«...Eh bien, en échange du pétrole, du gaz et de l’uranium russes, les pays occidentaux paient la Russie en dollars, dont le pouvoir d’achat est exagérément gonflé par rapport au pétrole et à l’or. Mais Poutine utilise ces dollars uniquement pour retirer de l’or-métal de l’Ouest, dont le prix est sous-évalué par rapport au dollar. Merci l’Occident !»
Par Dmitry Kalinichenko – Le 15 novembre 2014 – Source : Fort Russ
Quand on parle de Poutine en Occident, on a l’habitude de rappeler que c’est un ancien officier du KGB. Et donc que c’est quelqu’un de cruel et d’immoral. On dénigre Poutine à tout propos. Mais personne n’a encore osé l’accuser de manquer d’intelligence.
Toutes les accusations contre lui ne font que mettre en évidence son habileté à analyser une situation vite et bien, et à prendre des décisions politiques et économiques claires et équilibrées.
On prend souvent l’image, dans les médias occidentaux, du grand maître d’échecs, réalisant une démonstration publique contre plusieurs joueurs. C’est une comparaison tout à fait exacte : il suffit de suivre les récentes évolutions des économies américaine et occidentales en général.
En dépit de nombreux cris de victoire, façon Fox news et CNN, l’économie occidentale menée par les Américains est, aujourd’hui, tombée dans le piège de Poutine. Et personne à l’Ouest ne voit ni ne trouve la sortie. Et plus l’Occident tente de sortir de ce piège, plus le piège se referme sur lui.
Et quelle est cette situation délicate, dans laquelle se retrouvent l’Occident et les États-Unis ? Pourquoi tous les médias et les grands économistes restent-ils muets, comme si c’était classé secret défense ? Essayons de comprendre ce qui se passe vraiment, en économie, en laissant de côté la moralité, l’éthique et la géopolitique.
Après avoir compris son échec en Ukraine, l’Occident, sur l’injonction des États-Unis, a voulu détruire l’économie russe en faisant baisser les prix du pétrole et du gaz, ciblant les principaux revenus de la Russie à l’exportation et sa capacité à se réapprovisionner en or.
Il faut alors insister sur le fait que le principal échec de l’Occident en Ukraine n’est ni militaire, ni politique. Il est dans le refus de Poutine de financer le projet occidental pour l’Ukraine aux dépens du budget de la Fédération de Russie. Ce qui rend ce projet impossible à réaliser dans un futur.
La dernière fois que le fait de baisser les prix du pétrole a eu un effet, c’était du temps du président Reagan, et cela avait conduit à l’effondrement de l’Union soviétique. Mais l’Histoire ne se répète jamais de manière identique. Aujourd’hui la situation est différente pour l’Occident. La réponse de Poutine s’apparente aux échecs et au judo, où la force de l’adversaire est retournée contre lui, avec un effort minimal pour le défenseur. La politique de Poutine n’est pas publique. Elle se concentre, non pas sur l’effet à court terme, mais sur l’efficacité à plus long terme.
Peu de gens comprennent ce que Poutine est en train de faire aujourd’hui. Et presque personne n’imagine ce qu’il va faire demain.
Aussi étrange que cela paraisse, aujourd’hui Poutine ne vend le pétrole et le gaz russes que contre de l’or.
Poutine ne le crie pas sur les toits. Et bien sûr, il accepte des dollars américains comme moyen de paiement intermédiaire. Mais il les échange aussitôt contre de l’or-métal !
Pour comprendre cela, il faut juste suivre la croissance des réserves d’or de la Russie et la comparer avec les paiements des exportations russes d’hydrocarbures sur la même période.
Mieux encore, au cours du troisième trimestre 2014 les achats russes d’or sont à des niveaux records. Au troisième trimestre de cette année, la Russie a acheté 55 tonnes d’or. C’est plus que toutes les autres banques centrales du monde réunies (si on suit les données officielles).
En tout, les banques centrales de tous les pays ont acheté 93 tonnes d’or au cours du troisième trimestre 2014. Et ce, pour le quinzième trimestre consécutif. Sur ces 93 tonnes d’or, 55 tonnes – un chiffre stupéfiant – ont été achetées par la Russie.
Il n’y a pas si longtemps, des scientifiques britanniques sont arrivés à la même conclusion, déjà publiée il y a quelques années dans le rapport des Recherches géologiques et minières des États-Unis. A savoir : l’Europe ne peut pas se passer des approvisionnements énergétiques russes. Traduit dans n’importe quelle langue du monde, cela donne : enlevez le pétrole et le gaz russes du commerce mondial, et le monde s’arrêtera de tourner.
