Qu’avons-nous appris ?
Par Michael Brenner – Le 17 avril 2020 – Source Moon of Alabama
Une tragédie collective est toujours une occasion d’apprendre. Il en a été ainsi pour les grandes guerres, les catastrophes naturelles, les effondrements économiques, les révolutions politiques. La pandémie de COVID-19 fait partie de ces tragédies. Bien que le nombre de victimes puisse paraître dérisoire par rapport au carnage qu’est une guerre, elle a des effets secondaires qui nous laissent choqués et nauséeux. L’effet le plus évident est l’apparition soudaine d’une grave dépression économique, avec son cortège de détresse sociale, dont le bilan sera lourd pour les années à venir. Ensuite, il y a la révélation de l’incompétence de nos institutions publiques – l’inhumanité impitoyable de ceux qui gouvernent à Washington n’a d’égal que leur ineptie clownesque. C’est dans ce domaine que nous devrions d’abord comprendre la morale de l’histoire et apprendre les leçons.
Le spectacle d’un président, dûment élu par le peuple américain, qui est un psychopathe malveillant et qui n’a pas un seul trait de caractère rédempteur, prime sur tout le reste. Un spectre physique, intellectuel et émotionnel qui défierait notre imagination s’il n’était pas exposé à la vue de tous. Il a rassemblé autour de lui une bande de sorcières, de canailles, d’escrocs et de fous aussi dépourvus d’esprit et d’éthique que lui. Ce sont aussi des menteurs invétérés ; Trump lui-même est un menteur congénital puisque le narcissisme pathologique est inné. Pourtant, nous qualifions d’« administration » cet assemblage hétéroclite, par impulsion à « normaliser » l’abominable. Aucun détail n’est nécessaire et ne peut rendre justice au théâtre sordide que nous voyons se dérouler devant nous quotidiennement. Pourtant cet homme, en ce moment même, est considéré favorablement par 46% du public. Cette réalité éclipse tout le reste.
Il n’y a pas d’opposition organisée digne de ce nom. C’est le deuxième grand échec de notre démocratie. Le Parti Démocrate croule sous le poids de dirigeants en place très âgés, avançant sans conviction, sans volonté, sans l’intégrité nécessaire pour se libérer des intérêts financiers et des carriéristes égoïstes qui l’ont entraîné dans la boue. Oui, ils pourraient réussir, en novembre prochain, à épargner à la République le coup de grâce de quatre années de trumpisme supplémentaires. Et ce, malgré leur instinct suicidaire qui les a poussés à choisir Joe Biden pour porter l’étendard – un homme à peine assez robuste pour empêcher la bannière de traîner dans la poussière sur son chemin de campagne. Cette bande ne peut même pas se mettre au micro pour un clip d’actualité en cette période de crise historique aggravée par les péchés atroces du gouvernement en place. Sûrement une première. Vous vous inquiétez de la contagion du Covid-19 ? Commandez donc une boîte de lingettes alcoolisées en Chine. Au lieu de cela, Biden appelle Trump pour ce qui, de l’avis des deux parties, fut une « agréable conversation ». Où cela le mène-t-il ?
Cuomo est obligé de calmer Trump avec des mots apaisants – allant même jusqu’à mentir sur l’aide que New York a réellement reçue de Washington – puisque la vie de son peuple est en jeu. Pour Biden, c’est le contraire qui est vrai ; il est crucial d’éviter les mots apaisants car les élections de novembre dépendent du fait que Trump soit sous-estimé et discrédité.
Troisièmement, les États-Unis sont un pays mal gouverné. L’incompétence manifeste dans l’exercice des fonctions collectives ne se limite en aucun cas à Washington sous Trump. Elle est devenue une caractéristique du paysage institutionnel. Il est vrai que les Trumpistes ont lancé une campagne dédiée à la réalisation du fantasme des fanatiques anti-étatiques, celui de mettre hors d’état de nuire tous les organismes publics. La FEMA et la Sécurité intérieure ne sont que l’exemple le plus flagrant de départements truffés de parasites n’étant capables que de paralyser les organisations qu’ils sont censés diriger. Ils ont même corrompu le Centre de contrôle des maladies (CDC). Ses dirigeants, manifestement désireux de s’attirer les faveurs du fou du Bureau ovale, ont approuvé le dangereux médicament HYDROXYCHLOROQUINE, dont Trump a fait la promotion en tant que « remède miracle » pour guérir le Covid-19. Heureusement, des têtes plus saines ont prévalu, ou une conscience a été réveillée, et ces épagneuls haletants ont retiré la recommandation de leur site web. [où c’est Big Pharma qui leur a soufflé ce conseil à l’oreille, NdSF]
Les techniciens de la cabale anti services publics commencent par affamer financièrement les agences gouvernementales puis les infectent en y plaçant du personnel hostile, sans oublier le fait de laisser des postes clés de direction vacants – 15 postes de haut niveau rien qu’au Trésor – et de contourner la loi en dictant ce qu’elles peuvent et ne peuvent pas faire – avec le soutien des collaborateurs du pouvoir judiciaire. La majorité de la Cour suprême est maintenant prête à aller jusqu’à laisser mourir des citoyens pour faire pencher l’élection vers un républicain favorisé. N’oublions pas, cependant, que les défaillances de performance sont récurrentes à tous les niveaux – privé comme public, et qu’elles sont antérieures à l’époque Trump. Il a fallu quatre ans à Barack Obama pour que son site web sur la santé soit (plus ou moins) opérationnel. En outre, ses cadeaux mal conçus aux prédateurs financiers ont jeté les bases de l’effondrement actuel. Enfin, la stratégie d’Obama a été d’ignorer la situation critique des États et des municipalités, obligeant à des coupes sombres dans tous les services publics – dont nous payons le prix aujourd’hui avec cette crise du Coronavirus.
Au niveau local, il suffit de regarder l’état des infrastructures, des fonds de pension – de la santé publique. Le niveau extrême – et, franchement, l’absurdité – de ce qui se passe dans le secteur de la santé est mise en évidence en comparant à ce que nous voyons ailleurs dans le monde. Les masques faciaux, y compris ceux qui offrent une protection réelle, sont facilement disponibles dans toute l’Asie de l’Est – et ailleurs. Une anecdote personnelle : des parents en Tunisie m’ont envoyé par la poste des masques N95 qu’ils ont achetés dans les pharmacies de leur quartier. En effet, au 8 avril, la Tunisie avait produit et distribué par ses propres moyens 30 millions de masques à une population de 11 millions d’habitants. L’équivalent serait ici d’un milliard de masques ! (moins le million envoyé en express à Israël par le Pentagone comme cadeau rituel de fidélité) [Vécu sur place par le Saker Francophone : tous les Marocains ont un masque, obligatoire, quasiment gratuit et fait sur place]. En Amérique, on nous propose des instructions sur la façon de coudre un masque – probablement déficient – à partir de T-shirts mis au rebut. MAGA ! Les directeurs d’hôpitaux licencient les infirmières qui achètent leur propre matériel par crainte d’être déclarés insensibles et obsédées par le profit. Pourtant, nous restons aveugles aux réalités des autres nations – parce que c’est embarrassant, parce que nos soi-disant dirigeants protègent leurs arrières et parce que nous conservons compulsivement notre foi dogmatique en la supériorité américaine. 1
La volonté des dirigeants de faire tout ce qui est nécessaire pour se prémunir contre la mise à nu de leurs propres défaillances ou actions illicites est devenue monnaie courante au sein de nos institutions. La crise actuelle due au Coronavirus met pourtant cette réalité à la une des journaux – tout comme l’acte méprisable du Pentagone d’avoir sommairement mis à pied le capitaine de corvette Brett Crozier dont la lettre montrait que ses supérieurs étaient prêts à sacrifier la vie de son équipage pour pouvoir mieux dissimuler leurs propres erreurs. Cette notion selon laquelle « tout est bon sauf la responsabilité » est-elle différente du silence étudié de Harvard après avoir reçu Jeffrey Epstein, ou du licenciement abrupt d’un professeur qui avait osé révéler que le président cachait sous le tapis académique des abus sexuels généralisés ? Nous avons tous l’expérience personnelle d’histoires similaires.
Quant au scandale Crozier, soyons clairs : ce n’est pas seulement une question d’éthique, mais aussi de capacité à remplir des obligations essentielles. Dans le cas où le pays se trouverait en guerre contre un ennemi sérieux, il est dangereux d’avoir à des postes de commandement des personnes comme le secrétaire à la défense Mark Esper – lobbyiste pour Raytheon et l’Association des industries aérospatiales, le secrétaire de la marine Thomas Motly – qui a raté sa vocation de commissaire politique dans l’ancienne Armée rouge, le président des chefs d’état-major Mark Miley et le chef des opérations navales Mike Gilday qui témoignent tous deux du principe de Peter, principe qui décide de la promotion dans l’armée d’aujourd’hui. Soit ils seront éliminés à la suite de gros échecs, soit ils continueront d’être des albatros traînant des missions inutiles comme les 17 généraux américains, quasiment un par an, successifs qui se sont avérés si inutiles en Afghanistan. En l’état actuel des choses, ils semblent incapables d’empêcher leurs navires de guerre d’éperonner des objets inanimés dans des eaux calmes.
Voici les dernières remarques de Motly avant de partir rejoindre les conseils d’administration de grandes entreprises : « Les hommes et les femmes du Département de la Marine méritent une continuité du leadership civil digne de notre grande République, et une force navale qui assure décisivement notre mode de vie… il a reconnu avoir « perdu conscience de la situation » lors de son discours à l’équipage du Roosevelt« . « Il n’y a pas d’excuse, mais peut-être un éclair de compréhension et, espérons-le, d’empathie. Je suis profondément désolé pour certains de ces mots et pour la façon dont ils se sont répandus dans le paysage médiatique comme un feu de forêt ». (Le New York Times – qui ne cesse de tordre son chapeau, les yeux baissés, en présence d’une autorité présidentielle intimidante – présente une longue lettre de Motly justifiant ses actions, le 4 avril. Seuls 3 députés, 1 républicain, 2 démocrates, ont protesté contre les mauvais traitements infligés à Crozier. Parmi le chœur silencieux se trouvaient les 22 ou 23 aspirants à l’investiture Démocrate qui nous ont ennuyés pendant quinze mois avec leurs appels incessants au « LEADERSHIP » ! Profiles in Courage [Portraits de courageux] n’est pas un best-seller au Capitole. Même le Dr. Fauci ne l’a pas lu.
L’absence de responsabilité est incompatible avec la bonne gouvernance. Cela est particulièrement vrai dans les démocraties où la responsabilité est en fin de compte dirigée vers le bas. Dans un pays comme la Chine, où la responsabilité est essentiellement ascendante, la quadrature du cercle est possible par le recours occasionnel au poteau d’exécution pour certains mécréants. Nous n’avons pas ce luxe. Ici, seuls les faibles, les indigents et les naïfs ont besoin d’être punis par la peur – quelle qu’en soit la nature. Les puissants et les bien-portants s’en soucient comme de leur première chemise.
En dressant une liste des facteurs qui ont contribué à la chute drastique des performances des institutions américaines, cet esprit de clocher figure en bonne place. Nous supportons des niveaux de déréliction que seule la Grande-Bretagne peut égaler dans le monde développé. Pensez au débat sur les propositions de « Medicare-for-All » et autres. Comme il a été mentionné dans un commentaire précédent, les meilleurs systèmes nationaux d’assurance médicale (confirmés par l’OMS et d’autres organismes indépendants) se trouvent en Europe occidentale, au Canada et au Japon – la France en tête de liste. Pourtant, les dépenses qu’ils consacrent à ces systèmes ne représentent que les deux tiers de ce que nous payons pour notre propre non-système délabré. Ce fait n’est pas pris en compte. Au lieu de cela, la classe politique s’interroge sur la question spécieuse de savoir si nous pouvons nous le permettre. Joe Biden s’est engagé à opposer son veto à tout plan de ce type au motif qu’il coûterait 35 000 milliards de dollars – ou tout autre chiffre qui a flotté dans son esprit embrumé. Cette combinaison mortelle d’ignorance, de dogmatisme et de fidélité à des intérêts particuliers est devenue une caractéristique de la manière dont nous gouvernons et satisfaisons (?) les besoins collectifs.
