La fabrication de la normalité


Par C.J. Hopkins – Le 15 decembre 2016 – Source Counterpunch

Vers la mi-novembre, à la suite de la défaite d’Hillary Clinton (c’est-à-dire au début de la fin de la démocratie), les auto-proclamés Gardiens de la Réalité, mieux connus sous le nom de médias tenus par le monde des affaires, ont lancé une campagne mondiale de marketing contre le maléfique et perfide fléau des « fausses nouvelles ». Cette campagne a maintenant atteint le stade de l’hystérie. Les médias de l’ensemble de l’Empire diffusent quotidiennement des avertissements terrifiants sur la menace imminente et existentielle contre nos libertés, la menace des « fausses nouvelles ». Cela ne concerne pas seulement la diffusion de désinformation, de propagande, etc., qui dure depuis des milliers d’années… La Vérité elle-même est attaquée. Les bases mêmes de la Réalité tremblent.

Qui est derrière cette menace de « fausses nouvelles » ? Eh bien Poutine naturellement, mais pas seulement Poutine. Cela semble être le travail d’une vaste conspiration de types anti-establishment virulents, d’extrémistes de droite, d’extrémistes de gauche, de retraités libertaires, de socialistes en fauteuil, de Sandernistes, de Corbynistes, de terroristes ontologiques, d’apologistes du fascisme, de zonards mal éduqués anti-globalistes, et de toute une variété de gens haïssant Clinton.

Heureusement pour nous, les médias d’entreprise sont à fond sur la piste de cette bande de scélérats. Comme vous le savez sans doute, le Washington Post a publié récemment un sensationnel article de journalisme d’investigation, de qualité Pulitzer, qui diffame sans vergogne des centaines de publications alternatives (comme celle que vous lisez) en les traitant de « camelots de la propagande russe ». L’article,  un classique travail de diffamation de style McCarthyste, écrit par Craig Timberg, est basé sur les affirmations sans fondement et paranoïaques faites par ceux que Timberg qualifie, sans ironie, de « deux équipes de chercheurs indépendants », The Foreign Policy Research Institute, un groupe de réflexion anti-communiste de bas niveau, et un site anonyme, Propornot.com, dont personne n’avait jamais entendu parler avant son apparition soudaine sur Internet en août dernier, et qui, basé sur le contenu de ses tweets et courriels, semble être géré par Beavis et Butthead.

Le Washington Post s’est ramassé quelques boulets rouges pour avoir pris cette courageuse position « pro-Vérité » contre les forces poutinistes de l’embrouille et de la désinformation. Une foule de publications dangereusement extrémistes, comme CounterPunch, The Intercept, Rolling Stone, The Nation, The New Yorker, Fortune Magazine, Bloomberg et US News & World Report, ont fustigé le Washington Post pour ses pratiques journalistiques « bâclées », « douteuses » ou de bas niveau. Le Post soutient naturellement son bébé et refuse de s’excuser pour avoir défendu la démocratie, comme il l’a fait tout au long de son histoire, quand il a dénigré Gary Webb en représailles pour avoir révélé la connexion CIA-Contra, détruisant plus ou moins sa carrière de journaliste, ou quand il a ouvertement soutenu Hillary Clinton tout au long de sa terrible campagne, publiant notamment seize articles négatifs sur Sanders en seize heures, ou quand il a publié cet article sur la façon dont Clinton pourrait avoir été empoisonnée par des agents secrets de Poutine… et ce ne sont là que quelques-uns des articles les plus en vue.

Mais je ne veux pas m’obnubiler sur le Washington Post, ou son rédacteur en chef, Marty Baron, qui est clairement un parangon de l’éthique journalistique. Le reste des médias d’entreprise ont également impitoyablement fouetté la mayonnaise des « fausses nouvelles », l’hystérie de la « propagande de Poutine » et de la « normalisation du fascisme », battant comme des fous le tambour de la période « post-Vérité ». The Guardian, le New York Times, et les autres, la radio publique, les réseaux d’information en boucle, le chœur des médias aboient le message dans une parfaite synchronisation. Alors que se passe-t-il vraiment ?

Comme je l’ai suggéré auparavant, ce que nous vivons est la pathologisation (ou « l’anormalisation ») de la dissidence politique, c’est-à-dire la stigmatisation systématique de toutes les formes de non-respect du consensus néolibéral. Des distinctions politiques comme « gauche » et « droite » disparaissent et sont remplacées par des distinctions impondérables comme « normales » et « anormales », « vraies » et « fausses », « réelles » et « inventées ». De telles distinctions ne se prêtent pas à l’argumentation. Elles nous sont offertes comme des vérités axiomatiques, des faits empiriques qu’aucune personne normale ne songerait à contredire.

Au lieu de philosophies politiques concurrentes, l’intelligentsia néolibérale offre à la place un choix simple, « normal » ou « anormal ». La nature de « l’anormal » varie selon ce qui est stigmatisé. Aujourd’hui, c’est « Corbyn l’antisémite », demain, ce sera « Sanders, le sale raciste », ou « Trump le Manchurian candidate », ou n’importe quoi d’autre. Que la diffamation elle-même soit in-discriminée (et, dans bien des cas, totalement ridicule) favorise l’efficacité d’une stratégie a grande échelle, qui est tout simplement d’« anormaliser » la cible et ce qu’elle représente. Cela ne fait aucune différence que l’on soit traité de raciste, comme Sanders l’a été pendant les primaires, ou d’antisémite, comme Corbyn l’a été, ou de fasciste, comme Trump l’a sans cesse été, ou de marchands de propagande russe, comme Truthout, CounterPunch, Naked Capitalism, et un certain nombre d’autres publications l’ont été… Le message est qu’ils sont en quelque sorte « pas normaux ».