Par ce fait, l’Occident, construit sur l’hégémonie du pétrodollar, est dans une situation désespérée. Il ne peut survivre sans les approvisionnements russes. Et la Russie veut bien échanger son pétrole et son gaz… contre de l’or-métal ! Le coup de génie, dans la stratégie de Poutine, c’est que vendre des hydrocarbures contre de l’or, ça marche toujours, que l’Occident accepte de payer avec un or maintenu artificiellement à un cours bas, ou qu’il refuse.
Tout simplement parce que la Russie, recevant un flot régulier de dollars provenant de ses ventes de pétrole et de gaz, les convertira en or sans difficulté. D’un côté, le pouvoir d’achat du dollar est maintenu artificiellement élevé par l’Occident, qui manipule les marchés, tandis que les cours de l’or sont dépréciés par tous les moyens par l’Occident, notamment par la Réserve fédérale et le Fonds de stabilisation des changes.
Ne l’oubliez pas : la suppression des prix de l’or par le gouvernement américain – via le Fonds de stabilisation des changes – dans le but de stabiliser le dollar est devenu une loi aux États-Unis.
Ce qui veut dire, dans le monde de la finance, que l’or est un anti-dollar.
– En 1971, le Président Nixon mettait fin aux Accords de Bretton Woods, suspendant la convertibilité du dollar en or. [Mettant ainsi fin au système monétaire international des Trente Glorieuses, mais qui générait de l’inflation et conduisait à la disparition de l’encaisse-or des États-Unis, ceux-ci devant rembourser les dollars excédentaires des pays exportateurs en or, NdT]
– En 2014, le Président Poutine a réouvert la fenêtre de l’or, permettant de convertir les dollars en or, sans demander la permission de Washington.
Maintenant l’Ouest tente désespérément de réduire les prix de l’or et du pétrole. Pour, d’un côté, favoriser artificiellement le dollar américain et, de l’autre, plonger l’économie russe dans la récession, puisque la Russie refuse d’être le vassal obéissant de l’Occident.
Aujourd’hui les actifs comme l’or et le pétrole semblent affaiblis et excessivement sous-évalués par rapport au dollar. C’est une conséquence des énormes efforts économiques de l’Occident.
Et voilà Poutine qui vend les hydrocarbures russes contre des dollars surévalués grâce à la politique occidentale. Et il les convertit aussitôt en or, artificiellement dévalué par rapport au dollar, toujours grâce à la politique occidentale !
Il y a un autre atout dans le jeu de Poutine. C’est l’uranium russe. Un sixième de l’électricité produite aux États-Unis dépend des approvisionnements russes. Que la Russie vend aux États-Unis contre des dollars.
Eh bien, en échange du pétrole, du gaz et de l’uranium russes, les pays occidentaux paient la Russie en dollars, dont le pouvoir d’achat est exagérément gonflé par rapport au pétrole et à l’or. Mais Poutine utilise ces dollars uniquement pour retirer de l’or-métal de l’Ouest, dont le prix est sous-évalué par rapport au dollar. Merci l’Occident !
Ce brillant calcul met l’Occident, conduit par les États-Unis, dans la position du serpent qui se mord la queue.
Ce n’est sans doute pas Poutine lui-même qui est à l’origine de cette stratégie de trappe de l’or, mais plutôt le Professeur Sergueï Glazyev, son conseiller aux affaires économiques. Sinon, pourquoi inclure Glazyev, un bureaucrate qui ne fait manifestement pas partie du monde des affaires, dans la liste des personnalités russes ciblées par les sanctions ? Et cette idée venue d’un économiste, brillamment exécutée par Poutine, est soutenue à fond par le président chinois, Xi Jinping.
