La revanche de Macron sur la trahison AUKUS


Le prince héritier saoudien Mohammed bin Salman (R) salue le président français Emmanuel Macron à son arrivée à Djeddah, le 4 décembre 2021.

Ce qui distingue les grandes puissances comme la France c’est leur sens de l’histoire et leur compréhension profonde de la temporalité de l’expérience historique, ou comment leur passé, présent et future sont considérés comme liés dans leur diplomatie internationale.

C’est pourquoi le pacte AUKUS entre les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie était une erreur catastrophique. On peut pardonner à l’Australie d’être une nation de troisième rang sans importance, mais les États-Unis et la Grande-Bretagne auraient dû savoir que la France réglerait dûment ses comptes le moment venu.

Et cela s’est produit de la manière la plus imprévisible qu’il soit, puisque le Président français Emmanuel Macron a frappé l’axe anglo-saxon en Asie de l’Ouest là où il fait le plus mal, aux Émirats arabes unis et en Arabie saoudite.

Macron a réussi un coup diplomatique d’envergure en sécurisant, durant sa visite aux Émirats arabes unis le 3 décembre, un contrat de 19 milliards de dollars pour 80 avions de combat Rafale de fabrication française, la plus grosse commande internationale jamais réalisée pour des avions de guerre.

Le contrat d’armement comprend 80 avions de combat Rafale et 12 hélicoptères militaires. L’accord soutiendra directement 7 000 emplois en France et garantira la chaîne d’approvisionnement de Dassault Aviation jusqu’à fin 2031, a déclaré un responsable français aux journalistes. Les actions de Dassault Aviation SA, le constructeur du Rafale, ont augmenté de plus de 9 %.

Pourtant, il s’agit de bien plus qu’un simple accord commercial. Car Macron a exploité l’impatience dans l’esprit émirati face à l’hésitation du Président Biden à approuver un accord sur les F-35 et aux inquiétudes suscitées sur la relation d’Abu Dhabi avec la Chine, notamment la prévalence de la technologie 5G de Huawei dans le pays.

L’administration Biden est assise sur l’accord relatif aux avions de combat furtifs F-35 des Émirats arabes unis, qui constituait une sorte de complément aux accords dits d’Abraham sur l’établissement de relations diplomatiques entre Tel-Aviv et Abu Dhabi, qui ont permis à l’ancien président Donald Trump de remporter un triomphe en matière de politique étrangère en Asie occidentale dans les derniers jours de son mandat.

En avril, un porte-parole du département d’État américain a déclaré à propos de l’accord de 23 milliards de dollars : “Nous pouvons confirmer que l’administration a l’intention d’aller de l’avant avec ces ventes de défense proposées aux Émirats arabes unis, même si nous continuons à examiner les détails et à consulter les responsables émiratis pour nous assurer que nous avons développé des accords mutuels en ce qui concerne les obligations émiraties avant, pendant et après la livraison… nous prévoyons un dialogue robuste et soutenu avec les Émirats arabes unis pour (s’assurer) que tout transfert de défense répond à nos objectifs stratégiques mutuels visant à construire un partenariat de sécurité plus fort, interopérable et plus compétent.”

L’administration Biden a ajouté une condition selon laquelle les Émirats arabes unis doivent rompre leurs liens solides avec la Chine et imposer des restrictions quant à l’endroit et aux circonstances dans lesquels les F-35 peuvent être utilisés.

En clair, les Émirats arabes unis paieront une fortune pour acheter le F-35, mais son utilisation sera contrôlée par les Américains et, deuxièmement, il ne s’agira peut-être même pas de la version la plus avancée du nouvel avion de combat (qu’Israël a obtenu).

Si les dirigeants des Émirats arabes unis se sont sentis humiliés, ils n’ont pas montré leurs sentiments. Mais la nouvelle façon de penser de la politique régionale des EAU ces derniers temps parle d’elle-même. L’accord sur le Rafale peut être comparé à l’accord conclu par la Turquie avec la Russie pour des missiles S-400 après les tergiversations des États-Unis concernant l’intérêt d’Ankara pour les missiles Patriot. Les Émirats arabes unis se sont également détournés des États-Unis pour se tourner vers d’autres sources d’achat d’armements avancés, sources vendant sans conditions.

La France a affaibli le moyen de pression des États-Unis. Dans un contexte d’incertitude croissante des États arabes du Golfe quant à l’attention portée par les États-Unis à la région, l’Élysée a déclaré dans un communiqué : “Ce contrat cimente un partenariat stratégique plus fort que jamais et contribue directement à la stabilité régionale.”

