La Pravda américaine – L’héritage de Sydney Schanberg


Par Ron Unz − Le 13 juillet 2016 − Source unz.com

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Le décès, samedi dernier, de Sydney Schanberg, à l’âge de 82 ans, devrait tous nous attrister. Il s’agit non seulement de la disparition de l’un de nos journalistes les plus réputés, mais ses articles révélaient des choses très profondes sur la nature de nos médias nationaux.

Syd avait réalisé toute sa carrière au New York Times, pendant 26 ans, remportant un prix Pulitzer, deux récompenses du George Polk Memorial, ainsi que nombre d’autres honneurs. Son décès a été salué avec l’attention qui convenait, le journal le plus prestigieux du monde consacrant une page presque entière de l’édition de dimanche à sa nécrologie, un honneur rare que l’on constate, en l’ère que nous vivons, plus souvent réservé aux stars de la pop ou aux personnalités sportives. La page en question intégrait plusieurs photos extraites de ses reportages au Cambodge, qui avaient constitué les éléments de construction du film The Killing Fields [Titre français : La Déchirure, NdT], l’un des récits les plus mémorables réalisés par Hollywood, primé aux Oscars, relatant notre guerre désastreuse en Indo-Chine.

Mais dans la notice nécrologique dédiée à sa personne, longue de 1300 mots, et agrémentée de nombreuses images illustrant sa longue et illustre carrière journalistique, on ne trouvait pas un seul mot sur la plus grosse affaire de sa carrière, qui semble avoir disparu des mémoires sans laisser de trace. Voilà un sujet intéressant.

Sydney H. Schanberg, au centre, au Cambodge, au mois d’août 1973

Une affaire pourrait-elle être « trop grosse » pour que les médias la couvrent ? Tout journaliste est perpétuellement à la recherche d’un sujet important, un article qui non seulement paraîtra en première page, mais pourra permettre à son auteur de se voir attribuer un prix journalistique, voire pénétrer les livres d’histoire. De tels articles sont rares, mais sont de nature à propulser la carrière d’un journaliste, et il est difficile d’imaginer un auteur tourner le dos à un tel sujet, ou un rédacteur en chef le refuser.

Pourtant, si une affaire est assez importante pour révéler des vérités dangereuses quant à la vraie nature des médias étasuniens, si elle dépeint trop de personnages puissants sous un jour très négatif, et si peut-être elle peut amener à une immense baisse de confiance du public dans les grands médias, qu’en est-il ? Si les lecteurs se retrouvaient à prendre connaissance d’une telle affaire, ils pourraient légitimement commencer à se poser des questions du genre « pourquoi n’en a-t-on jamais parlé auparavant ? », ou même « qu’y a-t-il d’autre sous le tapis ? »

Alors que la campagne présidentielle de 2008 touchait à sa fin, au cours de laquelle John McCain était opposé à Barack Obama pour prendre possession du bureau ovale de la Maison-Blanche, je suivis un lien étrange sur un obscur site internet, et découvris le remarquable exposé de Syd, qui avait été soit ignoré, soit refusé par l’ensemble des organes de presse importants dans le pays, nonobstant l’immense réputation qui était attachée à sa personne.

L’enchaînement d’événements qu’il décrivait dans cet exposé était tout à fait simple. Au cours des accords de paix de Paris, qui mirent fin à la guerre au Vietnam, le gouvernement étasunien s’était engagé à verser à ses adversaires de Hanoï des réparations de guerre pour un montant de 3,25 milliards de dollars, en échange de quoi les prisonniers de guerre étasuniens seraient remis aux États-Unis par le Vietnam. L’accord fut signé, et la guerre prit officiellement fin, mais les Vietnamiens, craignant une trahison de l’accord sur le plan financier, conservèrent plusieurs centaines de soldats étasuniens prisonniers dans l’attente du paiement promis.

Pour des motifs de politique intérieure, l’administration Nixon avait considéré les milliards de dollars promis de par cet accord comme une « assistance humanitaire », si bien que le Congrès rechignait à assigner une somme d’argent aussi importante à un régime communiste honni. Nixon et ses conseillers, cherchant désespérément à obtenir une « paix dans l’honneur » et déjà affaiblis par le scandale grandissant du Watergate, n’étaient pas en position de pouvoir reconnaître que plusieurs centaines de prisonniers de guerre étasuniens restaient détenus par l’ennemi, et déclarèrent donc que tous avaient été rapatriés, sans doute dans l’espoir de négocier loin des regards un rachat des prisonniers une fois les projecteurs braqués ailleurs. De manière similaire, les dirigeants d’Hanoï mentirent et déclarèrent également que les captifs avaient tous été libérés, et attendirent de toucher les fonds promis. Résultat : les deux gouvernements venaient de créer ensemble un Gros Mensonge, qui s’est largement perpétué jusqu’à nos jours.

