Le crâne américain : Il se désagrège ou est-il juste un peu fin ?


Par Dmitry Orlov – Le 2 novembre 2018 – Source Club Orlov

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Un curieux et lourd déséquilibre s’est développé entre les trois grandes puissances internationales – les États-Unis, la Russie et la Chine. Au fur et à mesure que ces deux dernières se renforcent et, avec leurs voisins, s’unissent pour former un ensemble eurasien cohésif et coopératif, la première, plongée dans un bourbier qu’elle a elle-même créée, devient de plus en plus désespérée et commence à agir d’une manière qui est économiquement et militairement provocatrice, voire carrément auto-destructrice. Des sanctions aux taxes douanières en passant par les bruits de sabre, les États-Unis refusent de s’effacer discrètement. Les réponses de la Russie et de la Chine à ces provocations ont été mesurées et prudentes.


La confrontation entre les États-Unis et la Russie se limite principalement à la sphère militaire. Le commerce de la Russie avec les États-Unis est minuscule. Les États-Unis produisent très peu de produits dont la Russie a besoin et ne peuvent trouver un partenaire plus amical et plus fiable en matière d’importation. (Il y a quelques produits américains dont la Russie n’a certainement pas besoin mais qu’elle importe quand même, comme les logiciels Microsoft et les films hollywoodiens, mais c’est une autre histoire). D’autre part, les États-Unis ont absolument besoin des moteurs de fusées russes ainsi que de plusieurs produits de base essentiels pour la technologie spatiale. C’est la raison pour laquelle les sanctions économiques américaines à l’encontre de la Russie ont été si inefficaces, voire bénéfiques à certains égards, forçant la Russie à remplacer les importations par une production nationale et à rechercher des partenaires commerciaux plus amicaux.

Dans le domaine militaire, la Russie s’est efforcée d’invalider les efforts déployés par les États-Unis pour s’équiper et se positionner afin de pouvoir lancer une « première frappe nucléaire réussie », concept manifestement erroné, car tout déclenchement d’une guerre nucléaire serait une défaite automatique pour toutes les parties en conflit, qu’elles y soient ou non parties prenantes. Les nouveaux missiles russes sont en cours de déploiement et, avec eux, la destruction mutuelle assurée est à nouveau assurée, puisqu’il n’existe aucune technologie, même au stade de la conception, pour les intercepter ou les neutraliser.

En ce qui concerne la guerre conventionnelle, les coups de mentons et la posture de l’OTAN le long de la frontière russe peuvent sembler provocateurs, mais il s’agit en réalité d’acheminer des fonds vers le complexe militaro-industriel, et non de préparer la guerre. Aucun des deux camps n’est le moins du monde susceptible de lancer une invasion quelconque. Si la Russie décide d’ajouter des territoires, comme les parties historiquement russes de l’Ukraine, elle le fera pacifiquement, par un référendum populaire, comme elle l’a fait pour la Crimée.

La belligérance américaine contre la Russie se manifeste par d’autres moyens, tels que les efforts visant à déstabiliser la Russie sur le plan politique, mais ceux-ci ont eux aussi échoué – et de manière spectaculaire. D’innombrables millions en subventions et en argent cash ont été versés aux soi-disant « libéraux » russes pour tenter d’ouvrir et d’adoucir la politique russe en prélude à l’installation d’un régime fantoche souple, dominé par des Gorbatchev ou Eltsine, mais en vain. Des « libéraux » semi-fossilisés apparaissent parfois encore dans les talk-shows russes, mais seulement en tant que clowns. Ils ont le droit de débiter leurs vieilles rhétoriques fatiguées pendant que les autres panélistes les clouent au pilori avec des œufs et des légumes pourris, rhétoriques faites pour le plus grand plaisir de l’auditoire.

Les objectifs militaires de la Chine sont beaucoup moins ambitieux que ceux de la Russie. Oui, elle peut lancer quelques missiles nucléaires sur les États-Unis, mais elle s’est surtout équipée pour invalider définitivement les affirmations des États-Unis qui prétendent pouvoir étendre leur protection à leurs alliés dans la région – Japon et Corée du Sud. Le talon d’Achille de la Chine est la route maritime qui l’approvisionne en pétrole, c’est pourquoi elle a consacré tant d’énergie à la sécurisation de la mer de Chine méridionale et pourquoi elle a été si désireuse de conclure des accords d’approvisionnement à long terme avec la Russie.

La Chine est économiquement dépendante du commerce avec les États-Unis, mais elle s’est efforcée de diversifier ses relations commerciales. Le Parti communiste étant fermement aux commandes et l’Armée populaire de libération étant commandée directement par le Parti communiste, la Chine sera probablement en mesure de maintenir la stabilité politique, en dépit de difficultés extrêmes qui pourraient être infligées par l’arrêt complet des échanges commerciaux avec les États-Unis.

La Chine possède également une sorte d’arme nucléaire économique : plus de 1000 milliards de dollars de dettes en bons du Trésor américain. S’ils étaient vendus en masse sur le marché, cela réduirait à néant la capacité des États-Unis à continuer de financer leurs énormes déficits budgétaires et commerciaux, qui ne cessent de s’aggraver, détruisant ainsi leur capacité à continuer à payer pour leur complexe militaro-industriel et sabordant leur empire tentaculaire avec ses 1000 bases. Il est peu probable que la Chine fasse exploser cette arme d’un seul coup, mais elle l’utilisera probablement par quelques détonations à petite échelle, afin de ramener les États-Unis à la raison.

Ainsi, ni la Chine, ni la Russie n’ont grand-chose à craindre des États-Unis en dépit de sa belligérance militaire et économique, qui augmente avec le désespoir de sa classe dirigeante – ou devrais-je dire de ses propriétaires. Voyez-vous, les États-Unis ne sont pas tant un pays qu’un country club : c’est une affaire de membres seulement, tandis que tous les autres, qu’ils soient nés dans le pays ou invités, sont les bienvenus pour servir l’oligarchie tant qu’ils demeurent utiles. Après cela, ils sont libres de mourir dans la rue comme des clochards.

Et l’oligarchie a toutes les raisons d’être extrêmement inquiète. Sa richesse est principalement libellée en argent (cela peut sembler une tautologie, mais ce n’est pas le cas : argent≠richesse). En retour, la valeur future de l’argent dépend du niveau futur de l’activité économique, qui à son tour dépend de l’accès à l’énergie qui rend l’activité économique possible. Cette énergie provient principalement des combustibles fossiles. Oui, il s’agit toujours de pétrole : pas de pétrole, pas d’industrie, pas d’argent, et beaucoup d’oligarques hystériques et en colère.

Vous avez peut-être entendu dire que l’idée de Peak Oil est morte et que les États-Unis sont la nouvelle Arabie Saoudite grâce à tout le pétrole de schiste rendu accessible par le miracle de la fracturation hydraulique. Vous n’avez peut-être pas entendu dire que, même si la production de schiste bitumineux a été abondante, l’industrie de la fracturation n’a jamais gagné d’argent, qu’elle continue de s’endetter et qu’elle n’est qu’à quelques hausses de taux d’intérêt de faire faillite. De plus, vous n’avez peut-être pas entendu dire que les puits de pétrole de schiste s’épuisent de plus en plus rapidement, la production mensuelle des puits existants diminuant de plus d’un demi-million de barils par jour malgrés l’augmentation de la production totale à environ dix millions de barils par jour. [Il faut forer des nouveaux puits en permanence et donc brûler du capital, NdT].

Enfin, considérez que le pétrole issu des schistes bitumineux est un pétrole léger qui ne sert qu’à fabriquer de l’essence et quelques autres produits pétrochimiques. Il n’est pas utile pour fabriquer les types de carburant les plus essentiels du point de vue industriel : le carburéacteur, le diesel, le carburant marin, et pour les fabriquer, les États-Unis doivent encore importer de grandes quantités de pétrole. Bref, le pétrole de schiste n’est pas un avenir prometteur pour l’industrie américaine. Comme l’a dit Art Berman, analyste chevronné de l’industrie pétrolière, « Le pétrole de schiste est un sujet mort pour l’industrie pétrolière. »

Quelques pays disposent encore de très importantes réserves de pétrole, dont la Russie. C’est le plus grand exportateur d’énergie au monde et elle continue d’accroître ses réserves de pétrole en explorant de nouvelles parties de son vaste domaine. L’avenir énergétique de la Russie est assuré. Elle dispose des réserves nécessaires pour continuer à produire et à exporter des hydrocarbures pendant encore quelques décennies. D’ici là, pour se sevrer des combustibles fossiles, elle devra commencer à construire une douzaine de centrales nucléaires par an. Ce ne sera pas un problème : Rosatom construit actuellement trois usines en Russie, une mini-centrale flottante de 70 MW, ainsi que des usines en construction ou en projet en Turquie, au Belarus, en Iran, en Égypte, en Inde, en Hongrie, au Bangladesh, en Chine et en Finlande. La Russie possède la maîtrise du cycle du combustible nucléaire et traite environ la moitié du combustible nucléaire dans le monde. Elle dispose de réserves d’uranium suffisantes pour durer quelques siècles. Ensuite, il faudra trouver comment construire des usines capables de brûler du plutonium en toute sécurité (ce qui n’est pas une mince affaire, mais il leur reste encore quelques siècles pour y parvenir).

Dans l’intervalle, la Russie préférera de loin acheminer son pétrole et son gaz vers la Chine, qui est proche et amicale, plutôt que vers les États-Unis, qui sont éloignés et hostiles. Une fois la fête du schiste terminée, les États-Unis vont une fois de plus devenir affamés d’importations d’énergie, mais sans personne vers qui se tourner. Si ce pays semble désespéré et agit de façon dangereuse maintenant, attendez vous qu’il le soit encore plus face à la fois à une pénurie d’argent et à une pénurie d’énergie !

