Le châtiment final de Julian Assange rappelle aux journalistes que leur travail est de découvrir ce que l’État souhaite dissimuler


Par Robert Fisk − Le 31 mai 2019 − Source The Independant

Robert Fisk

J’en ai un peu assez de la Loi sur l’espionnage américaine. D’ailleurs, j’en ai assez de la saga Julian Assange et Chelsea Manning depuis longtemps. Personne ne veut parler d’eux parce que personne ne semble les apprécier beaucoup – même ceux qui ont bénéficié de leurs révélations dans leur travail de journaliste.

Depuis le début, je m’inquiète de l’effet de Wikileaks, non pas sur les gouvernements occidentaux brutaux dont les activités ont été dévoilées à travers des détails choquants (en particulier au Moyen-Orient) mais sur la pratique du journalisme. Quand nous autres, les scribes, avons été servis avec ce potage de Wikileaks, nous avons sauté dedans, y avons pagayé et avons éclaboussé les murs du reportage avec nos cris d’horreur. Et nous avons oublié que le vrai journalisme d’investigation consiste à poursuivre de manière acharnée la vérité en croisant ses propres sources, et non pas à touiller un bol de secrets devant les lecteurs, des secrets que Assange et cie, plutôt que nous, avaient choisi de publier.

Je me souviens de m’être demandé il y a presque 10 ans : comment se fait-il qu’on puisse lire les indiscrétions qui concernent tant d’Arabes ou d’Américains mais si peu d’Israéliens ? Qui prépare cette soupe que nous sommes supposés manger ? Quel ingrédient a été oublié dans la recette ?

Mais les derniers jours m’ont convaincu qu’il y a quelque chose de beaucoup plus évident concernant l’incarcération d’Assange et la réincarcération de Manning. Et cela n’a rien à voir avec la trahison, la perfidie ou des dommages présumés catastrophiques infligés à notre sécurité.

Dans le Washington Post de cette semaine, Marc Theissen, un ancien rédacteur des discours de la Maison-Blanche a présenté la torture pratiquée par la CIA comme « légale et moralement juste » et nous a dit qu’Assange « n’est pas un journaliste. C’est un espion. […] Il a mené des activités d’espionnage contre les États-Unis. Et il n’a aucun remords pour le mal qu’il a causé. » Alors oubliez que la folie de Trump a déjà transformé la torture et les relations secrètes avec les ennemis de l’Amérique en passe-temps.

Non, je ne pense pas que cela ait quoi que ce soit à voir avec l’utilisation de la Loi sur l’espionnage, aussi grave que cela puisse être pour les journalistes conventionnels ou des « organisations de presse reconnues », comme Thiessen nous appelle importunément. Cela n’a rien à voir non plus avec les dangers que ces révélations créent pour les agents recrutés localement au Moyen-Orient. Je me souviens très bien combien fréquemment les interprètes irakiens des forces américaines nous ont raconté comment ils avaient plaidé pour obtenir des visas pour eux-mêmes et pour leur famille alors qu’ils étaient menacés en Irak, et comment la plupart d’entre eux se sont fait envoyer au diable. Nous autres Britanniques avons traité nos propres traducteurs irakiens avec la même indifférence.

Alors oublions, un petit instant, le massacre de civils, la cruauté létale des mercenaires américains (certains d’entre eux étant impliqués dans le trafic d’enfants), le meurtre du personnel de Reuters par les forces américaines à Bagdad, l’armée des innocents détenue à Guantanamo, la torture, les mensonges officiels, les fausses victimes, les mensonges de l’ambassade, la formation de tortionnaires égyptiens par les Américains et tous les autres crimes découverts par les recherches d’Assange et Manning.