Pourquoi est-ce différent de l’emploi éhonté, par la presse, de la diffamation qu’elle pratique depuis son invention ? Bien, patientez, parce que je vais vous le dire. C’est surtout une question de mots, en particulier d’oppositions binaires comme « réel » et « faux », « normal » et « anormal », qui sont, bien sûr, essentiellement sans signification… leur valeur étant purement tactique. C’est-à-dire qu’ils ne signifient rien. Ce sont des armes déployées par un groupe dominant pour faire respecter la réalité de consensus. Voilà comment ils sont utilisés pour le moment.

Les oppositions binaires sans signification que l’intelligentsia néolibérale et les médias corporatifs utilisent pour supplanter les philosophies politiques traditionnellement opposées − en plus de stigmatiser une diversité de sources d’information et d’idées non conformes − restructurent aussi notre réalité de consensus comme un territoire conceptuel dans lequel toute personne pensant, écrivant ou parlant en dehors du courant dominant est considérée comme une sorte de « déviant », ou d’« extrémiste », ou toute autre forme de paria social. Encore une fois, peu importe la déviance, puisque c’est l’utilisation du mot « déviance » qui est important.

En fait, c’est le contraire de la déviance qui est important. Parce que c’est ainsi que la « normalité » est fabriquée. Et c’est ainsi que la réalité de consensus dans son ensemble est fabriquée… et c’est ainsi que le processus de fabrication est caché. Excusez moi de vous la jouer à la Baudrillard, mais c’est comme cela que ce truc fonctionne.

L’obsession actuelle des médias à l’égard des « fausses nouvelles » cache le fait qu’il n’y a pas de « vraie nouvelle » et produit simultanément « de vraies nouvelles », ou plutôt leur apparence. Cela se fait au moyen de l’opposition binaire (c’est-à-dire, si des « fausses nouvelles » existent… alors, ipso facto, les « vraies nouvelles » existent). De même, l’accent mis sur « ne pas normaliser Trump » cache le fait qu’il n’y a pas de « normalité », et fabrique simultanément une « normalité »… qui n’en est une qu’en apparence.

De même, la stigmatisation de Trump en tant qu’Hitler moderne, ou Mussolini, ou tout autre type de dictateur fasciste, cache le fait que les États-Unis sont déjà virtuellement un système de parti unique, avec la propriété concentrée et le contrôle des médias, une force de police militarisée omniprésente, une application arbitraire de l’État de droit, le maintien d’un état de guerre plus ou moins permanent et bien d’autres caractéristiques standards des systèmes autoritaires de gouvernement. En même temps, cette projection du « fascisme » évoque, ou fabrique, son contraire, « la démocratie »… ou une parodie de démocratie.

Cette parodie néolibérale de démocratie, de normalité et de réalité, c’est ce que les médias d’entreprise, et toute l’intelligentsia néolibérale, cherchent désespérément à consolider en ce moment, car ils ont pris un grand coup avec ce désordre électoral. Trump n’était pas censé gagner. Il était censé être un autre homme de paille hitlérien dont les néolibéraux pouvaient nous sauver tous, mais alors, eh bien regardez ce qui s’est passé. Le problème pour les classes dirigeantes néolibérales, les grands médias, et les libéraux en général, ayant tout misé sur l’image Trump/Hitler, c’est qu’ils sont plutôt obligé de continuer maintenant, ce qui va devenir de plus en plus bizarre lorsque Trump se révélera ne pas être Hitler mais seulement un autre ploutocrate républicain, quoique n’ayant aucune expérience du gouvernement et secondé par quelques vilains petits canards certifiés. Je suis sûr que Trump voudra les aider, (ses « ennemis » néolibéraux), avec quelques tweets racistes ou misogynes à l’occasion, puisqu’il aura besoin de conserver son créneau « classe ouvrière blanche », au moins jusqu’à ce qu’il lance sa « Guerre contre l’islam ».

Quoi qu’il en soit, nous pouvons tous nous attendre à une pathologisation sérieuse de la dissidence au cours des quatre prochaines années (voire des huit). Et je ne me réfère pas à Trump et ses vilains garçons, même si je suis certain qu’ils ne seront pas en retard sur ce point. Je me réfère à nos amis dans les médias d’entreprise, comme Marty Baron et sa machine à diffamer, et les Gardiens de la Réalité du New York Times, du Guardian, et d’autres « journaux de bienséance ». WNYC diffuse déjà une émission « descente vers le fascisme » quotidienne. Et bien sûr, la gauche néolibérale, Mother Jones, The Nation, et même The New York Review of Books, etc. (ils n’arrivent tout simplement plus à s’arrêter sur cette histoire d’Hitler), surveilleront chaque pensées pour s’assurer que le fascisme ne se normalise pas… Ce qui, Dieu merci, ne devrait jamais arriver. Qui sait comment l’Amérique pourrait finir ? À torturer des gens? À attaquer d’autres pays qui ne posent aucune menace que ce soit ? À emprisonner indéfiniment des personnes dans des camps ? À assassiner quiconque considéré par le président comme un « terroriste » ou un « combattant ennemi » avec l’approbation tacite de la majorité des Américains ? À surveiller les appels téléphoniques de tout le monde, les courriels, les tweets et les habitudes de lecture et de navigation sur le Web ?

Imaginez l’illusion dans laquelle nous vivrions tous… si des choses comme ça étaient considérées comme « normales ».

J. Hopkins

Traduit par Wayan, relu par Cat pour le Saker Francophone

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2 réflexions sur « La fabrication de la normalité »

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