Lavrov contre Rubio au sujet de la multipolarité


Par Moon of Alabama – Le 4 février 2025

J’avais apprécié le point de vue de Marco Rubio quand il a déclaré que la courte période d’un monde unipolaire était terminée.

Le nouveau Secrétaire d’État avait déclaré :

« Il n’est donc pas normal que le monde ait une puissance unipolaire. Ce n’était pas – c’était une anomalie. C’était un produit de la fin de la guerre froide, mais finalement nous allons revenir à un point où nous avions un monde multipolaire, plusieurs grandes puissances dans différentes parties de la planète. »

Je pense que c’est un bien meilleur concept que « l’ordre basé sur des règles« .

Il existe cependant différentes saveurs de multipolarité.

Celle auquel Rubio pense probablement est celle dans lequel c’est la force qui décide. Plusieurs pays « gros chiens » se partageraient le globe, s’évitant les uns les autres, tandis qu’un certain nombre de petites nations doivent faire ce que leur dit la grande puissance qui peut les obliger à obéir.

Par exemple, les récentes interactions entre les États-Unis et la Colombie, le Panama, le Mexique et le Canada. L’administration Trump a menacé ces pays de taxes douanières et d’autres mesures de coercition. Après avoir obtenu ce qu’il voulait, il a retiré au moins une partie de la menace (taxes). À moins qu’il ne rencontre une forte résistance, il répétera cela encore et encore.

Une autre saveur de la multipolarité, que la Russie et la Chine soutiendront probablement, est de reconnaître que tous les pays, grands ou petits, ont des droits égaux. C’est la base du système des Nations Unies qui est né lors des pourparlers alliés à Yalta et Potsdam à la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Sergueï Lavrov, ministre des Affaires étrangères de longue date de la Fédération de Russie, plaide pour son maintien :

La Charte des Nations Unies devrait devenir le fondement juridique d’un monde multipolaire – Foreign Affairs, 4 février 2025

Il y a quatre-vingts ans, le 4 février 1945, les dirigeants des pays vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, l’Union soviétique, les États-Unis et la Grande-Bretagne, ont ouvert la Conférence de Yalta pour déterminer les contours du monde d’après-guerre. Malgré des différences idéologiques, ils ont convenu d’éradiquer le nazisme allemand et le militarisme japonais. Les accords conclus en Crimée ont été réaffirmés et élaborés lors de la Conférence de Potsdam en juillet-août 1945.

L’un des résultats de ces négociations a été la création des Nations Unies et l’approbation de la Charte des Nations Unies, qui reste à ce jour la principale source de droit international. La Charte énonce des objectifs et des principes pour le comportement international des pays, qui sont conçus pour assurer leur coexistence pacifique et leur développement durable. Le principe de l’égalité souveraine des États a jeté les bases du système de Yalta-Potsdam : aucun ne peut prétendre à la domination, car tous sont formellement égaux quels que soient le territoire, la population, les capacités militaires ou d’autres paramètres.

C’est à l’ONU que, avec un rôle clé joué par l’URSS, les bases ont été jetées pour le monde multipolaire qui se dessine maintenant sous nos yeux.

Comme le notent à juste titre les universitaires russes, toute institution internationale est avant tout “un moyen de limiter l’égoïsme naturel des États.” L’ONU, avec sa Charte adoptée par consensus, ne fait pas exception.

Dans cet esprit, Lavrov a entrepris de critiquer le point de vue de Marco Rubio (et de Donald Trump).

Lavrov vise spécifiquement les remarques liminaires de Rubio, prononcées le 15 janvier devant la Commission des Relations étrangères du Sénat. Rubio y déclarait :

Ainsi, alors que l’Amérique a trop souvent donné la priorité à l’ordre mondial au-dessus de notre intérêt national fondamental, d’autres nations ont continué à agir comme les nations ont toujours agi et agiront toujours : dans ce qu’elles perçoivent comme leur meilleur intérêt. Et au lieu de se plier à l’ordre mondial de l’après-guerre froide, ils l’ont manipulé pour servir leurs intérêts au détriment des nôtres.

L’ordre mondial d’après-guerre n’est pas seulement obsolète, c’est maintenant une arme utilisée contre nous. Et tout cela a conduit à un moment où nous devons maintenant faire face au plus grand risque d’instabilité géopolitique et de crise mondiale générationnelle de la vie de quiconque vivant et dans cette salle aujourd’hui. Huit décennies plus tard, nous sommes de nouveau appelés à créer un monde libre à partir du chaos, et cela ne sera pas facile. Et ce sera impossible sans une Amérique forte et confiante qui s’engage dans le monde, plaçant à nouveau nos intérêts nationaux fondamentaux au-dessus de tout.

