Biden a-t-il le choix ? Peut-il accepter un règlement négocié avec les trois adversaires que l’Amérique s’est donnée pour mission de combattre : la Russie, la Chine et l’Iran ?
Par Alastair Crooke – Le 30 décembre 2021 – Source Strategic Culture
Pat Buchanan, ancien candidat à trois reprises à la présidence des États-Unis et aujourd’hui commentateur politique, écrit : l’humeur actuelle de l’Amérique en ce Noël 2021 semble bien résumée par Jimmy Carter dans son « discours du malaise » en juillet 1979, quelques jours avant qu’il ne licencie la moitié de son cabinet. « La menace » pour l’Amérique, disait Carter, « est une crise de confiance. C’est une crise qui frappe le cœur, l’âme et l’esprit même de notre volonté nationale. Nous pouvons voir cette crise dans le doute croissant sur le sens de nos propres vies et dans la perte d’un but commun pour notre nation ».
« En vérité », écrit David Shribman à propos de « ce discours embarrassant », « les malheurs du pays étaient palpables, et visibles dans les files d’attente pour l’essence ; dans les relations honteusement mauvaises [du président] avec les autres Démocrates, y compris le président de la Chambre ; dans l’inflation qui a dépassé 11 % le mois où il a prononcé ce discours. » Et tout cela quatre mois avant que le sénateur Edward M. Kennedy du Massachusetts ne déclare son intention de défier Carter pour l’investiture démocrate à la présidence et que des étudiants iraniens ne capturent des diplomates américains et ne les prennent en otage.
Le discours de Carter, qui reflète l’humeur de la nation, est d’abord bien accueilli. Mais lorsque son discours funèbre a été comparé avec l’optimisme de Ronald Reagan, Carter est renvoyé. Il a perdu 44 États.
Qu’est-ce que cette vieille histoire a à voir avec nous aujourd’hui ? Peut-être beaucoup. La crise actuelle – en termes de politique étrangère – est peut-être différente, mais lisez alors ce qui suit, tiré de la page éditoriale du Washington Post du 26 décembre 2021 : « En ce Noël, l’espoir peut sembler insaisissable. Mais le désespoir n’est pas la réponse ». C’est ce qu’écrit le chroniqueur Michael Gerson dans une chronique de Noël particulièrement poignante. L’article de Gerson aborde les raisons trop nombreuses du désespoir de la société – la terrible persistance du coronavirus, la menace imminente d’une planète bouleversée par le changement climatique, les tensions continues de l’injustice raciale et la hausse de la criminalité, etc : « Tout semble crier en chœur de manière chaotique : ça ne va pas mieux », écrit Gerson.
La crise américaine d’aujourd’hui découle d’une position politique commune adoptée par l’axe Russie-Chine, qui a carrément dit à l’OTAN de retirer ses chars et ses missiles de la pelouse de la Russie et de la Chine, et de ne plus s’en approcher, une bonne fois pour toutes. Pour l’instant, ce quasi-ultimatum est ouvert à une résolution politique. Mais plus pour longtemps. Par la suite, la conversation sera menée dans un idiome militaro-technique.
L’issue de cette crise va probablement réécrire de manière décisive l’architecture de sécurité sur le continent européen pour toute une génération (et, aussi, créer un précédent pour l’architecture du Pacifique et du Moyen-Orient). Elle pourrait aboutir à l’aspiration de longue date de l’équipe Biden à une réussite politique pour compenser la débâcle de Kaboul. Ou bien, l’incapacité à la gérer efficacement deviendra un autre marqueur de la faiblesse américaine et de l’effritement du partenariat transatlantique.
Une partie de ce que propose la Russie sera acceptable pour certains éléments de l’OTAN. En réalité, certains dirigeants européens, conscients de la fragilité de la situation économique de l’Europe, ne veulent pas se confronter à la Russie en poussant l’adhésion à l’OTAN plus loin que ce qui a déjà été fait, même s’ils continuent à évoquer du bout des lèvres la possibilité d’une future expansion. Le débat sur l’expansion de l’OTAN dans les années 1990 et 2000 était loin d’être facile, de nombreux dirigeants européens estimant que l’Alliance ne devait pas s’étendre aux anciennes républiques soviétiques. Aucun consensus facile n’a été trouvé.
Après le sommet de l’OTAN à Varsovie en 2016, l’alliance a décidé d’augmenter sa « présence avancée renforcée » en Estonie, en Lettonie, en Lituanie et en Pologne – chacune de ces régions partageant une frontière avec la Russie (la Pologne et la Lituanie sont limitrophes de la ville russe de Kaliningrad).
Maintenant que l’OTAN ne peut pas aller beaucoup plus loin vers l’est en Europe, à part offrir à l’Ukraine une adhésion pleine et entière (le processus a déjà commencé), l’OTAN s’est tournée vers l’OTAN-isation furtive de l’Ukraine – tout en affirmant qu’une adhésion précoce de l’Ukraine n’est pas envisagée, mais reste simplement « ouverte » pour l’avenir.
Aujourd’hui, le défi direct de Moscou adressé à Biden est d’exiger que l’incertitude stratégique soit levée. Elle veut que l’OTAN garantisse par écrit qu’elle n’admettra pas d’autres ex-Républiques soviétiques dans l’alliance de la guerre froide, vieille de 70 ans, à savoir l’Ukraine, la Géorgie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan.
L’Occident avance de nombreux arguments pour ne pas accéder à la demande de Poutine, comme la crainte d’une « contraction stratégique » des États-Unis et la fin de la doctrine selon laquelle l’option d’adhésion à l’OTAN est « ouverte » à tous les États européens. (« Ouverte » est souvent un euphémisme pour désigner des pressions flagrantes exercées sur les États pour les inciter à adhérer).
Cependant, la réapparition du « malaise » américain pourrait s’avérer décisive pour déterminer la réponse de Washington : le « discours du malaise » de Jimmy Carter n’a en fait jamais utilisé le terme « malaise ». Il parlait d’une « crise de confiance ». Il enrôlait les Américains dans la lutte contre ce que Carter appelait « une menace fondamentale pour la démocratie américaine ». Il exhortait le public à faire face au « doute croissant sur le sens de nos propres vies » et, bien que la popularité de Carter ait brièvement augmenté après ses remarques, ses chiffres dans les sondages sont rapidement retombés à leur plus bas niveau.
Buchanan, notant les sondages tout aussi bas de Biden, soulève quelques questions fondamentales :
Combien de temps une démocratie peut-elle durer si elle continue à susciter un tel rejet de la part du peuple au nom duquel elle prétend agir ?
Combien de temps avant que le peuple américain, qui manifeste constamment un manque de confiance dans la branche populaire du gouvernement et dans la voie qu’elle emprunte pour diriger la nation, ne commence à perdre confiance dans le système démocratique lui-même ?
Il est clair que l’une des raisons de notre division actuelle et de notre malaise national est que nous avons perdu la grande cause qui animait les générations précédentes : la guerre froide.
Les Américains n’ont trouvé aucune cause de substitution pour remplacer la guerre froide et aucun adversaire de substitution comme le défunt empire soviétique.
Le « nouvel ordre mondial » de George H.W. Bush n’a enthousiasmé que les élites. La croisade pour la démocratie de George W. Bush n’a pas survécu aux guerres perpétuelles d’Afghanistan et d’Irak qu’il a lancées en son nom.
L’« ordre fondé sur des règles » du secrétaire d’État Antony Blinken connaîtra le même sort.
Voici le nœud de la crise présentée par Poutine à Biden : ce dernier risque-t-il de subir le sort de Carter ? Le propos de Buchanan est que les Américains n’ont trouvé aucune cause de substitution pour remplacer la guerre froide et aucun adversaire de substitution comme le défunt empire soviétique. Et maintenant, Poutine et Xi l’invitent à « annuler » son « ordre fondé sur des règles » tant vanté, et à accepter les « lignes rouges » fixées par les adversaires que s’est choisis l’Amérique.
Darel Paul, professeur de sciences politiques au Williams College, explique précisément pourquoi l’Amérique ne peut renoncer à avoir des adversaires avec lesquels elle doit lutter et qu’elle cherche à soumettre :
« Le débat sur l’identité nationale américaine est maudit, sept fois maudit », commente Paul avec ironie :
Les États-Unis constituent-ils même une « nation » ? Dans le sens d’une ascendance commune (la racine de « nation » est le latin nasci, naître) – clairement non. La crainte généralisée de voir apparaître un caractère ethnique de l’identité américaine suscite une hostilité considérable envers l’idée même de nationalisme. La plupart des élites américaines préfèrent des mots comme « patriotisme »… Le problème de cette conception du patriotisme est qu’il s’agit d’un ciment faible. L’histoire récente des États-Unis en offre de nombreuses preuves. Plutôt que des objets d’accord – la liberté, l’égalité, les droits individuels et l’autonomie gouvernementale sont au contraire [aujourd’hui] des objets de discorde.
Nous en arrivons ici au véritable ciment de l’Amérique : depuis la fondation du pays dans les feux de la guerre, les États-Unis ont été un empire républicain expansionniste incorporant toujours de nouvelles terres, de nouveaux peuples, de nouveaux biens, de nouvelles ressources, de nouvelles idées. Cet « empire de la liberté », comme l’appelait Thomas Jefferson, ne connaissait pas de limites … L’expansion militaire, commerciale et culturelle continue depuis Jamestown et Plymouth à cultiver l’agitation, la vigueur, l’optimisme, la confiance en soi et l’amour de la gloire pour lesquels les Américains sont connus depuis longtemps. Le ciment de l’Amérique a donc toujours été ce que Niccolò Machiavelli appelait la virtù au service d’un « commonwealth en expansion ». Une telle république est toujours en tumulte, mais un tumulte qui, s’il est bien ordonné, trouve sa gloire …
Le mouvement vers l’avant devient ainsi l’élément vital d’une telle communauté. Sans elle, le but des liens civiques d’unité est inévitablement remis en question. Une Amérique qui n’est pas un glorieux empire républicain en mouvement n’est pas une Amérique, point final. Cette partie du mythe américain, Lincoln ne l’a pas formulé à Gettysburg.
Depuis les années 1960, la gloire de l’empire américain de la liberté s’est ternie. Depuis le milieu des années 2010, elle fait l’objet d’une attaque interne soutenue. Les échecs de l’objectif national au Vietnam, en Irak et en Afghanistan sont amplifiés par l’échec de la mondialisation à générer une richesse commune pour le commonwealth. Si les Américains ne sont pas unis pour une grandeur républicaine expansionniste, à quoi servent alors toutes ces races, croyances et cultures fissipares ? Si la croyance que l’autonomie peut disparaître de la terre si les Américains ne sont pas unis a pu être plausible en 1863 ou en 1941, elle est difficile à vendre en 2021.
Le discours du malaise de Carter, qui reflétait l’humeur de la nation à l’époque, a été initialement bien accueilli. Mais face à l’optimisme de Ronald Reagan à propos de l’Amérique, Carter est humilié dans les sondages. « Nous parlions tous d’une ‘ville étincelante au sommet de la colline’ – et d’optimisme », a déclaré en 2019 Kenneth Duberstein, le dernier chef de cabinet de Reagan à la Maison Blanche.
Biden a-t-il réellement le choix ? Peut-il acquiescer à un règlement négocié avec les trois adversaires que les États-Unis se sont attribués : la Russie, la Chine et l’Iran ? Sans aucun doute, il peut demander à Jake Sullivan d’exposer toutes les plaintes de l’Amérique contre l’action de la Russie, mais peut-il survivre au fait de dire au public américain que la fin du siècle américain est prédestinée au vu de la dynamique actuelle du pouvoir mondial ?
Pourra-t-il dire, comme Carter, « Ce n’est pas un message de bonheur ou de réconfort, mais c’est la vérité – et c’est un avertissement ».
Ou bien, la « présence avancée renforcée » de l’OTAN trouvera-t-elle simplement un souffle nouveau en Ukraine ?
Alastair Crooke
Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker Francophone