pour la sûreté et l’efficacité au combat.

Pogo s’est également procuré une copie du projet du Pentagone, jusqu’alors non divulgué, visant à contrôler les coûts, qui montre que les économies proposées peuvent rapidement se voir dépassées par l’accroissement des coûts du programme.

Corrections sur le papier

Dans les programmes d’acquisition, on appelle déficience un problème de conception qui affecte les performances ou la sûreté du système d’armes. Au cours du processus de test et d’évaluation, le personnel en charge des tests identifie et catégorise des déficiences de conception et les trie par sévérité dans les catégories I et II, chacune d’entre elle comportant des degrés de priorité. Les déficiences de catégorie I « peuvent provoquer la mort, des blessures graves, ou de graves maladies professionnelles ; peuvent générer la perte ou des dégâts importants sur un système d’armes ; limitent grièvement les capacités d’aptitude au combat de l’organisation usant le système ; ou résultent en un blocage des lignes de production ». Un rapport récent du Government Accountability Office (GAO, [l’équivalent de la Cour des Comptes américaine, NdT]) signalait qu’à la date du janvier 2018, le programme F-35 en présentait encore pas moins de 111. Les déficiences de catégorie II « pourraient compromettre ou restreindre la réussite d’une mission ». Le programme présentait 855 déficiences dans cette catégorie de défauts de conception significatifs, quoique moins catastrophiques.

Il apparaît que des pans entiers de ces travaux sont ignorés au nom de l’opportunisme politique et de la protection du budget du F-35.

Les ingénieurs qui s’emploient à évaluer les tests en vol du F-35 et à identifier les défauts de conception définissent la sévérité de ces derniers selon leur impact potentiel sur la sûreté et l’efficacité en mission, et émettent des recommandations de niveaux de catégorisation. Les agences de tests, les services, et le bureau du F-35 passent alors en revue ces recommandations, pour parvenir à des niveaux de classement agréés, qui sont dès lors saisis dans le système officiel de suivi des déficiences. Après 17 ans passés sur le programme, outre démontrer la complexité et l’incomplétude du développement réel du F-35, le grand nombre de déficiences restant mesurées prouve que de nombreuses personnes se sont employées consciencieusement à améliorer la conception de l’ingénierie pour le faire converger vers un état sûr et opérable. Maintenant qu’il est révélé que les responsables ont réalisé des corrections sur le papier pour faire apparaître ces graves défauts comme acceptables, il apparaît que des pans entiers de ces travaux sont ignorés au nom de l’opportunisme politique et de la protection du budget du F-35.

Il y a de quoi s’inquiéter quant à ces re-catégorisations de déficiences. Une copie des minutes du comité de révision des déficiences du F-35 du 4 juin 2018, récupérée par Pogo, montre que le comité a rétrogradé 19 déficiences graves (de catégorie I) en catégorie II, moins sévère, dont 10 déficiences sans plan d’action de correction défini. Dans quelques cas, le comité a suivi les recommandations des ingénieurs de tests, qui préconisaient de rétrograder les défauts. Pour les 19 autres, cependant, les minutes montrent que le comité a pris sur soi de modifier les catégorisations des déficiences, sans justification apparente ni preuve que les défauts en question étaient en fait moins graves qu’initialement évalué. Dans trois instances, des changements de statuts ont été réalisés « conformément aux directives du directeur de l’ingénierie » (DoE, [Director of Engineering, NdT]). Il est notable que Jay Fiebig, le directeur de l’ingénierie, n’a pas assisté à ces réunions. C’est, en lieu et place, Joe Krumenacker, directeur adjoint de l’ingénierie, qui a présidé les sessions.

Sans plus de documentation, il reste incertain de savoir si les 90 déficiences de catégorie I du F-35 restantes sont en cours de re-catégorisation selon les mêmes méthodes.

Ni le département de la défense, ni Lockheed Martin n’ont souhaité répondre à nos questions lors de cette enquête.

Les minutes montrent une déficience, dégradée par le comité le 4 juin, impliquant les systèmes d’urgence du F-35. Les équipes de test avaient déterminé que le transpondeur d’identification d’appareils amis ou ennemis, intégré au F-35, et qui communique avec le radar de contrôle du sol pour confirmer l’identité de l’avion, n’envoie pas de signal d’urgence automatiquement en cas d’éjection du pilote. Il est prévu que ce système bascule automatiquement en mode d’urgence, et transmette le code de détresse international 7700, qui prévient les contrôleurs aériens de l’urgence. Si un pilote venait à s’éjecter sans d’abord basculer manuellement le transpondeur pour qu’il émette le signal d’urgence – et un pilote en cours d’éjection aura rarement le temps ou la présence d’esprit de ce faire – des heures entières peuvent s’écouler avant que quiconque ne s’aperçoive qu’il a eu un problème, et encore moins qu’il s’est éjecté et que l’avion s’est écrasé. Les officiels qui avaient identifié ce problème de conception lui avait attribué la note de sévérité la plus haute, le classant comme une déficience « haute » de la catégorie I. Mais le comité de révision des déficiences l’a dégradé en problème « haut » de catégorie II, sans proposer de plan d’action corrective.

Ce n’est pas ainsi que le processus de développement est supposé fonctionner.

Les tests ont également permis d’identifier un problème avec la crosse d’arrêt, sur la variante F-35A de l’Air Force à décollage conventionnel. Le F-35A, à l’instar des autres appareil de l’Air Force, est équipé d’une crosse d’appontage à usage unique, prévue pour les situations d’atterrissage d’urgence, si le pilote détecte un problème de freinage. Les tests de la crosse d’appontage du F-35A ont commencé en 2016. Les ingénieurs de test ont découvert que la crosse d’arrêt provoque des dégâts sur l’avion, en raison d’un effet de « balancier ». Ils ont d’abord classé ce problème comme déficience de catégorie I, en le marquant comme « intermédiaire ». Lors du comité, le directeur adjoint de l’ingénierie, cette fois avec l’accord de sites de test, a dégradé la déficience en catégorie II de niveau « haute », avec comme instruction d’étudier les données de coûts de maintenance – et de remplacement – pour mieux définir la différence entre « dégât majeur » et « dégât non majeur » – mais sans proposer aucune solution au problème.

Une défaillance au combat dégradé par le comité présente le potentiel de mettre en danger la vie des soldats en opération. Comme signalé précédemment par des dirigeants des équipes de tests, les systèmes actuels du F-35 ne permettent pas en cours de mission au pilote de confirmer les coordonnées de la cible saisies dans les bombes à guidage de précision. Les pilotes ont accès aux informations qu’ils ont envoyées à l’arme, mais pas aux coordonnées effectivement implantées dans l’arme. Le directeur des tests opérationnels du Pentagone qualifie ce point comme grave dans son dernier rapport annuel. En situation de combat rapproché, les règles d’engagement exigent du pilote de vérifier les coordonnées implantées au niveau de l’arme, et de les énoncer au contrôleur au sol, pour éviter les pertes amies ou civiles. Cette situation se présente le plus souvent quand les soldats sont engagés dans un combat difficile, et demandent un soutien aérien urgent. Les équipes de test ont classifié cette déficience en catégorie I avec la mention « haute », mais le comité l’a dégradée en catégorie II de mention « haute », sans aucune indication de l’existence d’un plan de correction.

Mais le problème ne se cantonne pas à la nature des erreurs de conceptions dégradées par le comité. Prise séparément, chaque défaillance peut apparaître comme non compromettante au décollage d’un avion ; mais c’est l’accumulation de ces défauts qui fait monter dramatiquement la probabilité que l’appareil ne soit pas en mesure d’effectuer la mission qui sera demandée. En soi, le nombre de déficiences en attente de traitement constitue un problème pour les forces opérationnelles qui travaillent à intégrer le F-35 dans leurs flottes. Chaque déficience devient un problème qui pourrait clouer un appareil au sol ou forcer le pilote à abandonner sa mission. Avec l’accumulation de ces problèmes, conserver un taux de disponibilité des flottes acceptable se transforme en défi quasiment insurmontable. L’accumulation de ces déficiences du F-35 fait grossir de manière importante la charge de maintenance à laquelle les services ont déjà à faire face – et constitue une raison parmi tant d’autres pour lesquelles le programme F-35 présente poussivement un taux de pleine aptitude à la mission de 26%.

Deux F-35A, appartenant aux armées de l’air américaine et australienne, sont remorqués vers la ligne d’envol sur la base de l’armée de l’air de Luke, en Arizona, le 30 juillet 2018 (Photo: USAF / Staff Sgt. Jensen Stidham)

On peut comprendre en partie pourquoi le processus s’est déroulé ainsi à la composition du comité de révision de déficience qui s’est tenu le 4 juin. La liste des présents comprenait 11 membres du comité interarmées du chasseur F-35. Ces personnes ont tout intérêt à voir le programme se clôturer au plus vite. La liste intègre également 8 membres de l’équipe de tests intégrés de la base de l’armée de l’air d’Edwards et 3 de la même équipe provenant de la Naval Air Station Patuxent River. Des sources très impliquées dans ce processus ont indiqué à Pogo que les 11 membres des équipes de tests intégrés travaillent effectivement pour le bureau du programme du F-35. Ils répondent en dernier ressort aux services, dont les hauts dirigeants veulent compléter rapidement le processus de développement et entamer la phase de tests opérationnels initiaux et d’évaluation (IOT&E [Initial Operational Test and Evaluation, NdT]) pour le 15 septembre 2018, sans laisser les déficiences ralentir les achats d’appareils F-35 neufs dans l’intervalle.

Alors même que les tests opérationnels sur des appareils F-35 perclus de déficiences constitue une menace grave à la réussite du processus IOT&E – qui est l’obstacle légal principal pour que le programme puisse être estampillé comme prêt à la mise en production à pleine cadence – seuls trois membres de l’équipe inter-armée de tests opérationnels du chasseur F-35 étaient présents au comité de révision des déficiences. Remarquablement, le plus haut gradé de cette équipe de tests interarmées présent à ce comité était un major, ce qui souligne l’absence des officiers hauts gradés dirigeant l’équipe ou les diverses agences de tests opérationnels.

Chaque déficience devient un problème qui pourrait clouer un appareil au sol ou forcer le pilote à abandonner sa mission.

De même, les forces opérationnelles de combat étaient bien mal représentées lors des décisions de rétrogradation des déficiences. Un seul représentant des forces opérationnelles, portant le grade de lieutenant-colonel du commandement de l’armée de l’air, était présent. La Navy et le corps des Marines n’étaient pas du tout représentés. En d’autres termes, alors même que les flottes d’appareils de combats des trois services seront principalement constituées de F-35s à l’avenir, les dirigeants des forces opérationnelles, qui représentent les hommes et femmes qui devront embarquer en conditions de combat dans ces avions, n’ont rien à dire sur les niveaux de priorité des déficiences du F-35.

Les règles d’acquisition du département à la défense stipulent que toutes les déficiences critiques doivent se voir résolues avant qu’un programme ne puisse dépasser le stade de production en petite série, sauf si les dirigeants disposant de l’autorité de décision majeure valident un écart. Dans le cas du F-35, c’est Ellen Lord, sous-secrétaire à la défense pour l’acquisition et l’entretien, qui dispose de l’autorité pour décider si les problèmes doivent d’abord être résolus, ou si le programme peut continuer sans corrections.

Des centaines de défauts de conception

Cet instantané du fonctionnement – ou du dysfonctionnement – du bureau du programme F-35 face aux déficiences de conception arrive peu de temps après que le GOA [cour des comptes, NdT] ait publié son évaluation annuelle du programme, listant quelques 966 défauts de conception non résolus. De manière quelque peu déroutante, le sous-titre du rapport est « Le développement est presque terminé, mais les déficiences qui ont été détectées lors des tests doivent être résolues ».

