La dispute Iran-Azerbaïdjan est une compétition pour les corridors de transport de la région


Par Pepe Escobar – Le 5 octobre 2021 – Source The Saker’s Blog

Des camps se forment pendant la querelle entre l’Iran et l’Azerbaïdjan. Mais cette dispute n’a rien à voir avec l’ethnie, la religion ou la tribu. Il s’agit surtout de savoir qui pourra forger les nouvelles voies de transport régional.

La dernière chose dont le processus complexe et en cours d’intégration eurasienne a besoin à ce stade, c’est de cette brouille entre l’Iran et l’Azerbaïdjan dans le Sud Caucase.

Commençons par Conquérants de Khaybar, le plus grand exercice militaire iranien organisé depuis vingt ans, à la frontière nord-ouest de l’Iran, proche de l’Azerbaïdjan.

Parmi les unités déployées par l’armée iranienne et le Corps des gardiens de la révolution islamique (CGRI), on trouve des acteurs sérieux, comme la 21e division d’infanterie de Tabriz, le bataillon Ashura 31 du CGRI, la 65e brigade des forces spéciales aéroportées et toute une série de systèmes de missiles, notamment les missiles balistiques Fateh-313 et Zulfiqar, dont la portée peut atteindre 700 kilomètres.

L’explication officielle est que ces exercices sont un avertissement aux ennemis qui complotent quelque chose contre la République islamique.

Le guide suprême iranien, l’ayatollah Khamenei, a tweeté que “ceux qui ont l’illusion de compter sur les autres, qui pensent qu’ils peuvent assurer leur propre sécurité, doivent savoir qu’ils prendront bientôt une claque, qu’ils le regretteront”.

Le message est sans équivoque : L’Azerbaïdjan s’appuie sur la Turquie et surtout Israël pour assurer sa sécurité, et Tel-Aviv instrumentalise Bakou dans le cadre d’une opération de renseignement menant à une ingérence dans le nord de l’Iran.

Les experts iraniens sont allés jusqu’à dire qu’Israël pourrait utiliser des bases militaires en Azerbaïdjan pour frapper les installations nucléaires iraniennes.

Jusqu’à présent, la réaction à l’exercice militaire iranien est une réaction prévisible de la Turquie et de l’Azerbaïdjan : ils effectuent un exercice conjoint au Nakhitchevan tout au long de cette semaine.

Mais les craintes de l’Iran sont-elles fondées ? Une étroite collaboration en matière de sécurité entre Bakou et Tel Aviv se développe depuis des années maintenant. L’Azerbaïdjan possède aujourd’hui des drones israéliens et entretient des relations étroites avec la CIA et l’armée turque. Si l’on ajoute à cela les récents exercices militaires trilatéraux impliquant l’Azerbaïdjan, la Turquie et le Pakistan, ces développements ne peuvent qu’alarmer Téhéran.

Bakou, bien sûr, présente la situation sous un angle différent : Nos partenariats ne sont pas orientés contre des pays tiers.

Donc, en substance, alors que Téhéran accuse le président azerbaïdjanais Ilham Aliyev de faciliter la vie des terroristes takfiris et des sionistes, Bakou accuse Téhéran de soutenir aveuglément l’Arménie. Oui, les fantômes de la récente guerre du Karabakh sont partout.

Pour des raisons de sécurité nationale, Téhéran ne peut tout simplement pas tolérer que des entreprises israéliennes participent à la reconstruction des régions gagnées par la guerre, près de la frontière iranienne : Fuzuli, Jabrayil, et Zangilan.

Le ministre iranien des Affaires étrangères, Hossein Amir-Abdullahian, a tenté de la jouer diplomatique : “Les questions géopolitiques autour de nos frontières sont importantes pour nous. L’Azerbaïdjan est un voisin cher à l’Iran et c’est pourquoi nous ne voulons pas qu’il soit coincé par des terroristes étrangers qui transforment leur sol en un point chaud.”

Comme si cela n’était pas assez compliqué, le cœur du problème – comme pour tout ce qui concerne l’Eurasie – tourne en fait autour de la connectivité économique.

Un désordre interconnecté

Les rêves géoéconomiques de Bakou sont élevés : la capitale veut se positionner au carrefour de deux des plus importants corridors eurasiatiques : Nord-Sud et Est-Ouest.

Et c’est là qu’intervient le corridor de Zangezur, sans doute essentiel pour que Bakou prédomine sur les voies de connectivité est-ouest de l’Iran.

