Par M.K. Bhadrakumar – Le 18 septembre 2023 – Source Indian Punchline
L’enthousiasme avec lequel les États-Unis ont coopté l’idée d’un corridor économique Inde-Moyen-Orient-Europe [IMEC] lors du récent sommet du G20 ne devrait pas surprendre. Cela rappelle un phénomène naturel étonnant dans le désert du nord de l’Arabie saoudite : une petite fleur violette qui fleurit très rarement, surnommée en arabe « lavande sauvage« , et qui ne dure qu’une quinzaine de jours par an.
L’IMEC est une vieille idée dont les États-Unis se réclament. Seul le temps nous dira si la capacité d’attention de Washington sera durable. Les motivations américaines ne sont pas difficiles à trouver :
- Dans les terres arides de la politique étrangère de la présidence Biden, dont la postérité se souviendra surtout pour avoir coincer l’Ukraine dans une lutte fratricide entre peuples slaves, la Maison Blanche peut se prévaloir d’une « réussite« .
- L’administration Biden évoque l’accord d’Abraham par l’incantation d’un tango israélo-saoudien.
- En termes géopolitiques, les États-Unis interfèrent avec la réconciliation régionale en cours – saoudo-iranienne, saoudo-turque, retour de la Syrie au sein de la famille arabe, Liban – en poussant leurs alliés traditionnels à se rapprocher d’Israël.
- Ralentir la gravitation de la région du Golfe vers l’intégration eurasienne et les BRICS.
- Isoler l’Égypte, l’Iran et la Turquie qui s’alignent de plus en plus sur la Russie.
- Rendre le port de Haïfa viable en générant des affaires et en en faisant une plaque tournante du transport entre l’Asie occidentale et l’Europe.
- Renforcer l’axe Israël-Grèce en Méditerranée orientale, le relier à la sécurité énergétique de l’Europe et soutenir l’OTAN à un moment où la Turquie affirme son autonomie stratégique.
- Réduire la dépendance à l’égard du canal de Suez, car les États riverains de la mer Rouge – le Yémen, la Somalie, Djibouti, l’Éthiopie, l’Érythrée et le Soudan – ne sont plus disposés à servir les intérêts occidentaux.
Le rôle de l’Inde dans l’IMEC reste une énigme. Les exportateurs indiens ne sont pas assez stupides pour opter pour un corridor de transport lourd, non testé et multimodal impliquant plusieurs transbordements, alors qu’une route maritime directe et bien établie via le canal de Suez est disponible. L’IMEC fera grimper les coûts de transport et les transbordements entraîneront des retards. Alors, où est le problème ?
La réponse réside dans les intérêts communs de l’Inde et d’Israël, qui visent à stimuler les activités du port de Haïfa, géré par le groupe Adani. L’entreprise indienne étend également ses activités en Méditerranée orientale, espérant obtenir des contrats de gestion en Grèce et en Italie.
Deux ports de l’État occidental du Gujarat – Mundra et Kandla – ont été identifiés comme têtes de port IMEC. Mundra est un port privé appartenant au groupe Adani et constitue également une zone économique spéciale.
Le protocole d’accord de l’IMEC, signé à New Delhi le 9 septembre, « énonce les engagements politiques des participants et ne crée pas de droits ou d’obligations en vertu du droit international« . On peut supposer que l’IMEC sera utilisé par tous les pays. Le président russe Vladimir Poutine a exprimé l’espoir que si l’IMEC se concrétise en temps voulu malgré les obstacles, les exportations russes de la mer Noire vers la région du Golfe pourront être acheminées par son intermédiaire et vice versa.
Il est tout à fait concevable que la Chine, qui est le premier partenaire commercial de la région du Golfe, exploite elle aussi l’IMEC au maximum de ses possibilités. Les entreprises chinoises sont très présentes dans le secteur ferroviaire saoudien depuis près de vingt ans.