Dans la période troublée qui suivit la défaite militaire étasunienne, et la démission de Nixon, notre pays tout entier voulait oublier le Vietnam, si bien que ni les nouveaux élus, ni les journalistes n’étaient incités à revisiter ce sujet, et encore moins à enquêter sur l’un des secrets les plus sales du monde. Les Vietnamiens maintinrent en détention les prisonniers de guerre étasuniens au cours des deux décennies qui suivirent, essayant régulièrement de négocier leur libération en échange des sommes qui leur restaient dues, mais ils n’eurent jamais face à eux un dirigeant étasunien assez affirmé pour s’engager dans cette voie difficile. Le Gros Mensonge était tout simplement trop gros pour être réversible.

Au fil des années, des rumeurs circulèrent avec persistance dans les rangs des vétérans quant aux prisonniers de guerre non rapatriés, et ces histoires allèrent jusqu’à inspirer une suite de blockbusters hollywoodiens comme Rambo, Missing in Action, et Uncommon Valor, mais le cœur en restait évidemment rejeté et marqué du sceau de « théorie du complot d’extrême droite » par nos pontifes élites des médias. Mais les histoires en question n’en étaient pas moins véridiques, et pendant que les spectateurs, avec leur seau de pop-corn, regardaient un Sylvester Stallone héroïque libérant des soldats étasuniens désespérés des prisons vietnamiennes, les vrais prisonniers de guerre étasuniens restaient détenus dans des conditions tout aussi terribles, sauf qu’aucun dirigeant étasunien ne se montrait prêt à prendre l’immense risque politique d’essayer de leur venir en aide ou de payer leur « rançon ». Au fil des années, de nombreux prisonniers de guerre moururent de mauvais traitements, et le retour des survivants misérables qui restaient en vie promettait de déclencher une colère populaire sans précédent à l’égard des nombreux individus puissants qui étaient restés les bras croisés face à la situation.

La gouvernance politique étasunienne des deux bords, républicains et démocrates, essayait de rétablir des relations diplomatiques avec Hanoï, et de tourner le dos à la guerre du Vietnam, mais cet important objectif politique était mis à mal par la pression politique qui restait de la part des familles déterminées des prisonniers de guerre en question. Un Comité spécial du Sénat fut mis en place sur le sujet des prisonniers de guerre, afin de les déclarer inexistants une bonne fois pour toutes. Le sénateur John McCain, lui-même ancien prisonnier de guerre très connu, prit la tête de l’opération de dissimulation, peut-être en raison de la nature très douteuse de ses propres exploits de guerre, qui le motivaient tout particulièrement à échanger un secret contre un autre. Malgré des preuves écrasantes du contraire, nos médias déclarèrent que les prisonniers de guerre abandonnés n’avaient jamais existé, et fermèrent le chapitre d’une controverse qui avait déjà duré si longtemps.

Il se trouva que, peu après que le Comité en question ait rendu son rapport final et fut dissous, un document ahurissant fut déterré au cœur des archives du Kremlin, fraîchement rendues publiques. Dans le compte-rendu d’une réunion du Politburo de Hanoï, les dirigeant communistes avaient discuté du vrai nombre de prisonniers de guerre qu’ils détenaient, et avaient pris la décision d’en conserver la moitié comme garantie du paiement des milliards de dollars promis par les USA. Les deux anciens conseillers en sécurité nationale, Zbigniew Brzezinski et Henry Kissinger, apparurent tous les deux à la télévision nationale affirmant que le document semblait véritable, et qu’il apparaissait bel et bien comme établi et indéniable que des prisonniers de guerre étasuniens étaient restés détenus au Vietnam. Après avoir pendant quelques jours donné de l’écho à ces révélations inconfortables, les médias dominants étasuniens se remirent vite ensuite à divulguer les dénégations des gouvernements étasunien et vietnamien, et jetèrent rapidement l’affaire aux orties, en revenant au récit officiel : il n’y avait pas, il n’y avait jamais eu, de prisonniers de guerre abandonnés.