Pour l’instant, les États-Unis peuvent se sentir désespérés, mais au moins ils ne sont pas suicidaires. Certains généraux américains ont déclaré publiquement qu’ils désobéiraient à des ordres illégaux, comme celui de lancer une frappe nucléaire préventive. C’est absurde, bien sûr, parce qu’ils n’ont désobéi à aucun des ordres illégaux précédents, commettant une multitude de crimes de guerre en Afghanistan, en Irak, en Libye, en Syrie et ailleurs. Si un nouveau tribunal de Nuremberg avait lieu aujourd’hui, beaucoup d’entre eux finiraient par se balancer au bout d’une corde. Ce qu’ils veulent dire, c’est qu’ils ne feront rien qui puisse les tuer en retour, comme une attaque nucléaire contre un adversaire ayant l’arme nucléaire. Si on retient le meilleur, c’est bien qu’ils ne soient pas suicidaires. Mais le resteront-ils si les États-Unis s’effondrent dans le chaos et la guerre civile ?

Mais que devraient faire la Chine et la Russie pour maîtriser les États-Unis avant qu’il ne soit trop tard ? Lorsqu’elles se tournent vers les États-Unis, elles voient un pays qui abrite, de façon permanente ou temporaire, des millions de leurs propres compatriotes, dont beaucoup gagnent des sommes importantes au service de l’oligarchie et de leurs corporations ou simplement gagnent bien leur vie. La Chine ne voit aucune raison de leur faire du mal, comme à qui que ce soit d’autre, en arrachant le tapis sous les pieds de l’économie américaine ; la Russie ne voit aucune raison de les mettre en danger en augmentant les chances d’une confrontation militaire.

Il y a une dimension morale à tout cela. Il est évident que les États-Unis sont en train de perdre. Son élite dirigeante et les oligarques qui la soutiennent doivent être maîtrisés avant qu’ils ne causent des dommages indicibles, et le pays doit être contraint d’accepter un changement de cap dramatique : réduire sa dimension militaire, rapatrier toutes ses troupes, mettre son économie en mode survie et concentrer tous ses efforts sur le remboursement des dettes internationales. Mais le principe du « d’abord éviter les dégâts collatéraux » s’applique toujours à ceux qui souhaitent réformer les États-Unis de l’extérieur.

Le recours à une certaine doctrine juridique peut être utile ici. Dans les affaires délictuelles, et dans certaines affaires pénales dans certaines juridictions, une distinction est faite entre deux catégories assez macabres de plaignants : « crâne fin » et « crâne en miettes ». Un plaignant à crâne mince, à moins d’être frappé à la tête, devrait être en mesure de mener une vie longue et relativement saine, tandis que la vie d’un plaignant au crâne en miettes sera forcément écourtée, indépendamment d’un coup reçu. Dans le cas du patient au crâne mince, l’accusé assume l’entière responsabilité de la perte de sa vie, même s’il n’était pas au courant de la présence du crâne mince du plaignant. Dans le cas d’un personne au crâne en miettes, la responsabilité ne porte que sur la différence entre le résultat de l’action de l’accusé et celui de l’état préexistant du plaignant. Il peut y avoir d’autres considérations, comme le risque de préjudice que l’accusé a pu causer au plaignant ou à la société, qui peuvent réduire davantage la responsabilité de l’accusé.

Les États-Unis sont-ils un plaignant à crâne mince qui pourrait continuer à vivre pendant une période indéterminée tant que d’autres nations n’interfèrent pas avec ses efforts de plus en plus désespérés et futiles pour maintenir son statut de superpuissance mondiale en voie de disparition rapide ? Ou s’agit-il d’un patient dont le crâne est en miette et succombera inévitablement à ces conditions préexistantes (épuisement des combustibles fossiles, endettement fugitif, système militaire surdimensionné, abus et négligence sociaux, dégénérescence culturelle, corruption politique et financière systémique…), quelles que soient les actions d’un quelconque tiers, mais dans l’intervalle, peut-il représenter un danger suffisant pour justifier une action contre lui ?

Comme Poutine l’a dit récemment, si les États-Unis attaquent la Russie, « Nous irons au ciel, et ils mourront simplement comme des chiens… parce qu’ils n’auront aucune chance de se repentir. » C’est clair comme de l’eau de roche et inattaquable d’un point de vue moral. Mais est-ce suffisant ? Serait-il moral pour la Russie et la Chine de rester les bras croisés alors que les États-Unis se déchirent de l’intérieur tout en s’en prenant au monde de manière imprévisible et de plus en plus dangereuse ? On dirait qu’il y a un travail à faire, pendant que le ciel peut encore attendre.

Les cinq stades de l'effondrementDmitry Orlov

Le livre de Dmitry Orlov est l’un des ouvrages fondateur de cette nouvelle « discipline » que l’on nomme aujourd’hui : « collapsologie » c’est à-dire l’étude de l’effondrement des sociétés ou des civilisations.

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