Huit décennies après la déclaration de la Charte des Nations Unies, Rubio a entrepris de la démolir. Il rejette le « principe de l’égalité souveraine des États » et le remplace par une « Amérique d’abord » où c’est la puissance qui régit l’ordre.

Lavrov avertit fermement que cela mènera au chaos :

En 2025, avec le retour au pouvoir de l’administration républicaine de Donald Trump, l’interprétation par Washington des processus internationaux depuis la Seconde Guerre mondiale a pris une nouvelle dimension, comme l’a clairement décrit au Sénat le nouveau secrétaire d’État Marco Rubio, le 15 janvier : « non seulement l’ordre mondial d’après-guerre est dépassé, mais il a été transformé en une arme contre les intérêts américains ». En d’autres termes, non seulement l’ordre de Yalta-Potsdam est indésirable ; il en va de même de « l’ordre fondé sur des règles » qui semble incarner l’égoïsme et l’arrogance de l’Occident dirigé par les États-Unis après la Guerre froide. “L’Amérique d’abord » ressemble de manière alarmante au slogan hitlérien “L’Allemagne avant tout”, et un pari sur “la paix par la force” pourrait être le coup final porté à la diplomatie. Sans oublier que de telles déclarations et constructions idéologiques ne montrent même pas le moindre respect des obligations juridiques internationales de Washington en vertu de la Charte des Nations Unies.

Les tentatives effrontées de réorganiser le monde dans son propre intérêt, en violation des principes de l’ONU, peuvent engendrer l’instabilité, la confrontation et même la catastrophe. Compte tenu du niveau actuel de conflits internationaux, rejeter imprudemment le système de Yalta-Potsdam, avec l’ONU et la Charte des Nations Unies en son cœur, conduira inévitablement au chaos.

(Il y a quelques années, le slogan allemand « avant tout » a été copié par l’Armée de l’air américaine, mais a ensuite été retiré.)

La Chine a une approche plus prudente mais similaire. Une récente tribune publiée dans un journal de langue espagnole par l’ambassadeur de Chine au Panama a été reprise comme titre principal dans le Global Times chinois :

L’ambassadeur de Chine au Panama appelle à « apprendre à respecter » alors que Rubio se rend dans le pays pour y exercer des pressions – Global Times, 04 février 2025

L’article de Xu est paru alors que le secrétaire d’État américain Marco Rubio visitait le Panama lors de son premier voyage à l’étranger depuis son entrée en fonction. Rubio visait à exercer des pressions sur le pays concernant ses relations avec la Chine.

Xu a écrit qu’en scandant « Make America Great Again« , la visite de la délégation américaine au Panama a provoqué un émoi plus fort qu’une tempête tropicale.

Dans la communauté internationale, tous les pays sont égaux et ont le droit de développer indépendamment des relations diplomatiques. Personne n’a le droit de dicter aux autres ou de leur donner des ordres. Si les États-Unis veulent créer l’âge d’or des Amériques, ils doivent d’abord respecter les autres pays et écouter les nations latino-américaines sur leur vision de l’avenir, a écrit Xu.

La version de la multipolarité de l’administration Trump est incompatible avec celle que la Chine et la Russie ont en tête. Cela contredit la Charte des Nations Unies.

Si cela ne change pas, nous allons au-devant d’un conflit généralisé.

Aparté

Sous la pression de Rubio, le Panama a déclaré qu’il ne renouvellerait pas sa participation à l’Initiative chinoise des Nouvelles routes de la soie. Cela a été salué comme une victoire de Rubio.

Cependant, il n’y a avait que trois projets chinois au Panama :

Le Panama a passé un contrat avec des entreprises chinoises pour un quatrième pont sur le canal de Panama, ainsi qu’une troisième ligne pour le système de transport en commun de la ville de Panama.

La Chine a également soumis une proposition de 4,1 milliards de dollars pour construire une ligne ferroviaire à grande vitesse de 391 kilomètres (243 milles) reliant Panama City à la ville de David près de sa frontière avec le Costa Rica, un projet à réaliser sous la rubrique des Routes de la soie.

Après quelques difficultés de mise au point, le quatrième pont sur le canal de Panama est enfin en construction. La troisième ligne pour Panama City était et est aussi un projet japonais. La ligne ferroviaire à grande vitesse reliant Panama City à David n’est pas économiquement réalisable. Cinq ans après les plans initiaux, sa construction n’a même pas commencé. Il est peu probable qu’il soit construit un jour.

Ni le Panama, ni la Chine, ne perdront donc quoi que ce soit du retrait panaméen des Nouvelles routes de la soie.

La « victoire » de Rubio au Panama n’est que pure propagande.

Moon of Alabama

Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone

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