En parcourant le sujet de 8 000 mots, massivement documenté, produit par Syd, et après avoir vérifié par ailleurs que le signataire de l’article Sydney Schanberg était bel et bien le Sydney Schanberg, je commençais à ressentir différemment la réalité. J’étais en train de lire ce qui pourrait être qualifié d’« affaire du siècle », un scandale bien plus étendu et bien plus passionnant que les abus politiques sordides du Watergate ou des Contras avec l’Iran, une histoire de trahison nationale tue voire tuée pendant quarante années par nos gouvernants et nos médias ligués entre eux, et à présent révélée par l’un de nos journalistes de premier plan. Les accusations les plus graves étaient formulées à l’égard du sénateur McCain, le candidat républicain désigné pour les élections présidentielles. Et pas un seul mot n’en était relayé par nos organes de presse établis, dans le silence tout aussi assourdissant de la quasi-totalité des quelques milliers de sites internet politiques. C’est ce jour-là que mon regard sur les médias nationaux a changé de manière irréversible.

Chaque personne à qui je faisais part de l’article se montrait aussi choquée et stupéfaite que moi-même, sauf un ou deux anciens de la guerre du Vietnam, qui me confirmèrent en privé que tout était sans doute vrai dans cet article.

Puis vinrent les élections, et la défaite de John McCain, et l’administration entrante de Barack Obama se retrouva à gérer la crise financière qui grandissait, mais l’article remarquable de Syd ne quittait pas mon esprit, pas plus que le silence assourdissant qui l’environnait. Je pensais que peut-être, cet article remarquable était resté ignoré du fait qu’il avait été publié sur un petit site internet ne disposant que d’une poignée de lecteurs, et du fait que sa publication réalisée sans préjugé ait pu susciter des doutes importants quant à sa crédibilité.

J’étais alors éditeur du journal The American Conservative, un petit mais dans l’ensemble assez réputé magazine d’opinion, et je finis par décider d’y publier ces informations, afin que l’affaire gagne l’attention qu’elle méritait de toute évidence. En octobre, j’avais pris contact avec Syd, et j’avais passé plusieurs heures au téléphone avec lui, pour lui faire part de mon intérêt, gagner sa confiance, et également pour m’assurer qu’il était resté le journaliste solide et fiable que l’on avait connu. Je commençai la tache de préparation en vue de republier son long exposé comme couverture de l’une de mes éditions, le plaçant comme pièce maîtresse d’une série d’articles sur les dissimulations pratiquées par le gouvernement et les défaillances des médias, avec une attention toute particulière sur le sort des prisonniers de guerre.

Pour mener à bien ce projet, j’avais fait appel à divers membres impliqués dans le travail de Syd, y compris Andrew Bacevich, le célèbre écrivain militaire, feu Alex Cockburn, et même un ancien membre de la Chambre, qui disposait de ses propres preuves indépendantes venant confirmer les faits quant aux prisonniers de guerre. Syd rédigea un article introductif de 2 000 mots sous le titre Silent Treatment, évoquant ses tentatives échouées de persuader n’importe lequel des médias dominants à enquêter sur ce scandale, et j’y ajoutai une introduction qui apportait ma propre perspective sur l’affaire et ses implications.

Mon magazine disposait de dizaines de milliers de lecteurs réguliers, et avec l’aura prestigieuse de Syd, mise en valeur, et l’étaiement apporté par les autres contributeurs, j’avais confiance en le fait que nous allions attirer une grande attention dans les médias établis. J’étais en relations amicales avec divers journalistes et chroniqueurs établis, et je leur envoyai à l’avance des copies des éléments à publier, discutai du sujet au téléphone avec certains d’entre eux, et découvris que tous se montraient aussi stupéfaits par les révélations de Syd que je l’avais été moi-même. Pour autant, le résultat ne changea pas : un silence assourdissant de tous les organes de presse dominants, et aucune réponse à mes tentatives de relance. On m’affirma ultérieurement que l’un des journalistes d’investigation les plus réputés des USA avait lu l’article et l’avait trouvé sensationnel, mais il n’en pipa pas un mot en public.

Bien que totalement boycotté par les médias de l’establishment, l’article et les pièces jointes furent l’objet de nombreuses et vives discussions, et de publications sur plusieurs sites internet alternatifs assez populaires, de gauche, de droite, et libertariens, si bien que les faits en question sont forcément parvenus à la connaissance des journalistes qui fréquentent ces sources d’information, et la couverture de l’exemplaire du magazine qui suivit fut l’objet d’une forte couverture presse par les médias dominants. Mais le « scandale du siècle » de Syd semble s’être évaporé dans les limbes.