« Si des déficiences sont apparues  pendant le développement et restent non résolues, alors il est manifeste que le développement n’est pas prêt d’être terminé », a déclaré à Pogo Thomas Christie, un directeur des tests opérationnels et évaluations dans l’administration de George W. Bush.

Depuis des mois, Les dirigeants du programme F-35 n’ont eu de cesse que de répéter que le programme arriverait en fin de phase de développement au cours de l’année [2018]. Il a fallu presque deux décennies pour arriver à ce stade. Le rapport du GAO décrit de manière crue à quel point le programme a déraillé depuis son lancement à la fin du siècle dernier. Si l’on s’en réfère aux prévisions du programme F-35 de l’année 2003, la phase de développement devait être terminée avant 2010, les services devant recevoir 1966 appareils avant 2019. Mais produire un appareil qui devait intégrer un grand nombre de technologies non éprouvées s’est vite heurté aux réalités, et on a vu les statistiques de production tomber en flèche alors que les prix montaient.

(Source: GAO-18-321)

Quand les dirigeants du programme F-35 en appellent arbitrairement à la fin de la phase de développement pour septembre [2018], ils ne font que retarder l’inévitable : le travail de développement est inachevé – et va soulever de nouveaux dépassements de budgets.

Les échecs à adresser ces problèmes de conception menacent à présent le processus de test opérationnels initiaux et d’évaluation, prévu pour septembre 2018. Cette phase de tests-terrain sera employée pour évaluer la pertinence du F-35 dans des scénarios de combat réalistes. Elle servira également à déterminer si le système dans son ensemble, avec la maintenance et la logistique intégrées, est soutenable et peut apporter la disponibilité et la fiabilité nécessaire à son usage par les armées. Des évaluateurs, indépendants des services, vont analyser les résultats de ces tests opérationnels pour le compte du haut dirigeant du Pentagone aux tests des armes, le directeur des tests opérationnels et des évaluations, qui publiera à son tour un rapport directement au secrétaire de la défense et au congrès.

Selon les lois fédérales, la production à taux plein ne peut pas être lancée avant que le directeur des tests ait publié un rapport établissant « si les résultats de chaque test et évaluation confirment que les éléments ou composants testés sont fonctionnels et utilisables en conditions de combat ». Pour le programme F-35, la dénomination « petite série » de l’expression « production initiale en petite série » est devenue un terme nébuleux. Lockheed Martin a été payé pour produire 90 F-35s perclus de déficiences cette année. On peut difficilement considérer ce nombre comme « petite série » : il s’agit de 56% des 160 appareils à livrer chaque année dans les prévisions de production à taux plein, actuellement prévue pour 2023.

Les dirigeants du programme F-35 projettent de répondre à ces problèmes à l’issue de la phase de développement en cours, dans une phase délirante de leur invention dénommée « phase de modernisation en continu » [Follow-on Modernization phase, NdT], précédemment dénommée Block 4, et parfois également appelée « développement et livraison à capacité continue » [Continuous Capability Development and Delivery, NdT]. Mais quel que soit le nom dont on l’affuble, en pratique il ne s’agit de rien d’autre que d’une poursuite de la phase de développement péremptoirement arrêtée, qui en plus ajoutera son lot de technologies nouvelles et non testées au système – tout cela caché dans le cadre « développement et livraison à capacité continue » qui supprime délibérément les jalons planifiés dans la livraison de fonctions bien définies et spécifiques.

Couper court au développement et lui substituer une nouvelle phase de modernisation teintée de flou est la manière que le bureau du programme du F-35 a trouvé pour ne pas reconnaître les immenses dépassements budgétaires et débordements de calendrier, sachant que le congrès a d’ores et déjà payé nombre de dépassements en recherche et développement, et a critiqué de manière répétée les nombreuses années d’effilochage de la durée du programme. Des questions restent en suspens : le programme présentera-t-il jamais la capacité de terminer toutes les corrections nécessaires à la phase de développement – capacités qui exigent l’agrandissement des laboratoires d’intégration système, les laboratoires de logiciels de mission, les appareils de test, le nombre d’heures de tests en vol, et le personnel de test.

