Par Binoy Kampmark − Le 27 janvier 2022 − Source Oriental Review
À première vue, il ne semble pas y avoir de lien entre le traitement réservé à Novak Djokovic par les autorités australiennes et le refroidissement du gouvernement serbe à l’égard de Rio Tinto. Le géant minier anglo-australien était persuadé qu’il obtiendrait, au moins à terme, l’autorisation de commencer les travaux de sa mine de lithium-borates, d’une valeur de 2,4 milliards de dollars, dans la vallée de Jadar.
En 2021, Rio Tinto a déclaré que le projet « augmenterait l’exposition de [la société] aux matériaux pour batteries et démontrerait l’engagement de la société à investir des capitaux de manière disciplinée afin de renforcer son portefeuille pour la transition énergétique mondiale ».
La route a été un peu cahoteuse, avec notamment un mouvement environnemental croissant déterminé à faire échouer le projet. Mais la coalition au pouvoir, dirigée par le Parti progressiste serbe, avait résisté à l’envie de vaciller sur cette question.
Puis vint le dénigrement du numéro un mondial du tennis en Australie. Djokovic a été tourmenté par une brève période d’enfermement dans des quartiers normalement réservés aux réfugiés maintenus en détention pour une durée indéterminée, et finalement libéré par un décret de la Cour fédérale. Dans le cours des événements, il a vu son visa annulé à deux reprises, d’abord par un membre de la Australian Border Force, puis par le ministre de l’Immigration Alex Hawke. Finalement, les lyncheurs furent ravis que « Novaxx » Djokovic, cette grande menace pour l’innocence vaccinée de l’Australie, soit enfin sur un vol de retour.
Le gouvernement serbe a tenté d’intervenir. Le président Aleksander Vučić a lancé un appel au gouvernement Morrison pour qu’il résiste à l’annulation du visa de Djokovic ; l’Open d’Australie était le tournoi préféré du tennisman serbe, qu’il avait remporté à de nombreuses reprises.
Un incident diplomatique, plus murmure qu’aboiement, a été déclenché. « En accord avec toutes les normes du droit public international, la Serbie se battra pour Novak Djokovic », a promis le premier ministre serbe. Mais pour un gouvernement australien qui a bafoué le droit international et fétichisé le contrôle des frontières, l’appel importait peu.
En Serbie, Rio Tinto a ensuite subi un choc brutal. Le gouvernement Vučić, après avoir loué le potentiel du projet Jadar pendant quelques années, l’a brusquement abandonné. « Toutes les décisions (liées au projet de lithium) et toutes les licences ont été annulées », a déclaré platement le Premier ministre serbe Ana Brnabić le 20 janvier. « En ce qui concerne le projet Jadar, c’est la fin ».
Brnabić a insisté, avec un certain manque de sincérité, sur le fait que cette décision ne faisait que reconnaître la volonté des électeurs. « Nous sommes à l’écoute de notre peuple et c’est notre travail de protéger ses intérêts, même si nous pensons différemment. »
C’est un peu fort venant d’un gouvernement hostile à la responsabilité de l’industrie et à la transparence des investissements. Ce même gouvernement avait pourtant décidé de commencer les travaux d’infrastructure de la mine de jadarite avant l’octroi d’un permis d’exploitation. Ce comportement a amené des défenseurs de la cause tels que Savo Manojlovi, de l’ONG Kreni-Promeni, à se demander pourquoi Rio Tinto a été distingué par rapport, par exemple, à Eurolithium, qui a été autorisé à creuser dans les environs de Valjevo, dans l’ouest de la Serbie.
Zorana Mihajlović, ministre serbe des mines et de l’énergie, a préféré accuser le mouvement écologiste, bien que l’alibi semble un peu forcé. « Le gouvernement a montré qu’il voulait le dialogue… (et) les tentatives d’utiliser l’écologie à des fins politiques démontrent qu’ils (les groupes verts) ne se soucient pas de la vie des gens, ni du développement industriel. »
Rio Tinto a dû faire face à une impressionnante milice populaire, mobilisée pour rappeler aux Serbes les conséquences dévastatrices des projets d’exploitation du lithium. Le groupe Ne damo Jadar (Nous ne laisserons personne prendre Jadar) a infailliblement attiré l’attention sur les accords secrets conclus entre la compagnie minière et Belgrade. Zlatko Kokanović, vice-président du groupe, est convaincu que la mine « non seulement menacerait l’un des sites archéologiques les plus anciens et les plus importants de Serbie, mais mettrait également en danger plusieurs espèces d’oiseaux protégées, les tortues d’étang et la salamandre de feu, qui sont protégées par les directives européennes. »
S’insurgeant contre le bilan environnemental peu flatteur de la société anglo-australienne, de nombreuses manifestations ont été organisées et des pétitions lancées, dont l’une a reçu 292 571 signatures. Le mois dernier, les militants ont organisé des rassemblements et des marches dans tout le pays, y compris des blocages de routes.
Djokovic n’est pas resté insensible au mouvement vert grandissant, ne serait-ce que pour apporter quelques mots de soutien. Dans un post de la story Instagram de décembre présentant une photo de manifestations contre l’exploitation minière, il a déclaré que « l’air pur, l’eau et la nourriture sont les clés de la santé. Sans cela, chaque mot sur la santé est redondant. »
La réponse de Rio Tinto aux critiques a été celle de l’invité séducteur désireux d’impressionner : nous avons des cadeaux pour les gouverneurs, les dirigeants et les parlementaires. Donnez-nous la permission de creuser, et nous ferons de vous les envieux de l’Europe, des ambassadeurs verts et respectueux de l’environnement de la révolution des batteries et des voitures électriques.
L’European Battery Alliance, un groupe d’entreprises de la chaîne d’approvisionnement des véhicules électriques, est catégorique : le projet Jadar « constituait une part importante de l’approvisionnement domestique européen potentiel ». La mine aurait « contribué à soutenir la croissance d’un écosystème industriel naissant lié aux batteries en Serbie, contribuant pour un montant substantiel au PIB annuel de la Serbie. » Assidûment sélectif, le groupe a préféré ignorer les épineuses implications environnementales de l’entreprise.
Les options auxquelles est confronté le géant minier sont diverses, mais aucune ne séduit le conseil d’administration. Dans une déclaration, la société a affirmé qu’elle « examinait la base juridique de cette décision et les implications pour nos activités et notre personnel en Serbie ». Il se pourrait qu’elle cherche à poursuivre Belgrade en justice, une démarche peu susceptible d’améliorer une réputation déjà écornée. « Il est très inhabituel qu’une grande société minière poursuive un État », suggère Peter Leon, du cabinet d’avocats Herbert Smith Freehills. « Une plainte en vertu du traité bilatéral est toujours un dernier recours, mais pas un premier recours ».
Une autre option pour les parieurs au sein de l’entreprise sera un pari politique : espérer que les élections parlementaires d’avril amèneront une ribambelle de représentants pro-mines. D’ici là, l’antagonisme du public à l’égard des questions australiennes aura diminué. Il est toutefois peu probable que le mouvement écologique serbe relâche sa campagne. L’ère de l’impunité minière face aux protestations populaires est révolue.
Traduit par Hervé, relu par Wayan, pour le Saker Francophone