Supposons que ce qu’ils ont révélé ait été bon plutôt que mauvais, que les documents diplomatiques et militaires aient donné l’exemple lumineux d’un grand pays aux actions morales et démontraient les idéaux très nobles et très lumineux que la terre des hommes libres a toujours épousés. Imaginons que les forces américaines en Irak aient en permanence offert leurs vies pour protéger les civils, qu’elles aient dénoncé les tortures de leurs alliés, qu’elles aient traité les détenus d’Abu Ghraib (beaucoup d’entre eux étant complètement innocents) sans cruauté sexuelle mais avec respect et gentillesse ; qu’elles aient brisé la puissance des mercenaires et les aient renvoyés enchaînés dans les prisons américaines ; qu’elles aient reconnu, même en s’excusant, les cimetières d’hommes, de femmes et d’enfants qu’ils avaient envoyés précocement au tombeau.

Mieux encore, imaginons un court instant comment nous aurions pu réagir à la révélation que les Américains n’avaient pas tué ces dizaines de milliers de personnes, n’avaient jamais torturé une personne, que les prisonniers de Guantanamo, tous, étaient des meurtriers de masse sadiques, lâches, xénophobes et racistes, la preuve de leurs crimes contre l’humanité ayant été prouvée devant les tribunaux les plus pondérés du pays. Imaginons même un instant que l’équipage des hélicoptères américains qui a abattu 12 civils dans une rue de Bagdad ne les ait pas « gaspillés » avec ses armes. Imaginons que la voix sur la radio de l’hélicoptère ait crié : « Attendez, je pense que ces gars-là sont des civils – et ce pistolet pourrait être juste une caméra de télévision. Ne tirez pas ! »

Comme nous le savons tous, tout ça, c’est de la fantaisie. Car ce que ces centaines de milliers de documents représentent, c’est la honte de l’Amérique, de ses politiciens, de ses soldats, de ses tortionnaires, de ses diplomates. Il y avait même un élément de farce qui, je le soupçonne, faisait enrager les Thiessen de ce monde bien plus encore que les révélations les plus terribles. Je me souviendrai toujours de l’indignation exprimée par Hillary Clinton lorsqu’il a été révélé qu’elle avait envoyé ses laquais espionner les Nations-Unies ; ses esclaves du département d’État avaient pour mission d’étudier les détails de cryptage des délégués, les transactions par cartes de crédit et même les cartes de fidélité. Mais qui sur cette terre voudrait perdre son temps à étudier les fadaises émanant du personnel désespérément incompétent de l’ONU ? Et, au fait, qui à la CIA a perdu son temps à écouter les conversations téléphoniques privées d’Angela Merkel avec Ban Ki Moon ?

L’un des télégrammes qu’Assange a révélés remonte à la révolution iranienne de 1979 et présente une évaluation de Bruce Laingen selon laquelle « la psyché persane est d’un égoïsme primordial ». Intéressant. Mais les étudiants iraniens avaient soigneusement reconstitué tous les documents déchirés de l’ambassade américaine à Téhéran dans les années qui suivirent 1979, et avaient déjà publié le texte de Laingen des décennies avant que Wikileaks nous les aient donnés. Hillary [Clinton] dénonçait le premier tas de 250 000 documents comme « une attaque contre la communauté internationale » tout en qualifiant les journaux de « documents présumés », comme s’il s’agissait d’un canular. Ce tas était tellement vaste que peu de gens pouvaient y discerner ce qui était nouveau et ce qui était ancien. C’est pourquoi le New York Times présenta la citation de Laingen comme un scoop extraordinaire en retenant son souffle.

Une partie du contenu n’était pas aussi évidente auparavant : la suggestion selon laquelle la Syrie avait permis aux insurgés anti-américains de traverser son territoire depuis le Liban, par exemple, était tout à fait juste. Mais la « preuve » de la fabrication de bombes iraniennes dans le sud de l’Irak était beaucoup plus douteuse. Ce narratif avait déjà été fabriqué et fourgué au New York Times par des fonctionnaires du Pentagone en février 2007, puis répétée ces dernières années, mais s’est révélée en grande partie absurde : l’équipement militaire iranien était disponible partout en Irak depuis la guerre Iran-Irak de 1980-1988 et la plupart des fabricants de bombes qui l’utilisaient étaient des musulmans sunnites irakiens.

