Par Philippe Grasset – Le 10 février 2015 – Source dedefensa
La rencontre Merkel-Obama à Washington, après les folies non autorisées par Washington de la semaine dernière, montre ce que nous nommerions un réalignement marginal sur les thèses US. Une autre interprétation est de parler de divergence tactiques, suggérant que les deux pays sont stratégiquement alignés. C’est l’image du verre à moitié vide ou du verre à moitié plein ; notre image du réalignement tactique indique que nous choisissons l’option du verre à moitié vide, non parce que nous aurions confiance dans le comportement pseudo-ferme de cette chancelière plutôt de fer-blanc, mais parce que nous ne voyons rien, dans les événements à venir et dans l’intransigeance-Système du fondement de la non-politique US, matière à remplir un peu plus ce verre vide – et plutôt diablement le contraire, certes.
La chancelière aura bien du mal à maintenir son pseudo-réalignement avec les mesures qu’on peut attendre de la poursuite de la politique US présentée comme rationnelle et bien calibrée par le président Obama, et en fait répondant aux poussées hyper-hystériques des relais du Système qui tiennent le haut du pavé à Washington. Elle aura bien du mal parce qu’il s’avère que le climat politique intérieur en Allemagne est de plus en plus marqué par une virulente opposition à la politique US, induite pour l’instant par la possibilité de livrer des armes dites létales au régime de Kiev. (L’option de ces livraisons est toujours sur la table, a aimablement indiqué BHO à Merkel, tandis que le Congrès, notamment l’inusable McCain, continue d’affirmer haut et fort que sa position en faveur des livraisons suffit complètement à effectuer effectivement ces livraisons.)
Russia Today (RT) le 10 février 2015: «La possibilité de fournir Kiev en armes défensives létales est sur la table, a déclaré Barack Obama dans une conférence de presse conjointe avec Angela Merkel. Toutefois, la chancelière allemande a redit qu’il n’y avait pas de solution militaire au conflit dans l’est de l’Ukraine. La possibilité de fournir des armes défensives létales est une de ces options qui est en cours d’examen», a déclaré le président américain lors d’une conférence de presse conjointe avec Mme Merkel à Washington.
Merkel […] a dit d’un ton moins agressif mais tout aussi ferme : «Nous continuons à rechercher une solution diplomatique, bien que nous ayons subi de nombreux revers. Mais j’ai toujours dit que je ne vois pas de solution militaire à ce conflit, a-t-elle dit en se servant d’un interprète. […] Je ne pourrais pas vivre sans avoir fait cette tentative», a déclaré Mme Merkel, qui continue d’accuser Moscou de violer les termes initiaux du traité de Minsk et de soutenir les rebelles anti-Kiev.
Pourtant, les deux dirigeants sont apparus quelque peu sceptiques sur l’issue d’une solution diplomatique. «Si, à moment donné, on s’aperçoit que ça ne donne rien malgré tous nos efforts, alors les Etats-Unis et l’Europe devront s’asseoir ensemble et explorer d’autres possibilités, voir ce que l’on peut faire», a reconnu la chancelière allemande sexagénaire.
Pourtant, malgré quelques désaccords tactiques, les deux dirigeants ont essayé de présenter un front commun. «L’agression russe n’a fait que renforcer l’unité entre les États-Unis, l’Allemagne et les autres alliés européens, a déclaré le président. Il va continuer à y avoir une forte réponse conjointe des États-Unis et de l’Europe – cela ne va pas changer, a déclaré Obama. «Pour quelqu’un qui vient d’Europe, je peux seulement dire que si nous abandonnons le principe de l’intégrité territoriale, nous ne serons pas en mesure de maintenir l’ordre pacifique de l’Europe. Ce qui est de toute première importance», a déclaré Mme Merkel en condamnant la sécession de la Crimée de l’Ukraine, ainsi que l’éclatement des régions de Donetsk et de Lougansk.