En raison de l’incorporation au F-35 d’un nombre important de technologies risquées et non-développées, qui ne remplissent pas leurs promesses, le programme n’a jamais atteint les capacités nécessaires dans ces domaines, pas même au commencement de la phase de développement. C’est cela, additionné des 966 défauts de conception sans résolution qui constituent les principales raisons du dépassement de plusieurs années du calendrier du programme. Il reste à élucider la manière que les dirigeants du projet comptent employer pour répondre à la montagne de déficiences, tout en développant de nouvelles fonctions non testées, et en se tenant au calendrier établi pour atteindre la production à taux plein en 2023. La solution qu’ils soutiennent actuellement, comme le démontrent les minutes du comité de révision des déficiences, consiste à les faire disparaître avec un papier et un stylo.

Le programme de modernisation en continu présente tous les critères d’éligibilité à être considéré comme un nouveau programme majeur d’acquisition de défense (MDAP [Major Defense Acquisition Program, NdT]), mais les dirigeants du Pentagone ont catégoriquement résisté aux tentatives de le classifier comme tel, probablement pour ne pas se voir contraints par les limites de budgets, les agendas à respecter, et les demandes de suivi détaillé que cela soulèverait. Les règles de fonctionnement du département de la défense définissent le seuil minimal d’un MDAP à soit 480 millions de dollars en recherche, développement, et tests, ou à 2,79 milliards de dollars d’acquisition. Les dernières estimations, quoi qu’indubitablement optimistes, dépassent ce seuil de loin, et positionnent les coûts liés à la finalisation du développement du F-35 à hauteur de 10.8 milliards de dollars d’ici 2024.

Le personnel de chargement du 33ème escadron de maintenance aérienne se prépare à prendre part au premier concours annuel de chargement du F-35A Lightning II sur la base de l’armée de l’air d’Eglin, Fla., le 5 février 2016. (Photo: USAF / Senior Airman Andrea Posey)

Le coût unitaire moyen de chaque F-35 a plus que doublé, d’une valeur initiale en 2001 de 62,2 millions de dollars, à une moyenne de 158,4 millions de dollars en 2018. Le programme présente également 12 années de retard. Définir à ce stade de nouveaux objectifs budgétaires et calendaires sur le programme constituerait probablement un aveu d’échec trop important pour le Pentagone, car cela mettrait une énorme pression sur les législateurs du Capitole pour mettre fin à l’entreprise dans son ensemble.

En être rendus à attendre un quart de siècle pour voir la conception du F-35 achevée est la preuve du prix désastreux que nous payons en regard de la décision du Pentagone de lancer un développement et une mise en production en parallèle d’un système d’armes supplémentaire, qui intègre délibérément de nombreuses technologies non développées et non testées. L’histoire récente est remplie d’exemples de programme avec des dépassements de délais incroyables, des dépassements de budgets, et des échecs technologiques, avec les programmes F-111, C-5, B-70, B-1, B-2 et F-22.

Frank Kendall, ancien responsable aux acquisitions du Pentagone, a notoirement décrit les pressions à acheter des F-35s avant la clôture du processus de développement comme des « malversations ». Le Pentagone, 25 ans après l’erreur pourtant bien documentée du programme tri-service F-111, a remis sur le tapis le même projet voué à l’échec avec le F-35, en 2001, allant vendre au congrès un appareil commun pour les 3 corps d’’armée, qui soi-disant serait source d’économies, et cerise sur le gâteau, y a ajouté l’erreur supplémentaire de vouloir réaliser un développement « concurrent », mêlant les phases de conception et de production. Le doublement du prix unitaire de chaque F-35 vient clairement l’établir : le contribuable américain paye très cher les affirmations trompeuses selon lesquelles les trois versions du F-35 auraient 70 à 90% d’éléments en commun ; dans la réalité ils présentent 20 à 25% d’éléments en commun. C’est jusqu’au lieutenant-général Christopher Bogdan, ancien responsable du programme F-35, qui s’est exprimé contre les programmes interarmées à l’avenir, soulignant les difficultés et les compromis associés à l’équilibrage des prérequis contraires entre eux des trois branches de l’armée, chacune ayant des missions différentes. Le F-35 vient en apporter la preuve après le F-111 : les programmes de développement d’aéronefs interarmées font monter les coûts et amènent à des conceptions sous-performantes.