Mais c’est se faire des idées à partir de bêtises sur papier. Une telle sottise est insignifiante comparée aux révélations monstrueuses sur la cruauté américaine : le récit, par exemple, de la façon dont les troupes américaines ont tué près de 700 civils qui s’étaient approchés trop près de leurs points de contrôle, y compris des femmes enceintes et des malades mentaux. Et l’instruction donnée aux forces américaines (vous savez, cette partie de l’histoire livrée par Chelsea Manning) de ne pas enquêter lorsque leurs alliés militaires irakiens fouettaient les prisonniers avec des câbles épais, les suspendaient à des crochets au plafond, leur perçaient des trous dans les jambes à l’aide de perceuses électriques et les agressaient sexuellement. Une enquête secrète américaine (qui constitue elle-même une sous-estimation importante), dénombre 109 000 décès en Irak et en Afghanistan. 66 081 d’entre eux ont été officiellement classés comme non-combattants. Je me demande quelle aurait été la réaction américaine à la mort de 66 000 citoyens américains, soit 20 fois plus que les morts du 11 septembre ?

Rien de tout ça, bien sûr, n’était censé être public, et vous devinez pourquoi. Les pires de ces documents étaient secrets, non pas parce qu’ils s’étaient glissés accidentellement dans un dossier de l’administration militaire portant la mention « confidentiel » ou « pour vos yeux seulement », mais parce qu’ils représentaient le camouflage systématique de crimes d’État à grande échelle.

Les responsables de ces atrocités devraient maintenant être jugés, extradés de l’endroit où ils se cachent et emprisonnés pour leurs crimes contre l’humanité. Mais non, nous allons punir les divulgateurs, aussi pathétiques que soient leurs motifs.

Bien sûr, nous autres journalistes, les gens des « organisations de presse reconnues », pouvons nous inquiéter des conséquences de tout cela pour notre profession. Mais mieux vaut rechercher d’autres vérités, tout aussi périlleuses pour les autorités. Pourquoi ne pas découvrir, par exemple, ce que Mike Pompeo a dit en privé à Mohammed bin Salman ? Quelles promesses toxiques Donald Trump a-t-il pu faire à Netanyahu ? Quelles relations les États-Unis entretiennent-ils encore secrètement avec l’Iran, pourquoi ont-ils même maintenu d’importants contacts (irrégulièrement, silencieusement et à la dérobée) avec des éléments du régime syrien ?

Pourquoi attendre dix ans que le prochain Assange nous arrive avec un autre semi-remorque de secrets d’État ?

Mais le feu rouge habituel, c’est-à-dire ce que nous découvrons à travers le bon vieux journalisme d’enquête, du témoignage des Gorges profondes ou les contacts de confiance, va révéler (si nous faisons notre travail) la même vile tromperie de nos maîtres, celle qui a conduit à la clameur de haine contre Assange et Manning et également contre Edward Snowden : nous ne serons pas mis en accusation parce que la poursuite de ces trois personnes a établi un dangereux précédent juridique. Mais nous serons persécutés pour les mêmes raisons : parce que ce que nous divulguerons prouvera sans recours possible que nos gouvernements et ceux de nos alliés commettent des crimes de guerre. Et les responsables de ces iniquités essaieront de nous faire payer une telle indiscrétion d’une vie derrière les barreaux.

La honte et la crainte de devoir rendre des comptes pour ce qui a été fait par nos autorités en matière de « sécurité », et non la violation de la loi par des lanceurs d’alerte, voilà ce dont il s’agit.

Robert Fisk

Traduit par Stünzi, relu par San pour le Saker francophone

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