Nous disions donc que, du côté politique intérieur en Allemagne, il n’est nullement assuré que le réalignement, marginal ou pas, de Merkel sur Washington obtienne un soutien enthousiaste. Il y a des signes extrêmement significatifs à cet égard, y compris dans son gouvernement, comme le montre la déclaration du ministre des Affaires étrangères allemand Steinmeier, annonçant rien de moins que, dans certains cas, il se pourrait qu’il faille décider de sanctions contre l’Ukraine (celle de Kiev)… C’est sur la station de TV ARD que Steinmeier a fait cette déclaration (voir Fortrus.blog, le 9 février 2015). Steinmeier a estimé que, si aucune décision politique (concernant la guerre) n’était atteinte en Ukraine, le gouvernement allemand se réserve le droit d’agir d’une façon décisive contre la direction ukrainienne, jusques et y compris l’instauration de sanctions. Les vertueux ukrainiens de Kiev ont réagi au bord de la suffocation. Le ministre des affaires étrangères ukrainien Oleforiv a convoqué l’ambassadeur allemand et lui a fait une scène quasi-hystérique. Les Allemands ont laissé courir, mais Steinmeier n’est pas revenu sur sa déclaration. (Vieille habitude, l’hystérie chez ces diplomates ukrainiens et chevronnés. En décembre 2014, le représentant de l’Ukraine à l’UE était intervenu en vociférant pour commenter une déclaration du même Steinmeier affirmant que l’Ukraine n’entrerait pas dans l’OTAN, par cette étrange affirmation: «Personne ne peut empêcher l’Ukraine d’entrer dans l’OTAN!» … Et si, pourtant, l’OTAN elle-même qui propose une adhésion, et puis chacun des 27 membres de l’OTAN qui ont un droit de veto.)
Voici maintenant un débat intéressant sur la chaîne TV allemande ARD, dimanche soir, dont Sputnik.News donne des extraits intéressants, ce 9 février 2015. (Sputnik.News, désignée comme une officine de propagande par le vertueux Economist. Par bonheur, The Economist ne perdra pas son temps à retranscrire les détails de ce débat – diantre, on a sa dignité, même dans les poubelles.) Le débat impliquait notamment le président du Parlement européen Schulz, l’ambassadeur US Kornblum, un général allemand venu de l’OTAN, une journaliste… Ce qui est remarquable, c’est la vigueur des propos de la part des intervenants allemands, dont certains directement destinés aux USA (Schulz, répondant à Kornblum qui avait affirmé que «Rien ne se réglera sans la participation des États-Unis» : «Je veux insister sur le fait les USA ne sont pas des voisins de la Russie, et cette guerre n’a pas lieu aux portes des USA. Je veux insister sur le fait que c’est un problème européen et je crois que les USA devraient se tenir à distance respectueuse.»… Ou encore, le général Kujat, ancien président du Comité militaire de l’OTAN, répondant lui aussi à Kornblum qui affirmait que les Russes se battent en Ukraine : «Si les forces régulières russes participaient à cette guerre, l’affaire serait finie en 48 heures[…] [Si ]nous avions la stupidité d’entrer dans cette guerre, nous ne serions pas capables de la gagner; nous perdrions et ce serait catastrophique.»)
L’ancien ambassadeur américain en Allemagne, John Kornblum, a agacé ses hôtes en minimisant l’importance des négociations de paix franco-allemandes sur l’Ukraine, en affirmant que «les Russes ne respectent que la force, pas la conciliation.» L’ambassadeur a noté que si «c’est merveilleux que l’Europe fasse quelque chose … rien ne sera possible sans la participation des Etats-Unis.» Selon lui, «en fin de compte, c’est à Washington que le pouvoir se trouve».
Le président du Parlement européen, Martin Schulz, s’est empressé de sauter sur l’occasion de contester la déclaration de Kornblum, notant que «au contraire, tout s’arrangera si les Européens arrivent à un accord avec leurs voisins européens. Les États-Unis ne sont pas les voisins de la Russie et cette guerre ne se produit pas aux portes des États-Unis. Je tiens à souligner que c’est un problème européen, et je crois que les États-Unis ne doivent pas s’en mêler.» Schulz a ajouté que les déclarations du président Barack Obama sur le fait que la Russie est en train de perdre son statut de grande puissance sont «tout simplement fausses» et que la Russie est une superpuissance nucléaire avec un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU, «Je me demande à quoi sert une pareille provocation ?» […]
Le journaliste et ancien correspondant de l’ARD à Moscou, Gabriel Krone-Schmalz, est d’accord avec son collègue et note que «ce qui est important aujourd’hui, ce ne sont pas les démonstrations de force ou de faiblesse». Ce qui est important, «c’est d’arrêter ce qui se passe en Ukraine aussi vite que possible, parce que des gens y meurent chaque jour». Krone-Schmalz a souligné l’absurdité des «arguments [présentant] Poutine comme éloigné de la réalité, fou, sanguinaire et même autiste, au lieu de se documenter sur la situation en Russie et d’essayer de comprendre les intérêts des Russes». […]
Harald Kujat, général en retraite de l’armée de l’air allemande et ancien président du Comité militaire de l’OTAN s’est joint à la conversation pour insister sur le fait que ce qui est en jeu dans ces négociations est la menace d’une guerre générale en Europe. Il a noté qu’«il y a le danger que la guerre en Ukraine ne se transforme en guerre pour l’Ukraine. Ce serait un développement que personne ne soutiendrait. En outre, le général a noté que si nous entrons bêtement dans cette guerre, nous ne serons pas en mesure de la gagner; nous perdrons, et ce sera catastrophique». Kujat a noté que la mission de paix Hollande/Merkel, «ne devait s’épargner aucun effort pour ramener la paix surtout pour le peuple de l’Ukraine».