888 initiatives de réductions de coûts

Diverses tentatives sont en cours pour reprendre le contrôle des coûts pharaoniques du programme.

Fin 2016, le président élu Trump avait notoirement, et justement, mis en doute l’efficacité du programme F-35 face aux dirigeants du Pentagone, puis avait soudainement fait volte face et l’avait qualifié de super programme. Désormais, il chante les louanges de l’appareil, et a même posé en photo avec un F-35 qui avait été remorqué jusqu’aux jardins de la Maison Blanche. Le secrétaire à la défense James Mattis et son adjoint, Patrick Shanahan, ont également émis de vives critiques sur la gestion des coûts de Lockheed Martin.

Le président Donald Trump discute avec Marilyn Hewson, PDG de Lockheed Martin, à droite, et le directeur et pilote de test en chef Alan Norman, devant un F-35, dans le cadre de sa participation à un événement “Produits fabriqués aux USA” à la maison blanche, à Washington (Evan Vucci/AP)

Cette pression publique émanant du Pentagone lui-même avait amené le bureau du programme F-35 à établir un rapport début 2017, explorant les pistes pour tasser les coûts effrénés qui menaçaient de rendre le programme inabordable ; Pogo s’était procuré une copie du rapport en question grâce à la loi sur la liberté de l’information.

L’étude de soutenabilité du F-35, tout en dépeignant clairement la complexité du programme, ne propose que des économies modestes et largement hypothétiques.

Par exemple, une proposition est de regrouper les achats pour les lots de productions en petite série 12, 13 et 14, approuvés dans la loi d’autorisation de la défense de l’an dernier et soumis à des conditions de coûts. Le programme estime qu’un engagement d’achat sur 3 années pourrait générer une économie d’environ 2 milliards de dollars. Outre le fait qu’établir un engagement d’achat sur trois années pour un avion qui n’a pas été approuvé pour la production à taux plein viole l’esprit, sinon la lettre, des lois fédérales encadrant les projets de fournitures pluriannuels, les dirigeants du programme ont probablement surestimé les économies que cela générerait d’une bonne moitié. En octobre 2017, l’estimation avait été revue et corrigée à 1,2 milliards de dollars pour les USA plus les pays partenaires du F-35. Le bureau du pentagone à l’évaluation des coûts et des programmes (CAPE [Cost Assessment and Program Evaluation, NdT]) avait à son tour envoyé une douche froide sur cette nouvelle estimation : dans une lettre qu’Inside Defense avait été le premier à éventer en juin [2018], les dirigeants du CAPE écrivaient que les économies pour les USA ne dépasseraient sans doute pas les 300 millions de dollars, soit à peine 0.08% du total établi à 400 milliards de dollars.

Le document comprend une annexe, qui décrit les initiatives que le bureau du programme F-35 entend mener pour garder les coûts sous contrôle. Bien naïf serait l’observateur – même lointain – du programme F-35 qui ressentirait de la surprise à découvrir que ces listes sont plutôt importantes. Elles sont constituées d’un total de 888 initiatives réparties en trois grandes catégories : développement, production, et entretien.

Certaines de ces idées constituent des stratagèmes diminuant l’engagement de performances du programme. Les initiatives de la catégorie développement intègrent ainsi une proposition pour sabrer 3800 points de tests du programme de test, estimant que cela ferait gagner 10 mois de vols de tests. Les initiatives de la catégorie production s’apparentent surtout à des achats groupés, mais intègrent également 244 améliorations de fabrication et de matériels, estimant leur impact à 234,6 millions de dollars d’économies. Les économies les plus importantes à ce stade sont portées par la catégorie entretien du programme. Les dirigeants du programme déclarent avoir identifié 60,7 milliards de dollars d’économies potentielles, répartis sur 514 initiatives, dont des économies futures pas encore évaluées. Le temps seul pourra déterminer si ces efforts apporteront des fruits – ou si ces fruits seront dévorés par les dépassements de coûts immenses associés aux corrections des 966 déficiences.

Le projet de soutenabilité ne prend pas en compte le fait que les F-35s dont nous disposons déjà continuent de présenter des problèmes de conception connus, qu’il va bien falloir corriger un jour : il s’agit d’une sanction inévitable du travail en mode concurrent. Presque 300 F-35 ont d’ores et déjà été livrés aux trois corps d’armées. Chacun de ces appareils – plus les 300 aéronefs prévus à l’acquisition avant que le rapport final de IOT&E déclare – ou pas – que l’avion est prêt pour le combat attend une myriade de corrections pour les déficiences dont ils sont perclus, sans même encore parler des défauts qui seront mis au jour par les tests opérationnels, par nature plus rigoureux. Le GAO estime que le portage de ces corrections sur les appareils achetés dans les débuts du cycle de production occasionnera un excédent supplémentaire d’au moins 1,4 milliards de dollars. De fait, le programme a déjà dépensé des sommes plus importantes que cela en portant des corrections déjà définies aux F-35 déjà existants : le Pentagone a dépensé plus de 1,5 milliards de dollars dans la mise à jour de F-35 depuis 2012. La loi 2019 d’autorisation pour la défense nationale porte déjà à elle seule 305 millions de dollars pour porter des corrections de conception dans les F-35 récemment acquis et livrés.

Le sergent Danny Pereira réalise une opération de maintenance sur le F-35 Lightning II lors d’opérations, le 20 juin 2013, sur la base aérienne d’Eglin, Fla.e (Photo: USAF / Marvin Lynchard)

Paradoxalement, alors que le prix en rayon du F-35 attire largement l’attention, ce sont les coûts de possession de l’appareil qui pourraient finir par couler le programme. Les coûts de soutenabilité du programme ont déjà tellement monté que les dirigeants du Pentagone envisagent d’amputer la flotte de F-35 de l’Air Force d’un tiers, soit 509 appareils, juste dans l’espoir d’équilibrer les comptes.

Le contrat d’avril 2018, accordé à Lockheed Martin, et dédié à sa fourniture de services pour la flotte de F-35 déjà existante, illustre la hauteur vertigineuse de ces coûts de possession. Lockheed va toucher pas moins de 1,4 milliards de dollars pour la fourniture de « maintenance de systèmes aériens ; la logistique de la chaîne d’approvisionnement et plus ». Ce contrat concerne les opérations de support pour 280 F-35s, soit 5 millions de dollars par appareil pour une seule année. Quand la flotte va croître jusqu’au nombre actuellement prévu de 2443 aéronefs, le contribuable américain devra s’attendre à s’acquitter de 12,2 milliards de dollars par an auprès de Lockheed Martin pour que les appareils restent en vol.

Ce problème ne se restreint pas au F-35. En décembre 2017, le gouvernement a également attribué à Lockheed Martin un contrat similaire pour le chasseur F-22, pour plus de 3,7 millions de dollars par appareil et par an. Bien entendu, cela faisait suite à l’attribution d’un contrat à Pratt & Whitney pour les opérations de support sur les moteurs F-119 dont sont équipés les avions F-22. Ce contrat-là prévoit une dépense de 4,5 millions de dollars par F-22, rien que pour les moteurs. Ce qui porte le coût total de support par F-22 à 8,2 millions de dollars par an.

Les dirigeants du gouvernement américain ayant bien piteusement négocié au nom du peuple américain, les droits de propriété intellectuelle [pourtant intégralement réglés par le contribuable, NdT] du programme F-35, comme ceux du programme F-22, reviennent intégralement à Lockheed Martin (et à Pratt & Whitney), ce qui leur donne toutes les cartes dans les négociations à venir pour les mises à jour et les contrats de support annuels.