Peu de temps après, Syd publia une compilation d’articles sous forme d’un livre, son exposé de l’affaire McCain/prisonniers de guerre constituant le dernier et le plus important chapitre de l’ouvrage. David Rohde, un journaliste deux fois lauréat du prix Pulitzer, travaillant alors pour le New York Times, décrivit ainsi le travail réalisé dans cette œuvre : « Sydney Schanberg est l’un des plus grands correspondants de guerre du XXème siècle », et les louanges de Russell Baker, également lauréat du prix Pulitzer, en furent tout aussi dithyrambiques. Joseph Galloway, un journaliste ayant à son actif plusieurs livres majeurs sur la guerre du Vietnam, fit explicitement mention du contraste saisissant entre l’intégrité de Syd et la réticence honteuse de presque tous les autres journalistes, qui avaient refusé de reconnaître la réalité de la situation quant aux centaines de prisonniers de guerre étasuniens abandonnés au Vietnam. La vérité historique semble donc être connue, et acceptée dans les cercles bien informés, mais aucune publication dominante n’a souhaité la laisser atteindre les yeux ou les oreilles du grand public.

J’estime que les preuves sont écrasantes, et de nature à convaincre toute personne abordant le sujet avec l’esprit ouvert, et que le silence unanime de nos médias est le seul indicateur vaguement contraire. Il y a quelques mois, je fus amené à contribuer à une table ronde sur les secrets gouvernementaux avec Daniel Ellsberg, dont le rôle dans la fuite des Pentagon Papers l’a mis au premier plan quant aux secrets militaires embarrassants dissimulés. Je consacrai une grande partie de mon discours à relater les découvertes de Syd quant aux prisonniers de guerre, et quant à la manière dont gouvernements successifs et médias avaient conspiré ensemble pour garder cette affaire cachée pendant plus de quarante années. Ellsberg fut proprement éberlué par ces affirmations, et déclara qu’il n’en avait jamais entendu le premier mot, prit avec lui des copies de l’article et de divers éléments additionnels. Au dîner de réception qui suivit le lendemain, il m’affirma les avoir lus avec attention, et être tout à fait convaincu que tout le contenu en était probablement exact.

Je reçus également une note que m’écrivit un universitaire conservateur, âgé mais de tout premier plan. Il m’y indiquait que vers la fin de la guerre du Vietnam, il occupait un poste de jeune officier de renseignement à Washington, et que même après plusieurs décennies, penser à l’abandon de ces prisonniers de guerre étasuniens lui donnait toujours mal au ventre. Il espérait qu’un jour viendrait un président étasunien qui déciderait de dire la vérité sur les faits tels qu’ils s’étaient réellement produits. Je lui demandai la permission de publier ses remarques, pourquoi pas de manière anonyme, mais n’obtins pas de réponse de sa part.

Syd avait toujours pensé que les médias étasuniens avaient tout simplement peur de son article et de ses implications troublantes, et j’ai tendance à le rejoindre sur ce point. À l’image du gouvernement qui a maintenu ses dissimulations pendant toutes ces années par crainte qu’une révélation ne détruise trop de réputations, des piliers des médias peuvent avoir le même sentiment. Il en existe un célèbre précédent : Walter Duranty, correspondant du New York Times, lauréat du prix Pulitzer, dont les articles envoyés depuis l’Union soviétique jetaient régulièrement le ridicule sur les affirmations de l’existence d’une famine en Ukraine dans les années 1930 : il contribua à garantir que presque l’ensemble de l’élite étasunienne ignore les faits, et que des millions de morts fussent ignorés. Il fallut presque soixante ans au Times pour admettre son erreur.

La structure circonspecte et hiérarchique du journalisme établi est sans doute également à l’origine d’un effet de cascade. Le rédacteur en chef de tout média qui pourrait envisager de couvrir le scandale des prisonniers de guerre arriverait naturellement à la conclusion que « ça ne peut pas être vrai, car ça aurait déjà fait les gros titres d’au moins une publication étasunienne de premier plan ». Et les rédacteurs en chef de ces organes de presse dominants prendraient également en compte les 26 années d’expérience de Syd comme journaliste vedette du New York Times, et se poseraient la question : pourquoi ce journal national ignore-t-il les affirmations de son propre journaliste, si celles-ci ont la moindre réalité tangible ? Et peut-être que les rédacteurs en chef du Times lui-même auraient honte de devoir admettre avoir totalement ignoré les faits pendant si longtemps. Une affaire « chaude » va à coup sûr constituer une rampe de lancement pour la carrière du journaliste qui la révélera, mais une affaire « trop chaude » présente également le risque de la faire exploser tout net.