La déclaration de la première vice-présidente de la Banque centrale de Russie, Xenia Youdaeva, est très intéressante dans ce contexte : elle insiste sur le fait que la BCR peut utiliser l’or de ses réserves pour acheter des importations, s’il le faut. C’est clair que, en ces temps de sanctions, elle s’adresse aux BRICS, et en premier lieu à la Chine. La volonté russe d’acheter des biens avec l’or occidental convient parfaitement à la Chine. Voici pourquoi :
La Chine a récemment annoncé qu’elle cessera d’augmenter ses réserves d’or et de devises libellées en dollars américains. Si on considère le déficit commercial croissant entre les États-Unis et la Chine (en faveur de la Chine), cette déclaration signifie : la Chine cesse de vendre ses produits contre des dollars. Les médias internationaux ont préféré taire cet événement exceptionnel dans la récente histoire monétaire mondiale. Le problème n’est pas que la Chine refuse, littéralement, de vendre ses produits contre des dollars américains. La Chine, bien sûr, continuera à accepter des dollars comme moyen intermédiaire de paiement pour ses produits. Mais, ses dollars à peine reçus, elle s’en débarrassera aussitôt pour les remplacer par quelque chose d’autre dans ses réserves d’or et de devises. Sinon «nous arrêtons d’augmenter nos réserves d’or et de devises libellées en dollars» perdrait son sens. Ce qui veut dire que la Chine n’achètera plus de Bons du Trésor américains en dollars gagnés par le commerce avec les autres pays, comme elle le faisait avant.
Donc, la Chine échangera tous ses dollars gagnés par ses ventes au monde entier pour quelque chose d’autre, afin de ne pas augmenter ses réserves de devises libellées en dollars américains. Et là on peut se poser une question intéressante : par quoi la Chine va-t-elle remplacer ses dollars ? Quelle devise ou quel actif ? L’analyse de la politique monétaire chinoise nous fait penser que la Chine, discrètement, échange ses dollars contre… de l’or.
On comprend mieux la remarquable réussite du duo Russie-Chine. La Russie achète des produits chinois directement en or, au cours actuel. Pendant que la Chine achète des hydrocarbures russes en or, au prix actuel. Les deux alliés y gagnent ! Et sur tous les sujets : les produits chinois, le pétrole et le gaz russes, et l’or comme moyen de paiement. Seul le dollar américain n’est pas de la partie. Rien de surprenant à cela : le dollar n’est pas un produit chinois, ni une ressource énergétique russe. C’est juste un outil financier intermédiaire de colonisation – il n’est absolument pas nécessaire. Et c’est l’habitude de supprimer les intermédiaires non indispensables dans une relation entre deux partenaires indépendants.
On peut aussi remarquer que le marché de l’or-métal est extrêmement réduit par rapport à celui des hydrocarbures. On peut même dire que le marché mondial de l’or est microscopique, par rapport à celui du pétrole, du gaz, de l’uranium et des produits manufacturés.
J’insiste sur l’expression or-métal, parce que, en fournissant des ressources énergétiques – bel et bien physiques, et non papier – la Russie récupère l’or de l’Ouest. L’or-métal, pas l’or-papier. Et la Chine fait pareil, en récupérant l’or artificiellement dévalué comme moyen de paiement contre des livraisons de biens manufacturés à l‘Ouest, tout à fait physiques.
L’Occident espère que la Russie et la Chine accepteront des shitcoins [monnaie de singe, NdT], autrement dit de l’or-papier, des devises virtuelles sous différentes formes. La Russie et la Chine sont uniquement intéressées par l’or – l’or-métal – comme moyen final de paiement.
A titre de référence : les échanges sur le marché de l’or-papier, uniquement en valeur, sont estimés à $360 Mds par mois. La production d’or-métal est de seulement $280 Mio par mois. Faites le calcul : le ratio entre le papier et le métal est de plus de 1000 pour 1.
Avec ce choix d’exiger un or artificiellement dévalué par l’Ouest en échange d’un dollar artificiellement gonflé, toujours par l’Ouest, Poutine a lancé le compte à rebours de la fin de l’hégémonie mondiale du pétrodollar. Et ainsi, il a coincé l’Ouest dans une impasse, le privant de toute perspective économique positive.
L’Occident peut tout faire pour gonfler artificiellement le pouvoir d’achat du dollar, faire baisser artificiellement les prix du pétrole et faire baisser artificiellement le cours de l’or. Le problème de l’Ouest, c’est que les quantités d’or-métal en sa possession ne sont pas illimitées. Ainsi, plus l’Occident dévalue les cours du pétrole et de l’or par rapport au dollar, plus il perd de ses réserves d’or dévaluées – des réserves qui sont limitées.
Et dans cette stratégie brillante mise en œuvre par Poutine, l’or coule à flot vers la Russie, la Chine, le Brésil, le Kazakhstan et l’Inde, les BRICS, vidant les réserves de l’Ouest. A ce rythme, l’Occident n’a tout simplement plus le temps de contrer la stratégie de Poutine avant que le monde du pétrodollar ne s’effondre. Aux échecs, la situation dans laquelle Poutine a coincé l’Occident s’appelle Zeitnot.