Pour ne prendre qu’un seul exemple, le F-35 ne peut pas fonctionner sans système d’information de logistique autonome (ALIS, [Autonomic Logistics Information System, NdT]). Ce réseau information complexe et incroyablement obscur combine la planification des missions de combat, l’analyse de menaces, les diagnostics de maintenance, les livraisons de pièces de rechange, et leur planification. C’est Lockheed Martin qui détient et fait fonctionner le réseau, si bien que sans Lockheed, aucun corps d’armée ne pourrait faire voler l’avion dont il est supposément propriétaire. Tant que le gouvernement n’aura pas acheté les droits sur les données du programme, le seul « choix » possible sera de continuer de payer Lockheed Martin quelles que soient ses exigences. Si le sujet des droits de propriété intellectuelle n’est pas adressé, les tentatives du gouvernement de prendre le contrôle des coûts du programme s’apparenteront surtout à des gesticulations impuissantes, les choses étant considérées dans leur ensemble.

Certes, toute tentative de réduction de coûts sur ce programme pharaoniquement dispendieux doit être applaudie, mais l’étude de soutenabilité du F-35 en soi se montre très révélatrice des problèmes fondamentaux du programme. Le bureau du programme F-35 affirme que l’étude « a instillé une culture de conscience des coûts, assurant que les décisions à tous les échelons du programme prennent en compte l’impact de chaque décision ». Pourquoi les dirigeants ont-ils donc attendu 2017 pour ce faire, alors que cette culture aurait du être cultivée depuis le début du programme? Ou – encore mieux – le Pentagone aurait pu choisir un programme moins complexe, moins risqué, et suscitant moins d’opérations concurrentes depuis le début, et prévenir ainsi l’emploi de tous les stratagèmes que nous constatons aujourd’hui, presque deux décennies après.

Conclusion

Malgré toutes les annonces du Pentagone, la phase de développement du programme F-35 ne sera pas terminée cette année, ni même avant de nombreuses années. Le document du comité de révision des déficiences du F-35 révèle que les dirigeants du bureau interarmées du F-35 n’essaient même pas de s’occuper des défauts de conceptions graves, mais qu’ils s’occupent de les maquiller pour pouvoir déclarer la phase de développement comme achevée sans exploser une nouvelle fois le budget ni le calendrier. Au lieu de cela, et sans l’admettre, ils poursuivront les travaux de développements et de corrections plus tard, c’est à dire, au cours de leur nouvelle phase amorphe désignée comme une « modernisation », sans avoir à répondre des contraintes et responsabilités imposées par un échéancier et un budget de référence.

Le Congrès – au lieu d’exercer son autorité de supervision pour empêcher les inévitables dépassements de coûts, dégradations de performances, et risques de sûreté générés par ces subterfuges bureaucratiques – a récompensé le programme en lui assignant des milliards de budget supplémentaires chaque année, pour les trois années à venir.

Les hommes et femmes qui devront mettre leur vie à la merci de ces avions en conditions de combat, et les contribuables s’acquittant de la facture somptueuse, méritent mieux de la part de leurs responsables militaires, de leur secrétariat à la défense, et de leur congrès.

POGO est une organisation américaine se dédiant à la supervision des activités du gouvernement américain, qui enquête et met à jour le gaspillage, la corruption, les abus de pouvoir, et les échecs du gouvernement américain à servir le public ou ses tentatives de réduire au silence ceux qui dénoncent ses errements

Note du Saker Francophone

On avait déjà publié en avril 2018 un article très fouillé de Pogo sur le F35, et a également traduit en août 2018 une présentation du chasseur F-15X, qui contraste singulièrement avec le F-35, et dont on ne peut pas se priver de sourire vu le nombre de fois que le laudateur du F-15X se sent obligé de décrire ce projet comme non agressif envers le F-35.

Traduit par Vincent, relu par Cat, vérifié par Diane pour le Saker francophone

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