Lorsque Kornblum a affirmé que «ce sont les Russes qui mènent cette guerre», Kujat a rétorqué : «On nous rabâche de tous les côtés que les forces régulières russes participent au conflit. Le président de l’Ukraine ne cesse de le répéter. Cependant, il n’y a aucun élément qui puisse le prouver avec suffisamment de certitude.» Le général a ajouté que, selon lui, «si les forces régulières de l’armée russe avaient participé au conflit, il aurait été terminé en 48 heures».
On comprend essentiellement ce qui se passe, qui est intervenu dans les trois ou quatre derniers jours, et qui représente certainement l’événement historique à propos duquel nous nous interrogions, concernant cette crise – finalement, il semble qu’il ait bien eu lieu. Il n’est plus tant question de l’Ukraine, de la recherche de la paix, des responsabilités, des échanges d’accusation, etc., il est désormais question de la guerre… Celle qui est en cours, celle qui peut s’étendre, celle qui peut aller jusqu’aux folies indescriptibles de la possibilité d’un conflit nucléaire. Cette rhétorique-là est complètement différente et sépare radicalement les Européens et les USA, comme l’explique Shulz ; parce que cette guerre concerne directement l’Europe, pèse sur le destin de l’Europe, menace son existence même, tandis que pour les USA elle est bien loin, si loin… Il s’agit du fameux découplage qui fut tout au long de la Guerre froide l’objet de débats et crises sans fin, et constitua le principal motif opérationnel du retrait de la France de l’OTAN et du développement de la force nucléaire française (substantivation par cette sorte de question : «Croyez-vous que les USA risqueront l’existence de Chicago pour sauver Hambourg ?»). Mais pendant la Guerre froide, le débat était théorique, aujourd’hui il est concret, immédiat, opérationnel, et d’autant plus dramatique et antagoniste que ce sont les USA qui, pratiquement les seuls avec quelques clowns ukrainiens, poussent à la guerre. Ce découplage-là, dans des circonstances qui ne peuvent être que de plus en plus dramatiques et n’apporteront donc pas l’apaisement d’une détente de la tension, risque de conduire à un divorce, à une rupture, rien de moins.
Ce changement du thème de la rhétorique vers le thème de la guerre est aussi audible en France, dont on a vu combien le climat était en train de changer. Sans parler de ceux (Marine Le Pen) dont la position est connue, à l’UMP, après Sarkozy, Fillon a fait des déclarations allant dans le même sens extrêmement dur. (Les USA sont en train de «chercher à déclencher une guerre en Europe, ce qui serait catastrophique… Et une fois que la guerre aura éclaté, ils chercheront à prendre leurs distances»… Les USA agissent dans un «aveuglement complet», ils essaient constamment de «régler les problèmes par la force… Ils commettent erreur sur erreur et aujourd’hui, ils sont complètement discrédités... Aujourd’hui, l’Ouest essaie de représenter la Russie comme une menace pour le monde entier, en oubliant que la Russie est puissante et que c’est un grand pays, pour ne rien dire du fait que c’est une puissance nucléaire…»).
Le constat est donc bien que l’événement historique, le changement de paradigme qui fait passer le thème central de la soi-disant intégrité de l’Ukraine à la possibilité d’une guerre majeure en Europe, et l’accusation de la Russie aux USA, est en train de pénétrer avec une virulence extraordinaire les milieux politiques, au moins en France et en Allemagne. Dans ces conditions, les dirigeants de ces deux pays, qui continuent (surtout Merkel) a développer une rhétorique ambiguë, à double face, risquent de se trouver dans des difficultés grandissantes. Le danger intérieur pourrait devenir majeur pour Merkel, qui dépend de sa base politique et parlementaire, au contraire du président français. Si elle poursuit son discours actuel (qui est peut-être le fruit d’obligations secrètes) et si les milieux politiques allemands continuent à évoluer, ce n’est rien de moins que sa position de chancelière qui serait en jeu.
Traduction des parties en anglais par Dominique, relu par jj pour le Saker Francophone