Il arrive que des personnalités de rang inférieur se montrent réticentes à exposer leur tête sur un sujet aussi explosif, ou même d’oser déranger leur supérieur hiérarchique avec une telle affaire. Syd m’a dit une fois que des années auparavant, lors d’un dîner chez lui avec un directeur du Times à la retraite, cette personne s’était montrée ébahie de découvrir les révélations explosives sur les prisonniers de guerre, et consterné que son propre journal n’ait jamais rien publié à ce sujet au moment où il le dirigeait. « Pourquoi n’êtes-vous pas venu me voir en personne ? », demanda-t-il. Syd répondit qu’il considérait inopportun de faire un appel personnel à couvrir un sujet d’une telle importance, et que les éléments en question devaient justifier d’eux-mêmes la décision de publier ou non sur le sujet. Le dîner se termina sur des mots amers.

Les événements historiques en question se sont produits il y a plus de quarante ans, et je suis certain que nombreux seront les lecteurs à penser qu’ils n’ont plus guère de pertinence aujourd’hui. Je n’étais moi-même qu’un enfant quand la guerre du Vietnam prit fin, et c’est à peine si je m’en souviens. Les soldats étasuniens délibérément laissés à mourir sur place par notre propre gouvernement se chiffraient à moins de 1% du nombre de ceux qui tombèrent au combat, et ne constituent qu’une fraction infime du nombre total de morts causés par cette guerre illégitime.

Mais dès le début, je n’ai jamais pensé que les découvertes remarquables réalisées par Syd allaient modifier significativement notre vision collective de la guerre du Vietnam ni même nos méthodes de gouvernance politique. Le sujet sensible n’est pas de savoir si le régime communiste vietnamien a détenu contre rançon nos prisonniers, ou si les dirigeants étasuniens s’employèrent à éviter l’embarras en dissimulant cette réalité ; le sujet sensible est de savoir si notre « grande » presse, soi-disant libre et vibrante, mérite notre confiance sur tout sujet un tant soit peu important, et les dissimulations réalisées pendant une telle durée, à une magnitude aussi importante, suggèrent fortement le contraire. Je pense qu’un exercice important et tout à fait fascinant pour un journaliste entreprenant serait d’aller au face-à-face avec un certain nombre de rédacteurs en chef et de journalistes établis, de leur mettre le nez dans les découvertes de Syd, et de leur demander s’ils étaient au courant, depuis quand, et pourquoi ils ont décidé de ne rien publier là-dessus.

Les médias constituent une force d’un pouvoir immense, qui modèle notre société, et les vérifications qui leur sont appliquées sont très insuffisantes [À cela, tout journaliste établi qui se respecte répond par des hurlements invoquant « la liberté de la presse », NdT]. Pris dans leur ensemble, les médias constituent les organes sensoriels du corps politique, et s’ils perdent leur fiabilité, les conséquences pour la société peuvent en être désastreuses. C’est un peu comme si un animal perdait la vue en milieu sauvage : il est condamné à une mort rapide.

Il y a douze mois encore, j’avais encore une opinion pessimiste quant au fait que les révélations de Syd puissent ou non grimper jusqu’aux gros titres dans un avenir prévisible, mais à présent un alignement de facteurs indépendants semblent avoir créé une possibilité réelle pour que cela se produise.

La plupart de nos pontifes ont été fortement déconcertés par la montée récente de Donald Trump et de Bernie Sanders, dont les victoires répétées sur leurs opposants de l’establishment semblent aller à l’encontre de toutes les règles connues des campagnes politiques modernes. Mais je pense que l’explication évidente en réside dans la haine viscérale de tous les Étasuniens, qu’ils soient de droite ou de gauche, envers ce qu’ils comprennent relever de la malhonnêteté et de la corruption totale de leurs classes dirigeantes et médiatiques dominantes.