Le président Macron et le prince héritier d’Abu Dhabi, Mohammed bin Zayed Al Nahyan (R), reçoivent l’accord sur le Rafale.

Le secrétaire d’État Antony Blinken a eu un entretien téléphonique avec le prince héritier des Émirats arabes unis, le Cheikh Mohammed bin Zayed Al Nahyan, dimanche. Le compte rendu du département d’État indique qu’ils ont “discuté d’importantes questions régionales, réaffirmé le partenariat solide entre leurs deux pays et discuté des moyens d’élargir et d’approfondir leur vaste coopération”.

Blinken a l’air vraiment embarrassé. Une quinzaine de jours après avoir pris l’initiative de former un groupe exclusif en Asie occidentale (surnommé “Quad.2”) avec Israël, les Émirats arabes unis et l’Inde, voilà qu’Abou Dhabi prend une direction opposée en normalisant ses relations avec la Syrie, la Turquie et l’Iran (qui ne sont pas en bons termes avec les États-Unis et/ou Israël).

À propos, les dirigeants de la Syrie, de la Turquie, de l’Iran, des Émirats arabes unis et de l’Arabie saoudite ont également quelque chose de spécial en commun : tous les cinq ont été exclus de la liste des 110 invités de Biden à son “Sommet de la démocratie” les 9 et 10 décembre.

Le désaveu de Biden doit faire mal. À trois jours du sommet de Biden, le conseiller à la sécurité nationale des Émirats arabes unis, le Cheikh Tahnoun bin Zayed Al Nahyan, qui est également le frère du prince héritier, se rend à Téhéran à l’invitation d’Ali Shamkhani, secrétaire du Conseil suprême de sécurité nationale et conseiller du Guide suprême iranien.

Le Tehran Times rapporte que “le renforcement des liens mutuels et l’échange de vues sur les derniers développements dans la région figurent parmi les principaux objectifs de la visite à Téhéran du haut responsable de la sécurité des EAU.”

Bien sûr, le pacte AUKUS a tué un accord beaucoup plus important impliquant la vente de 12 sous-marins français à moteur diesel à l’Australie pour un montant de 36,5 milliards de dollars US. Mais, pour Macron, l’accord Rafale avec les EAU pourrait n’être qu’un début et d’autres surprises suivront.

D’Abu Dhabi, Macron s’est rendu en Arabie saoudite pour rencontrer le Premier ministre saoudien Mohammed bin Salman. Le symbolisme est écrasant. Macron est devenu le premier grand dirigeant occidental à se rendre en Arabie saoudite et à rencontrer le prince héritier Mohammed bin Salman depuis qu’il a été impliqué dans le meurtre de Jamal Khashoggi, il y a trois ans.

“Le prince Mohammed a reçu Macron dans un palais royal à Djeddah, où ils ont partagé une longue poignée de main. Les médias et influenceurs saoudiens ont rapidement diffusé une photo des deux hommes souriants et marchant côte à côte “, rapporte Bloomberg.

Tout en consolidant la position de la France dans le golfe Persique, M. Macron indique également que la France peut servir d’alternative aux États-Unis en Asie occidentale, alors que les États du Golfe parlent de plus en plus de réduire leur dépendance à l’égard de Washington. Il a discuté avec le prince Mohammad d’une initiative visant à résoudre la crise politique au Liban.

M. Biden est entré à la Maison Blanche en traitant l’Arabie saoudite d’État “paria” en raison des violations des droits de l’homme et a promis qu’il ne traiterait pas avec le prince héritier.

Mais Washington a récemment commencé à faire marche arrière, réalisant l’impérieuse nécessité de s’engager avec Riyad sur bon nombre de ses objectifs politiques, notamment sur les marchés de l’énergie. Une délégation de la Maison Blanche s’est rendue à Riyad la semaine dernière, à la veille de la réunion de l’Opec+ de jeudi, afin d’obtenir davantage d’offre de pétrole pour refroidir les prix qui alimentent l’inflation aux États-Unis.

Avec Macron à l’affût, Biden subit des pressions pour ravaler sa fierté et parler avec le prince héritier saoudien, qui est le dirigeant de facto. C’est peut-être le prix ultime qu’il devra payer pour la trahison d’AUKUS infligée à la France.

Traduit par Sophia I., relu par Wayan, pour le Saker Francophone

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