Le Caucase et le Moyen-Orient sont joints par les hanches


Par M.K. Bhadrakumar – Le 10 octobre 2023 – Source Indian Punchline

Les conflits gelés ne peuvent être compris qu’à travers l’histoire. C’est pourquoi l'”effacement” du Haut-Karabakh de la carte par l’Azerbaïdjan est un événement incroyablement tumultueux pour la Transcaucasie et les régions avoisinantes.

La toile de fond est l’éclatement de l’Union soviétique, qui nous a laissé une carte plutôt étrange. En conséquence, les conflits en Géorgie, en Arménie, en Azerbaïdjan, en Moldavie, en Ukraine et dans d’autres pays nous ont laissé des frontières de facto qui ne sont pas reconnues par la loi. Il est impératif qu’un traité de paix reflète les nouveaux faits sur le terrain.

La question qui se pose est celle du statut du Nakhitchevan, qui reste une exclave enclavée de l’Azerbaïdjan située près de la frontière turque. L’Azerbaïdjan, enhardi par l’annexion du Haut-Karabakh le mois dernier, est à la recherche d’une liaison terrestre directe avec le Nakhitchevan, que Bakou considère comme une affaire inachevée.

Pour atteindre cet objectif audacieux, l’Azerbaïdjan – une fois de plus, avec le soutien de la Turquie – espère prendre le contrôle d’une bonne partie du territoire arménien, qui constitue également la frontière de ce pays avec l’Iran, au sud. Sans surprise, Erevan et Téhéran s’opposent à une telle initiative, qui signifierait que l’Arménie et l’Iran cesseraient d’être voisins et seraient encerclés par l’axe stratégique azerbaïdjano-turc.

Par le dialogue et la négociation, une formule mutuellement acceptable doit être trouvée pour toute liaison terrestre – connue sous le nom de “corridor de Zangezur” – garantie par le droit international, qui préserve l’intégrité territoriale de l’Arménie et sa frontière avec l’Iran, tout en permettant à Bakou d’accéder librement au Nakhitchevan.

Ce qui complique les choses, c’est la géopolitique, qui implique les trois parties prenantes immédiates – l’Arménie, l’Azerbaïdjan et l’Iran – et deux autres États régionaux – la Russie et la Turquie – ainsi que certaines puissances et entités intrusives extrarégionales – les États-Unis, l’Union européenne et l’OTAN.

Si la Russie et l’Iran sont également des parties prenantes, il n’en va pas de même pour les puissances et entités extrarégionales qui s’immiscent dans un environnement régional hautement concurrentiel. L'”effet papillon” du corridor de Zangezur aura de profondes répercussions sur les régions de la mer Noire et de la mer Caspienne et pourrait également avoir un impact sur le Moyen-Orient et l’Asie centrale.

Parmi les États de la région, l’Iran se distingue par son approche antirévisionniste. Lors de réunions séparées, mercredi dernier à Téhéran, avec des responsables arméniens et azerbaïdjanais en visite, le président iranien Ebrahim Raeisi a réitéré, dans un contexte de tensions persistantes dans la région du Karabakh, l’opposition de l’Iran à l’ouverture du corridor de Zangezur, affirmant que Téhéran était opposé aux changements géopolitiques dans la région.

Raesi aurait déclaré que le corridor du Zangezur constituerait “un point d’appui pour l’OTAN, une menace pour la sécurité nationale des pays, et que l’Iran s’y opposait donc résolument“, selon les termes de son chef de cabinet politique, Mohammad Jamshidi. Téhéran ne peut pas ne pas tenir compte du fait qu’Israël a une forte présence de ses services de renseignement en Azerbaïdjan.

Les spéculations vont bon train sur le fait que l’Azerbaïdjan pourrait recourir à la force pour ouvrir le corridor de Zangezur, malgré l’opposition de l’Iran. La Turquie, première puissance révisionniste de la région, est un mentor et un allié de l’Azerbaïdjan, avec lequel elle revendique des affinités ethniques. La Turquie nourrit le projet d’étendre sa portée économique et son influence politique par le biais d’une route terrestre qui s’étend de sa frontière européenne en Thrace orientale à la mer Caspienne et jusqu’à ses terres ancestrales d’Asie centrale qui jouxtent la Chine.

Il est évident que le corridor de Zangezur ferait de la Turquie une plaque tournante stratégique dans la géopolitique de la région si la route de la soie vers l’Europe passe par son territoire et si la route terrestre de l’ère soviétique vers la Russie est rouverte. La Russie a également promis de faire de la Turquie une plaque tournante de l’énergie pour l’exportation de son gaz.

Au grand dam de l’Iran, la Turquie exploite la dépendance de Moscou à l’égard d’Ankara dans le contexte des sanctions occidentales et du conflit ukrainien – la Turquie contrôle les détroits menant de la Méditerranée à la mer Noire – pour se frayer un chemin dans le Caucase et la mer Caspienne, qui constituent traditionnellement la sphère d’influence de la Russie.

Entre-temps, l’influence de la Russie dans le Caucase a subi un revers, car la dérive progressive de l’Arménie vers les bienfaiteurs occidentaux à la suite de la révolution colorée et du changement de régime à Erevan en 2018 s’est considérablement accélérée ces derniers temps et a pris une forme manifeste. Les puissances occidentales encouragent les dirigeants actuels de l’Arménie à quitter l’OTSC et à demander la fermeture des bases russes sur son sol où 5000 soldats sont en garnison.