L’an dernier, j’ai publié un article rassemblant les preuves disponibles, limitées, existant quant à l’historique réel des faits de guerre de John McCain, et établissant le fait que ceux-ci divergeaient significativement de ce qu’en relataient les médias. À de multiples égards, mon article constituait une extension de l’exposé de Syd sur les prisonniers de guerre, et je fus honoré qu’il accepte d’ajouter ses propres commentaires à mon travail. John McCain œuvre à sa propre réélection en Arizona cette année même, et apparaît comme fortement impopulaire sur ce terrain, les derniers sondages le créditant de moins de 40% des intentions de vote parmi les sympathisants de son propre parti, le parti républicain [Et pourtant, il a été réélu et est resté sénateur d’Arizona jusqu’à sa mort, en 2018, NdT].

Le plus gros de mon analyse était centré sur les fortes indications du fait que McCain aurait passé la quasi-totalité de son temps d’emprisonnement comme l’un des principaux collaborateurs des communistes, et les émissions de propagande largement diffusées par eux firent de lui le « Tokyo Rose«  de cette ère [C’est-à-dire qu’il aurait prêté sa voix aux radios de propagande communistes, en anglais, et qu’il aurait été diffusé à large échelle sur les ondes radio pour décourager les soldats étasuniens encore au combat, NdT] ; il fabriqua par la suite de fausses affirmations de torture afin de se protéger des accusations plausibles de trahison. Les premières preuves que j’ai pu trouver des émissions de McCain semblaient convaincantes, mais il s’agissait d’informations de seconde main, et inexactes. Mais à présent les vraies bandes audio de McCain ont été localisées, et pourraient être divulguées prochainement. J’ai pu en écouter une de mes propres oreilles, et son contenu correspond trait pour trait à la description que j’en fais dans mon article, mais bien entendu une preuve audio directe constituerait une preuve d’un poids bien supérieur. Et les connections très étroites qui existent entre les secrets bien enfouis des faits d’arme de McCain et ceux qui environnent l’abandon des prisonniers de guerre garantissent que si les premiers se voyaient divulgués, les seconds suivraient presque inévitablement. L’exposé sordide des faits d’armes de John McCain pourrait mettre le feu aux poudres d’une gigantesque explosion politique nationale.

Les électeurs d’Arizona vont-ils découvrir les vrais faits quant à John McCain? Peut-être bien que oui, peut-être bien que non. Trump est à de multiples égards un électron libre, dont les dix millions de comptes abonnés sur Twitter, particulièrement agités, constituent un canal de distribution alternative considérable : cela lui a été fort utile lors des primaires. Il y a quelques jours encore, Trump a tenu une réunion dans une atmosphère particulièrement hostile face à l’ensemble des sénateurs républicains, au cours de laquelle il a menacé de s’assurer personnellement de la défaite du sénateur de l’Arizona Jeff Flake. Il semble qu’il ait confondu Flake, qui n’est pas candidat à sa réélection en 2016, avec McCain, qui l’est bel et bien, et ce dernier a constitué l’une des cibles principales de son courroux politique.

Syd méprisait Trump et tout ce qu’il représentait, si bien qu’il serait ironique que Trump devienne le véhicule du « grand nettoyage des écuries d’Augias » que Syd a attendu de nombreuses années.

J’ai des doutes quant au fait qu’un seul États-unien de vingt ans soit aujourd’hui conscient qu’il y a quarante ans de cela, son gouvernement a abandonné délibérément des centaines de prisonniers de guerre au Vietnam, puis a passé quarante années à dissimuler ce crime énorme, avec les médias constituant autant de co-comploteurs volontaires. Mais même si nos citoyens restent dans l’ignorance de ces sombres actes, ils en sont venus, au fil des années, à soupçonner leurs élites d’être coupables d’un grand nombre de délits tout aussi malhonnêtes, dont certains sont plausibles, et d’autres ridicules ; et qui peut les en blâmer ? Si l’ensemble de notre classe médiatique a pu ignorer volontairement « l’affaire du siècle », aussi massivement documentée par un membre particulièrement distingué de cette classe, qui sait quelles autres affaires sont tenues cachées de la connaissance du public ?

J’ai répété au fil des années à mes amis que jusqu’au jour où nos médias se décideront enfin à publier l’exposé bluffant de Sydney Schanberg sur les prisonniers de guerre, je n’aurai plus confiance en un traître mot de ce qu’ils impriment sur quelque sujet que ce soit. Et il s’agit peut-être là de l’héritage le plus important que nous a laissé l’un des plus grands journalistes de l’histoire des États-Unis.

Ron Unz

Traduit par JMarti, relu par San pour le Saker Francophone

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