Le conflit entre l’Arabie saoudite et les Émirats prend de l’ampleur et pourrait ouvrir la porte à Moscou


Par Moon of Alabama – Le 5 juillet 2021

En 2015, le prince héritier saoudien Mohammad bin Salman était le meilleur ami du prince héritier d’Abu Dhabi, Mohammed bin Zayed. Ensemble, ils ont décidé d’attaquer le gouvernement Houthi au Yémen parce qu’il avait évincé le régime de l’ancien président Hadi. La guerre contre le Yémen continue depuis lors.

Mais les intérêts des Saoudiens et des Émirats arabes unis se sont mis à diverger sur plusieurs points. Ces derniers jours, le conflit qui les oppose a pris de l’ampleur sur trois fronts importants.

Dès le début de l’intervention contre le Yémen, les intérêts des Saoudiens et des Émirats arabes unis ont divergé. Alors que les forces saoudiennes occupent l’ouest et certaines parties du sud du Yémen au nom de l’ancien président Hadi et de son parti Islah, les Émirats arabes unis ont pris le parti du Conseil de transition du sud Yémen (CTS), qui souhaite se séparer du reste du Yémen.

Il y a deux jours, le camp soutenu par les Saoudiens a décidé de remplacer le chef de la police de la ville de Lawdar, dans la province d’Abyan, au sud Yémen, par un de ses hommes qui serait un ancien membre d’Al-Qaida. Mais le CTS voulait garder l’ancien chef de la police. Les forces soutenues par l’Arabie saoudite ont alors attaqué la ville et ont fait plusieurs victimes.

Les Émirats arabes unis ont répondu en envoyant des renforts au CTS, ce qui a aggravé la situation.

Hier, un ou plusieurs missiles ont frappé le quartier général d’une brigade militaire des forces saoudiennes dans la ville de Marbat, à quelque 80 km à l’est de Lawdar. Des rapports indiquent que des avions et des drones ont été vus dans la région et que l’attaque provenait d’avions des Émirats arabes unis. Au moins cinq soldats de la brigade ont été tués dans l’attaque.

Toutefois, les rapports “officiels” attribuent l’attaque aux forces houthies :

(Reuters) - Le mouvement Houthi du Yémen a mené dimanche une rare attaque au missile sur une région du sud du pays qui a connu une recrudescence des luttes intestines entre les forces alliées à une coalition militaire dirigée par l'Arabie saoudite, ont déclaré trois sources gouvernementales.

L'attaque d'une base militaire à Abyan, qui, selon deux des sources, a tué au moins deux soldats et en a blessé plus de 20, intervient alors que le gouvernement reconnu et un groupe séparatiste regroupent tous deux des combattants dans la région et que Riyad cherche à apaiser les tensions.

Le Conseil de transition du Sud (CTS) est en concurrence avec le gouvernement soutenu par l'Arabie saoudite pour le contrôle du sud du pays. Les Houthis, qui ont chassé le gouvernement de la capitale yéménite, Sanaa, fin 2014, tiennent en grande partie le nord.

Il n'y a pas eu de commentaire immédiat de la part des Houthis, qui tentent de s'emparer du dernier bastion gouvernemental dans le nord, à Marib, riche en gaz, tout en poursuivant leurs attaques transfrontalières contre les villes saoudiennes.

La revendication d’une attaque venant des Houthis n’a guère de sens. Il n’y a pas eu d’opérations significatives des Houthis dans le sud depuis plusieurs mois. L’attaque au missile s’inscrit certainement dans le cadre des luttes intestines entre les forces mandataires des “partenaires de la coalition” que sont l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis.

Aucune des deux parties ne semble cependant intéressée à le faire savoir publiquement. Des questions plus importantes les opposent et exigent toute leur attention.

Vendredi, des ministres du cartel des producteurs de pétrole qu’est l’OPEP et de la Russie ont négocié de nouvelles limites à la production de pétrole. Tous, à l’exception des Émirats arabes unis, ont accepté les plans visant à relever les limites de production actuelles, mais aussi à les maintenir à ce niveau pendant une période plus longue :

Les Émirats arabes unis ont repoussé dimanche un plan du cartel pétrolier de l'OPEP et des pays producteurs alliés visant à prolonger le pacte mondial de réduction de la production de pétrole au-delà d'avril 2022, une déclaration rare révélant la frustration de ce pays à l'égard du groupe.

Le ministère émirati de l'énergie a qualifié la proposition de prolonger l'accord pour toute l'année 2022 sans augmenter son quota de production d'"injuste pour les Émirats arabes unis", selon l'agence de presse publique WAM.

Les Émirats arabes unis, qui sont l'un des plus grands producteurs de pétrole du groupe, cherchent à augmenter leur production, ce qui les met en concurrence avec leur allié et poids lourd de l'OPEP, l'Arabie saoudite, qui fait pression pour maintenir un contrôle strict de la production.

Le groupe combiné OPEP Plus, composé de membres dirigés par l'Arabie saoudite et de non-membres, au premier rang desquels la Russie, n'est pas parvenu à un accord vendredi sur la production de pétrole. Les négociations sur ce différend doivent reprendre lundi.

Ces négociations supplémentaires prévues pour aujourd’hui ont été annulées.

Les Émirats arabes unis font valoir qu’ils ont augmenté leur capacité de production maximale et qu’ils méritent donc une part plus importante de la production totale. Depuis l’introduction des nouvelles limites de l’OPEP+ au printemps 2020, tout le monde s’était retenu d’augmenter sa capacité de production. Les Émirats arabes unis sont sortis du rang, ont investi pour augmenter leur capacité et exigent maintenant une part plus importante. Les autres membres de l’OPEP+ rejettent, avec raison, cette supercherie :

Le ministre de l'énergie de l'Arabie saoudite a repoussé dimanche l'opposition de son homologue du Golfe, les Émirats arabes unis, à une proposition d'accord OPEP+ et a appelé au "compromis et à la rationalité" pour obtenir un accord lorsque le groupe se réunira à nouveau lundi.