Il est évident qu’il est tout à fait absurde d’espérer que la Chine perde le sommeil à cause de l’IMEC, de peur qu’il n’entraîne la mort de la Route de la soie. En réalité, l’IMEC est une bagatelle comparée au plan de 57,7 milliards de dollars proposé par la Chine pour construire un système ferroviaire de 3 028 km reliant le port pakistanais de Gwadar à la ville chinoise de Kashgar dans le Xinjiang, qui est l’initiative la plus coûteuse de la Route de la soie à ce jour et qui s’étendra également à des systèmes ferroviaires supplémentaires reliant la Chine à la Turquie et à l’Iran, ouvrant ainsi de manière significative l’accès direct à ces régions.
Les analystes indiens sinophobes sont ravis que l’IMEC mette un terme à la Route de la soie. Ils n’ont aucune idée de la profondeur et de l’étendue des relations bilatérales entre les deux poids lourds de l’IMEC – l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis – et la Chine. À l’exception des États-Unis et de l’Inde, aucun participant de l’IMEC, y compris Israël, n’est enclin à prendre parti dans la confrontation entre les États-Unis et la Chine. Pourquoi voudraient-ils isoler la Chine, qui a tant à offrir pour leur croissance et leur développement ?
L’essentiel est de savoir comment l’idée de l’IMEC sur le papier peut être transformée en réalité. Il est évident que l’IMEC est ancré dans la vieille stratégie géopolitique américaine qui consiste à diviser et à régner sur le Moyen-Orient. Mais la domination occidentale sur le Moyen-Orient ne peut être ravivée avec la boîte à outils de l’ère coloniale dans l’ère de la multipolarité qui s’annonce.
Tout d’abord, la Turquie, l’Iran et l’Égypte sont des puissances régionales à part entière et toute tentative de les marginaliser se heurtera à une résistance. De même, il est improbable que l’Arabie saoudite ou les Émirats arabes unis tombent dans le piège de la conspiration israélo-américaine et renoncent à leur réconciliation avec l’Iran, qui a déjà calmé les « points chauds » de la région – qu’il s’agisse de la Syrie ou du Yémen. Il n’y a pas non plus de place pour des liens formels entre l’Arabie saoudite et Israël tant que l’occupation brutale de la Palestine par Israël se poursuivra.
Toutefois, le principal défi pour l’IMEC se situe ailleurs, sur le plan pratique. Il existe des « chaînons manquants » dans les systèmes ferroviaires de la région du Golfe. Ainsi, sur les 2915 km de voies ferrées qui s’étendent du port de Fujairah (EAU) à Haïfa (Israël), il manque près de 1100 km. De même, l’itinéraire ferroviaire proposé, d’une longueur de 2565 km entre le port de Jebel Ali et Haïfa, comporte un chaînon manquant de 745 km. En ce qui concerne l’itinéraire ferroviaire de 2449 km entre le port d’Abu Dhabi et Haïfa, environ 630 km restent à construire. De même, sur les 2149 km de l’itinéraire reliant le port de Dammam à Haïfa (via Haradh), 290 km restent à construire ; les 1809 km de l’itinéraire ferroviaire reliant le port de Ras Al Khair à Haïfa (via Buraydh) ont un chaînon manquant de 270 km.
Au total, il semble qu’environ 3035 km de lignes ferroviaires doivent être construits. Ce n’est pas rien. Cela équivaut à la distance entre Delhi et Thiruvananthapuram. Qui d’autre que les entreprises chinoises peuvent entreprendre une tâche aussi colossale dans un avenir prévisible ?
Sans parler des plans d’alignement pour les destinations de fins de route, en Grèce et en Italie, qui, selon une estimation approximative d’un journal indien, pourraient coûter jusqu’à 8 milliards de dollars. Et surtout, il y a des problèmes techniques.
Ashwini Vaishnaw, ministre indien des chemins de fer, a déclaré : « Il s’agit d’un programme très complexe qui nécessitera la mise en place de normes communes. Par exemple, les trains devraient rouler sur le même gabarit, des technologies similaires devraient être utilisées pour les moteurs, les dimensions des conteneurs devraient être similaires« .
Il est évident que la façon la plus réaliste de réaliser le rêve de l’IMEC pourrait être d’en faire un projet inclusif de connectivité régionale – et d’inviter la Chine à s’y joindre. En supposant que la raison d’être de l’IMEC aille au-delà de son apparence de réussite en politique étrangère américaine pour embellir la candidature du président Biden à sa réélection lors des élections de 2024.
M.K. Bhadrakumar
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone