La “modernité liquide” ne peut pas embrasser la cause palestinienne


La biologie ne s’applique plus. Votre sexe n’est pas celui auquel vous pensiez : il est fluide, et peut (et peut-être devrait) être changé.


Par Alastair Crooke – Le 28 novembre 2021 – Source Al Mayadeen

Les gens vivent aujourd’hui dans ce que le regretté sociologue Zygmunt Bauman a appelé la “modernité liquide”. Tous les traits qui vous étaient autrefois attribués par votre communauté sont aujourd’hui redéfinis par la doctrine woke, en fonction de votre apparence, et selon des catégories fixes, indépendamment de votre conscience de vous-même, de votre propre éthique, de votre sexe biologique, de votre éducation, de vos qualités humaines, du lieu et des liens associés à votre appartenance historique.

Le wokisme remet radicalement en question le système : “Vous n’avez pas réussi par vos propres efforts ou mérites. Vous avez réussi en vertu de votre seule identité visible. Cette identité remonte à des centaines d’années et repose précisément sur des opportunités délibérément refusées aux autres. Par conséquent, tout semblant de succès que vous avez eu dans la vie est illégitime. Il n’est pas mérité. Et il est juste de vous le prendre. Le wokisme est vraiment hostile à l’histoire, à la culture et à la tradition. Ils ne les respectent pas – et ils insistent sur le fait qu’ils ont raison. Il n’y a pas de débat possible.”

La biologie ne s’applique plus. Votre sexe n’est pas celui auquel vous pensiez : il est fluide, et peut (et peut-être devrait) être changé. Vous êtes “blanc” – donc suprématiste ; vous êtes “blanc” – donc raciste ; vous êtes de l’élite – donc privilégié.

À première vue, cette idéologie devrait constituer un véhicule parfait pour la cause palestinienne. Mais ce n’est pas le cas. Oui, le Caucus progressiste du parti Démocrate est notablement plus pro-palestinien (bien qu’encadré par des limites strictes), et de plus en plus de jeunes étudiants universitaires américains ne soutiennent plus “Israël”, comme par le passé. Et pourtant … et pourtant, rien ne change vraiment. L’Establishment continue à prodiguer argent et armes à “Israël” ; le mouvement de boycott est délégitimé dans de nombreux États ; et l’équipe Biden est claire : il ne dépensera pas le capital politique qu’il possède encore au profit de la cause palestinienne. Un soutien de pure forme, mais rien de plus.

Le capitalisme oligarchique explique une partie du problème – le contrôle des biens et de l’argent par l’élite est à la fois l’enclume et le marteau sur lesquels sont forgés les récits occidentaux de la “réalité” politique. Ils “battent” chaque “réalité” successive.

S’exprimant au début de l’année 2020, Steve Bannon affirmait que l’ère de l’information nous rend moins curieux et moins disposés à considérer des visions du monde différentes des nôtres. Le contenu numérique nous est intentionnellement servi, de manière algorithmique, de sorte qu’avec la cascade de contenus similaires qui s’ensuit, nous “creusons”, plutôt que de “nous ouvrir”. Quiconque le souhaite – bien sûr – peut trouver des points de vue alternatifs en ligne, mais très peu le font. Cela signifie, selon Bannon, que la campagne de Trump, et la politique en général, doivent désormais être centrées sur la politique de mobilisation, plutôt que sur la persuasion.

En raison de ce trait, la notion de politique par le débat ou le consensus est presque entièrement perdue. Et quelle que soit notre perspective politique ou culturelle, il y a toujours quelqu’un qui crée un contenu adapté à nos besoins. Ceci, le magnétisme exercé par les contenus de même nature, représente la “bizarrerie” psychique qui a transformé les oligarques de la technologie en milliardaires (Twitter, Facebook, Tik Tok, etc.).

Dans le même temps, les Démocrates ont réinventé leur ancien électorat de “cols bleus” pour faire de leur parti celui de la classe libérale, créative, managériale professionnelle : le parti de la méritocratie diplômée ; le parti, par-dessus tout, des gagnants. Donc, oui, les Démocrates ont appris à être ouvertement hostiles à la moitié de l’Amérique qui ne fait pas partie de la classe “bobo” (bourgeoisie bohème) qui n’habite pas dans les grandes villes : on leur a appris à les considérer comme des losers avec un grand “L”.

Les libéraux, les bien-pensants (comme les a appelés Thomas Frank) – les “gagnants”, donc – qui lisent le New York Times et le Washington Post, écoutent NPR et regardent MSNBC et CNN, qui sont allés dans de bonnes universités et ont obtenu toutes sortes de qualifications professionnelles, sont certainement assez bien informés pour savoir que l’avenir appartient au capitalisme mondialisé. Et ils savent que, s’ils respectent les règles, le capitalisme mondialisé a une place pour eux. En outre, ils savent (ou pourraient facilement comprendre) que le capitalisme mondialisé n’a pas de place pour les losers. C’est désolant, non ?

Une grande partie de cette Metro-Élite côtière est très favorable au récit sioniste et considère les Palestiniens comme des “losers”, qui, s’ils ne peuvent pas se réconcilier avec la puissance dominatrice israélienne, devraient se mettre à l’écart.

De l’autre côté de la ligne de partage, la signification du boom technologique était différente. Il ne s’agissait pas seulement de la Métro-Classe qui devenait soudainement très riche. Il devenait plutôt évident que la persuasion et l’argumentation ne permettaient pas de changer l’allégeance de l’électeur marginal.

Mais ce qui pourrait changer la donne (c’est la principale idée de Bannon), ce n’est pas de lire les métadonnées pour en dégager les tendances (comme le font les publicitaires), mais plutôt d’inverser tout le processus : lire les données stratifiées, pour élaborer des messages spécialement conçus pour des lecteurs partageant les mêmes idées, des messages qui déclencheraient une réponse psychique inconsciente (le nudge) – une réponse qui pourrait être orientée vers une orientation politique particulière.

Cette politique de mèmes fabriqués et validés était là pour durer – et maintenant elle est “partout”. Elle transcende les partis. Et le fait est que la mécanique de la mobilisation des mèmes est projetée à l’étranger – dans la (prétendue) “politique étrangère” américaine également.

Tout comme dans l’arène domestique, où la notion de politique par la persuasion se perd, la notion de politique étrangère gérée par la discussion ou la diplomatie se perd également.

La politique étrangère est alors moins axée sur la géostratégie, mais plutôt sur les “grandes questions” telles que la Chine, la Russie ou l’Iran, auxquelles on donne une “charge” émotionnelle pour mobiliser certaines “troupes” dans cette guerre culturelle intérieure américaine, afin de pousser par le “nudge” les psychismes américains (et ceux de leurs alliés) à se mobiliser derrière une question (telle qu’un plus grand protectionnisme pour les entreprises contre la concurrence chinoise), ou encore, dans une optique plus sombre – afin de délégitimer une opposition ou de justifier des échecs.

Il s’agit d’un jeu très risqué, car il oblige les États visés à adopter une posture de résistance, qu’ils le souhaitent ou non. Il souligne que la politique n’est plus une question de stratégie réfléchie : il s’agit d’être prêt à ce que les États-Unis perdent stratégiquement (même militairement), afin de gagner politiquement. C’est-à-dire obtenir une victoire éphémère en ayant suscité une réponse psychique inconsciente favorable parmi les électeurs américains.

Le fait de voir les États étrangers dans ce mode de propagandiste-psychique a obligé les États ciblés à réagir. La Russie, la Chine, l’Iran ne sont que des “images” appréciées principalement pour leur potentiel à être imprégnées d’une charge émotionnelle obtenue par le “nudge” dans cette guerre culturelle occidentale, Occident dont ces États ne font pas partie. Le résultat est qu’ils deviennent des antagonistes à la présomption américaine de définir les “règles de conduite” mondiales auxquelles tous doivent adhérer. Ils sont solidaires, inébranlables, et mettent en garde contre toute intrusion au-delà de leurs “lignes rouges” explicites. C’est ce qu’ils ont fait.

Mais les praticiens américains de la mème-politique comprendront-ils que cette position de la Russie et de la Chine – en riposte – n’est pas une contre-mobilisation de façade et que les “lignes rouges” peuvent être des “lignes rouges”… littéralement ?

Qu’en est-il alors des Palestiniens ? Lorsque cette “nouvelle normalité” politique a été dévoilée, des millions de personnes vivaient déjà une réalité dans laquelle les faits ne comptaient plus du tout, où des choses qui ne se sont jamais produites officiellement se sont produites. Et d’autres choses qui se sont manifestement produites ne se sont jamais produites : pas officiellement, en tout cas. Ou qui étaient des “théories de conspiration d’extrême droite”, des “fake news”, de la “désinformation” ou autre, alors que les gens savaient qu’elles ne l’étaient pas.

Les Palestiniens, brandissant les faits quotidiens de leur occupation, sont donc confrontés à une réalité dans laquelle les élites européennes et américaines se dirigent dans la direction opposée à la pureté épistémologique – et aux arguments fondés. En d’autres termes, la nouvelle normalité consiste à générer un grand nombre de réalités contradictoires, pas seulement des idéologies contradictoires, mais de véritables réalités mutuellement exclusives, qui ne peuvent pas exister simultanément… et qui sont destinées à déconcerter les gens.

Cela devient alors la “page blanche” mentale sur laquelle les réalités délibérément fluides des genres cosmopolites et des identités auto-définies peuvent être écrites. Les élus oligarchiques cherchent maintenant à “dévaloriser” toutes les valeurs nationales restantes, à défaire la cohésion nationale – car leur objectif logique n’est pas de créer une nouvelle idéologie (cela n’est pas nécessaire), mais plutôt d’imposer un ordre mercantiliste mondial unique en commençant par la monétisation de chaque “chose” possible, puis sa “capitalisation” en nouveaux “actifs” financiers.

Bien sûr, tout Reset a besoin de sa narration. Mais le point, ici, de la narration – toute narration de l’Establishment – est de tracer une ligne Maginot, une frontière idéologique défensive, entre “la vérité” telle que définie par les classes dirigeantes, et toute autre “vérité” qui contredit leur narration.

Les “classes dirigeantes” accréditées (telles que celle dirigée par Bruxelles) savent que leur succès est en grande partie rendu possible par leur enthousiasme pour les récits officiels. Et leur espoir collectif est que le “récit” correct leur offre un espace sûr et durable. D’un côté de la ligne Maginot se trouve donc la société “normale”, l’emploi rémunéré, l’avancement de carrière et tous les autres avantages considérables de la coopération avec les classes dirigeantes. Au-delà de la ligne Maginot se trouvent les désavantages, l’anxiété, la stigmatisation sociale et professionnelle, et diverses autres formes de souffrance.

De quel côté du mur voulez-vous être ? Chaque jour, sous d’innombrables formes, chacun d’entre nous se voit poser cette question et doit y répondre. Conformez-vous, et il y a une place pour vous à l’intérieur. Refusez, et … eh bien, bonne chance dehors.

Néanmoins, un monde globalisé, pour les quelques personnes qui aspirent à y devenir immensément riches, est toujours perçu comme une véritable corne d’abondance de satisfactions matérielles innombrables – un tapis magique qu’ils seraient peu enclins à abandonner.

De nombreux libéraux européens contemporains sont clairement bien intentionnés dans leur désir de voir la justice sociale pour les Palestiniens. Mais en fin de compte, il est dans la nature de la guerre des mèmes culturels que le contenu de la lutte culturelle ne soit guère plus qu’une coquille rhétorique, dépourvue de sincérité au fond, et qui ne sert que de décoration à un projet d’“ordre supérieur” – la préservation par les élites des “règles de conduite” mondiales, articulées autour des intérêts américains.

“Israël” projette le récit d’un État-nation de “start-ups”, qui poursuit activement la Quatrième révolution industrielle (4IR) et le Reset du Davos. L’Autorité palestinienne se présente comme une victime, ce qui, pour les élus oligarchiques, la place dans le camp des losers, avec un grand “L”. C’est triste et injuste.

Alastair Crooke

Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker Francophone

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