Il s'agissait d'une rare prise de bec publique entre des alliés dont les intérêts nationaux sont de plus en plus divergents, débordant sur l'établissement de la politique de l'OPEP+ à un moment où les consommateurs veulent plus de pétrole pour aider à la reprise mondiale après la pandémie de COVID-19. ...

[Les EAU] ont déclaré que les références de production de base - le niveau à partir duquel toute réduction est calculée - devraient être revues avant tout prolongement de l’accord. ...

Des sources de l'OPEP+ ont indiqué que les EAU soutenaient que leur niveau de référence avait été fixé trop bas à l'origine, mais qu'ils étaient prêts à faire preuve de tolérance si l'accord prenait fin en avril 2022. Les EAU ont des plans de production ambitieux et ont investi des milliards de dollars pour augmenter leur capacité.

Aujourd’hui, l’Arabie saoudite a porté le conflit sur un nouveau terrain :

L'Arabie saoudite a modifié ses règles relatives aux importations en provenance d'autres pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG) afin d'exclure les marchandises fabriquées dans des zones franches ou à partir d'intrants israéliens venant de zones tarifaires préférentielles - dans un défi lancé aux Émirats arabes unis (EAU) en tant que centre commercial et d'affaires de la région.

Bien qu'ils soient de proches alliés, l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis voisins se font concurrence pour attirer les investisseurs et les entreprises. Leurs intérêts nationaux sont également de plus en plus divergents, comme dans leurs relations avec Israël et la Turquie. ...

L'Arabie saoudite exclura désormais de l'accord tarifaire du CCG les marchandises fabriquées par des entreprises dont la main-d'œuvre est composée de moins de 25 % de personnes locales et les produits industriels dont la valeur ajoutée est inférieure à 40 % après leur processus de transformation.

Le décret ministériel publié dans le journal officiel saoudien Umm al-Qura indique que tous les produits fabriqués dans les zones franches de la région ne seront pas considérés comme des produits locaux.

Les zones franches, l'un des principaux moteurs de l'économie des Émirats arabes unis, sont des zones dans lesquelles les entreprises étrangères peuvent exercer leurs activités dans le cadre d'une réglementation légère et où les investisseurs étrangers sont autorisés à détenir 100 % des parts des entreprises.

En Arabie saoudite comme dans les Émirats arabes unis, les décisions sont prises par l’homme au sommet. Les luttes intestines meurtrières au Yémen, la querelle de l’OPEP+ et les nouvelles règles d’importation en Arabie saoudite ne peuvent donc pas être considérées comme des questions distinctes.

MbS de l’Arabie saoudite et MbZ des EAU s’affrontent désormais dans plusieurs domaines. Aucun des deux hommes n’est prêt à céder du terrain. Nous pouvons donc nous attendre à de nouvelles escalades qui, étant donné l’agressivité des deux hommes, pourraient même conduire à un conflit armé.

Mais le camp saoudien, bien qu’étant le plus grand pays, a peu de chances de gagner un tel combat. L’administration Biden s’est montrée froide à l’égard de l’Arabie saoudite et le lobby israélien poussera les États-Unis à prendre le parti des Émirats arabes unis. Sur le plan militaire, les Saoudiens ont perdu au Yémen contre des combattants Houthis aux pieds nus, tandis que les EAU ont construit, petit à petit, une force assez disciplinée et bien entraînée, dirigée par des commandants mercenaires “occidentaux”. Les Saoudiens ne disposent pas non plus des défenses aériennes dont ils auraient besoin en cas de conflit.

Il y a deux semaines, les États-Unis ont retiré leur parapluie aérien protégeant l’Arabie saoudite, et les actifs pétroliers saoudiens en particulier, contre les attaques de missiles des Houthis :

Selon des responsables, le Pentagone retire environ huit batteries de missiles antimissiles Patriot de pays tels que l'Irak, le Koweït, la Jordanie et l'Arabie saoudite. Un autre système antimissile connu sous le nom de Terminal High Altitude Area Defense, ou système Thaad, est en train d'être retiré d'Arabie saoudite, et les escadrons de chasseurs affectés à la région sont réduits, ont précisé ces responsables. ...

Les dernières réductions, qui n'ont pas été signalées précédemment, ont commencé au début du mois, à la suite d'un appel du 2 juin au cours duquel le secrétaire à la défense Lloyd Austin a informé le prince héritier saoudien Mohammed bin Salman des changements, ont indiqué les responsables. La plupart des équipements militaires retirés proviennent d'Arabie saoudite, ont indiqué les responsables.

Sans une couverture aérienne décente, un conflit militaire contre son voisin des Émirats arabes unis n’est pas envisageable. Abandonné par les États-Unis, Mohammad bin Salman a besoin de nouveaux alliés sur la scène mondiale et régionale.

L’achat massif par l’Arabie saoudite de systèmes de défense aérienne russes de toutes sortes pourrait l’aider à combler les lacunes que le retrait des États-Unis a créées. Cela donnerait également à Moscou une bonne raison de se soucier du sort futur de l’Arabie saoudite. L’idée n’est pas nouvelle. Elle a été évoquée pour la dernière fois en mars lorsque le ministre russe des affaires étrangères, Sergei Lavrov, a rencontré Muhammad bin Salman à Riyad. Le conflit croissant avec les Émirats arabes unis pourrait bien lui donner un nouvel élan.

Moon of Alabama

Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone

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