L’Occident n’a jamais affronté une telle situation ni tous les événements qui se passent sous nos yeux. L’Union soviétique avait écoulé très rapidement son or durant la période de cours bas pour le pétrole. Dans les mêmes circonstances, la Russie récupère tout aussi rapidement cet or. Et donc la Russie constitue une réelle menace pour la domination américaine du pétrodollar.
Le modèle du pétrodollar permet aux Occidentaux, conduits par les Américains, de vivre aux dépens du travail et des ressources des autres pays, grâce au rôle de la devise américaine, qui domine le système monétaire mondial. Ce rôle du dollar, c’est d’être le système de paiement final. Ce qui veut dire que la devise américaine est l’accumulateur final d’actifs, et que l’échanger contre tout autre actif n’a pas de sens.
Ce que les BRICS, conduits par la Russie et la Chine, font maintenant est de changer le rôle et le statut du dollar américain dans le système monétaire mondial. De moyen de paiement final et de rôle d’accumulateur d’actifs, la devise américaine est en train de devenir un moyen intermédiaire de paiement. Elle va servir à acheter le moyen final : l’or.
Traditionnellement, l’Ouest a utilisé deux méthodes pour éliminer les menaces contre le système du pétrodollar et donc contre les privilèges excessifs qu’il s’est arrogés.
La première méthode : les révolutions de couleur. La seconde, très habituelle si la première échoue : l’agression militaire et le bombardement.
Mais dans le cas de la Russie, ces deux méthodes sont hors de question.
Parce que d’une part le peuple russe, contrairement aux autres peuples, ne veut pas échanger sa liberté et l’avenir de ses enfants contre les pacotilles de l’Ouest. C’est évident quand on regarde les taux de popularité de Poutine, régulièrement publiés par les instituts de sondages occidentaux. L’amitié personnelle entre Navalny, le protégé de Washington, et le sénateur McCain joue pour Poutine et donne de Washington une très mauvaise image en Russie. Depuis qu’ils ont appris cela, 98% des Russes considèrent Navalny comme un vassal de Washington et un traître aux intérêts nationaux russes. Et donc les Occidentaux, qui n’ont pas encore perdu la tête, ne peuvent pas rêver d’une quelconque révolution de couleur en Russie.
Quant à la seconde méthode, celle de l’agression militaire, la Russie n’est bien évidemment pas la Yougoslavie, ni l’Irak ou la Libye. Dans toute opération non nucléaire contre la Russie, sur le territoire russe, l’Occident mené par les États-Unis ne peut que perdre. Et les généraux du Pentagone, qui dirigent les forces de l’Otan, le savent. Tout autant sans espoir de réussite serait une attaque nucléaire, incluant le concept de frappe nucléaire préventive de désarmement. L’Otan n’est tout simplement pas capable de frapper le coup décisif qui éliminerait complètement le potentiel nucléaire russe, sous toutes ses formes. Une riposte massive serait inévitable. Elle serait de taille à faire regretter aux survivants de ne pas être déjà morts. Clairement, un échange nucléaire avec un pays comme la Russie n’est pas une solution au problème de l’effondrement du pétrodollar. Dans le meilleur des cas, ce serait le point final à son existence. Dans le pire des cas : un hiver nucléaire et la fin de la vie sur Terre, sauf pour les bactéries résistantes aux radiations.
Les milieux dirigeants des économies occidentales comprennent la situation. Les principaux économistes occidentaux sont certainement conscients de la situation difficile dans laquelle l’Occident se trouve empêtré, pris dans le piège de Poutine. Après tout, depuis les accords de Bretton Woods, nous connaissons tous la règle : celui qui a le plus d’or fait sa loi. Mais tout le monde se tait à l’Ouest. Personne n’a de solution.
Si vous expliquez aux Occidentaux tous les détails du désastre économique qui arrive, les gens vont poser aux partisans du pétrodollar les plus terribles des questions, du genre :
– Pendant combien de temps l’Occident peut-il payer le pétrole et le gaz russes en échange de son or ? Et qu’adviendra-t-il du pétrodollar une fois que l’Occident n’aura plus d’or pour payer le pétrole, le gaz et l’uranium russes, ni pour payer les produits chinois ?
Personne à l’Ouest ne peut répondre à ces simples questions.
C’est ce qu’on appelle échec et mat, Mesdames et Messieurs. La partie est terminée.
Dmitry Kalinichenko
Traduit du russe par Kristina Rus
Traduit de l’anglais par Ludovic, relu par jj pour le Saker Francophone
À suivre…Comment l’Occident est tombé dans le Piège de l’Or [2/3]