Cependant, l’Arménie ne peut se passer de l’aide de la Russie. Et la Russie dispose de réserves stratégiques pour se replacer au centre de l’échiquier caucasien. Bien entendu, un retour optimal de la Russie dans le Caucase devra attendre sa victoire sur les États-Unis et l’OTAN en Ukraine, peut-être d’ici l’année prochaine. Moscou semble donc convaincue que sa prééminence dans le Caucase est acquise.

L’atout de la Russie, en fin de compte, est que même si les États-Unis et/ou l’UE tentent de s’implanter dans le Caucase, ce sont des puissances lointaines et pratiquement épuisées aujourd’hui par les angoisses économiques et la lassitude croissante de la guerre en Ukraine, ainsi que par les signes de désunion au sein de l’UE elle-même.

En effet, un sommet réunissant près de 50 dirigeants européens, des dizaines d’assistants et des légions de journalistes à Grenade, en Espagne, le 5 octobre, qui était annoncé comme une occasion de négocier la paix entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, s’est terminé par un pétard mouillé lorsque Ilham Aliyev de l’Azerbaïdjan et Tayyip Erdogan de la Turquie ont décidé de ne pas participer à la réunion et que l’Azerbaïdjan a accusé la France de partialité dans les négociations.

En fin de compte, dans la dynamique de pouvoir qui agite le Caucase, l’Iran est l’allié naturel de la Russie et les deux puissances régionales peuvent être un facteur de sécurité et de stabilité régionales. C’est important, car toutes sortes de dangers se cachent dans l’ombre de la géopolitique de la mer Noire, de la Méditerranée orientale et de l’Asie centrale, et l’horizon qui s’assombrit présage des tempêtes à venir.

Pour ne citer que quelques signes inquiétants, les États-Unis ont profité de l’escalade de la confrontation entre Israël, le Hamas et le Hezbollah pour recourir à une importante démonstration de force en Méditerranée orientale – comme si cela était prédestiné. Une telle projection de force ne peut être une fin en soi. Est-ce une coïncidence si les groupes djihadistes entraînés par les États-Unis remuent aussi la marmite syrienne ces derniers temps ?

La semaine dernière encore, une série d’attaques ukrainiennes en mer Noire à l’aide de missiles de croisière fournis par l’Occident a contraint les navires russes à quitter leur base principale de Sébastopol pour le port de Novorossiisk, à 300 km à l’est. Le ministre britannique de la défense, James Heappey, a rapidement parlé de “défaite fonctionnelle de la flotte russe en mer Noire“.

Moscou envisagerait maintenant de construire une base navale permanente sur la côte de la mer Noire, dans la région géorgienne sécessionniste d’Abkhazie.

Il y a une semaine à peine, le ministre russe des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a averti que Moscou s’alarmait des “tentatives d’acteurs extrarégionaux de devenir plus actifs en direction de l’Afghanistan“.

Qu’on ne s’y trompe pas, les États-Unis ne se sont pas réconciliés avec la montée de l’influence russe et chinoise au Moyen-Orient, ni avec le rapprochement irano-saoudien qui a conduit à un apaisement général des tensions, en particulier avec la normalisation de la Syrie avec ses voisins arabes, autant d’éléments qui ont drainé l’influence régionale de l’Amérique et affaibli Israël.

De même, avec le spectre d’une défaite humiliante en Ukraine qui hante l’administration Biden, la tentation doit être grande d’affirmer l’hégémonie américaine. Une confrontation avec l’Iran est exactement ce qui pourrait convenir à Washington comme rampe de lancement pour couvrir son retrait des champs de bataille de l’Ukraine.

Fondamentalement, la stratégie américaine consiste à enliser la Russie sur de multiples fronts et à l’empêcher de faire progresser la stabilisation de la Syrie de manière optimale ou de consolider ses alliances avec les États d’Afrique du Nord – Égypte, Libye et Algérie – et d’étendre sa présence dans la région du Sahel, ce qui contrecarre efficacement les plans d’expansion de l’OTAN en Afrique.

De même, la montée en puissance de l’Iran dans la région s’est faite au détriment de la suprématie régionale d’Israël. Le succès de la stratégie américano-israélienne dépend de la pression exercée sur l’Iran et le Hezbollah, qui ont changé la donne dans le conflit syrien, et de l’érosion de l’axe russo-iranien en Asie occidentale, dans le Caucase et dans la région de la mer Caspienne.

La défection de l’Arménie de l’orbite russe et la situation conflictuelle qui se développe actuellement à Gaza (et au Liban) offrent une opportunité de défier la Russie et l’Iran au Levant. Une vaste armada de navires de guerre américains s’approche de la Méditerranée orientale pour intimider l’Iran.

Parallèlement, les États-Unis espèrent saper le processus de normalisation de l’Arabie saoudite avec l’Iran et créer des contradictions au sein des BRICS et de l’OPEP Plus.

En résumé, comme dans la célèbre pièce du dramaturge moderne allemand Bertolt Brecht, Le Cercle de craie caucasien, nous assistons actuellement à une scène dans la scène du grand jeu de la Transcaucasie – un mélange extraordinaire de grande théâtralité, de contes populaires, de musique et même de recherche dialectique.

M.K. Bhadrakumar

Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone

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