Une étude complète des différents éléments entrelacés, se renforçant mutuellement, qui nous ont menés sur la voie du déclin dépasse largement les limites d’un bref commentaire. Quelques-uns, cependant, méritent d’être mentionnés pour ce qui – on l’espère – pourrait être une référence future. L’un d’entre eux est l’engouement pour la « privatisation ». C’est devenu la méthode préférée pour transférer des actifs publics à des bénéficiaires privés. Les effets en sont la dégradation des services publics, la perte d’expertise dans les organismes publics, l’exploitation des travailleurs et l’abandon de la planification intelligente – à propos, quelqu’un a des ventilateurs ?. Avec l’affaire COVID-19, nous sommes arrivés à la privatisation ultime : la Réserve fédérale a engagé BlackRock pour mener ses opérations sur le marché obligataire comme élément central de sa stratégie d’assouplissement quantitatif de 4 000 milliards de dollars, BlackRock étant lui-même l’acteur dominant sur ce marché. Les mêmes effets ont été produits par l’essaim de fonds spéculatifs et de fonds de capital-investissement qui sont des parasites se nourrissant de l’hôte prostré qu’est l’économie réelle et de ceux qui la font vivre. La société américaine célèbre ces monstres et leur donne du pouvoir. Et puis il y a les « consultants » – les hordes de sauterelles que notre culture désigne comme des contributeurs essentiels aux bonnes œuvres du gouvernement, des entreprises, des universités, des organisations caritatives, des équipes sportives, des hôpitaux, des mariages ratés, de l’armée américaine qui leur met des armes en main. Eux aussi sont un fardeau pour les compétences publiques et les services collectifs.
Autre anecdote : la ville d’Austin, au Texas, a engagé une société de conseil pour l’assister dans ses plans de reconfiguration d’une rue qui passe devant l’université du Texas. Les trottoirs doivent-ils avoir 2m50 de large ou 3m de large ? Bordés ou non bordés ? Avec ou sans porte-vélos ? Ces questions dépassent évidemment la compétence du gouvernement de la ville et des 3 000 experts de l’université.
« Mon royaume pour un mètre à ruban ! »
Que diriez-vous plutôt d’un masque pour des queues de cerise ?
Michael Brenner
Note du Saker Francophone Toute ressemblance avec la situation française n’est nullement fortuite, hélas. Le principal résultat de l’américanisation à marche forcée du système politique français, qui dure depuis 30 ans, est maintenant bien visible : l’incompétence d’un État qui a perdu tous ses moyens quand il doit faire face à une grosse crise. Cet article est aussi l'occasion de souligner le mélange chez certains analystes, de vues solides et rationnelles et d'affectivisme si bien décrit par le site dedefensa. L'auteur visiblement proche du parti Démocrate ou de l'idée qu'il s'en fait, n'arrive pas à aller jusqu'au bout de son raisonnement concernant son "camp", tout aussi responsable de l'effondrement qu'il décrit. Nous vous laissons faire le tri et prendre la mesure de l'évolution des psychologie des auteurs traduits face à cette énième crise qui nous touche tous directement.
Traduit par Wayan, relu par Jj pour le Saker Francophone
Notes
- Considérez ceci. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le chantier naval Kaiser de Richmond, en Californie, a pu construire, avec ses 17 homologues, 2 710 Liberty entre 1941 et 1945 (soit une moyenne de trois navires tous les deux jours). En d’autres termes, il ne fallait que douze jours à chaque chantier pour mettre un navire à l’eau. C’était le travail de Rosie la Riveteuse et de ses collègues. Aujourd’hui, nous nous battons pour produire quelques milliers de masques à un dollar et des kits de test COVID-19 pas très fiables. Bien sûr, à l’époque, le pays était dirigé par des adultes responsables – pas la bande de branleurs et de délinquants avec laquelle nous sommes coincés aujourd’hui. ↩
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