Ce corridor est destiné à relier l’Azerbaïdjan occidental à la République autonome du Nakhitchevan via l’Arménie, les routes et les voies ferrées passant par la région du Zangezur.

Le Zangezur est également essentiel pour que l’Iran puisse se connecter à l’Arménie, à la Russie et, plus loin, à l’Europe.

La Chine et l’Inde s’appuieront également sur le Zangezur pour leurs échanges commerciaux, car le corridor offre un raccourci important en termes de distance. Étant donné que les gros cargos asiatiques ne peuvent pas naviguer sur la mer Caspienne, ils perdent généralement de précieuses semaines pour atteindre la Russie.

Un problème supplémentaire est que Bakou a récemment commencé à harceler les camionneurs iraniens qui transitent par ces nouvelles régions annexées pour se rendre en Arménie.

Il n’était pas nécessaire qu’il en soit ainsi. Cet essai détaillé montre comment l’Azerbaïdjan et l’Iran sont liés par “de profonds liens historiques, culturels, religieux et ethnolinguistiques” et comment les quatre provinces du nord-ouest de l’Iran – Gilan, Ardabil, Azerbaïdjan oriental et Azerbaïdjan occidental – ont “des frontières géographiques communes avec la partie principale de l’Azerbaïdjan et son enclave, la République autonome du Nakhitchevan ; elles ont également des points communs profonds et étroits fondés sur l’islam et le chiisme, et partagent la culture et la langue azerbaïdjanaises. Tout cela fournit un terrain propice à la proximité entre les citoyens des deux côtés de la frontière.”

Pendant les années Rouhani, les relations avec Aliyev étaient en fait assez bonnes, notamment la coopération trilatérale Iran-Azerbaïdjan-Russie et Iran-Azerbaïdjan-Turquie.

Le projet de liaison entre le chemin de fer Qazvin-Rasht-Astara en Iran et l’Azerbaïdjan est un élément clé de la connectivité à venir : il fait partie du très important corridor international de transport Nord-Sud (INSTC).

Sur le plan géoéconomique, l’Azerbaïdjan est essentiel pour le principal chemin de fer qui reliera un jour l’Inde à la Russie. Et ce n’est pas tout : la coopération trilatérale Iran-Azerbaïdjan-Russie ouvre une voie directe permettant à l’Iran de se connecter pleinement à l’Union économique eurasienne (UEE).

Dans un scénario optimal, Bakou peut même aider les ports iraniens du golfe Persique et de la mer d’Oman à se connecter aux ports géorgiens de la mer Noire.

L’Occident ignore que pratiquement toutes les sections de l’INSTC sont déjà en service. Prenez, par exemple, le chemin de fer Astara-Astara, au nom exquis, qui relie les villes iraniennes et azerbaïdjanaises qui partagent le même nom. Ou le chemin de fer Rasht-Qazvin.

Mais un important tronçon de 130 km entre Astara et Rasht, qui se trouve sur la rive sud de la Caspienne, proche de la frontière irano-azerbaïdjanaise, n’a pas été construit. La raison ? Les sanctions de l’ère Trump. C’est un exemple concret de ce qui, dans la vie réelle, dépend de l’aboutissement des négociations du JCPOA à Vienne.

À qui appartient le Zangezur ?

L’Iran se trouve dans une situation quelque peu délicate, à la périphérie sud du Sud Caucase. Les trois principaux acteurs de cette zone sont bien sûr l’Iran, la Russie et la Turquie. L’Iran est limitrophe des anciennes régions arméniennes – aujourd’hui azéries – adjacentes au Karabakh, notamment Zangilan, Jabrayil et Fuzuli.

Il était évident que la flexibilité de l’Iran sur sa frontière nord serait liée à l’issue de la deuxième guerre du Karabakh. La frontière nord-ouest était une source de préoccupation majeure, touchant les provinces d’Ardabil et d’Azerbaïdjan oriental – ce qui rend d’autant plus confuse la position officielle de Téhéran consistant à soutenir les revendications azerbaïdjanaises par rapport aux revendications arméniennes.

Il est essentiel de se rappeler que même lors de la crise du Karabakh du début des années 1990, Téhéran reconnaissait le Haut-Karabakh et les régions qui l’entourent comme faisant partie intégrante de l’Azerbaïdjan.

Si la CIA et le Mossad semblent ignorer cette histoire régionale récente, cela ne les dissuadera jamais de se lancer dans la bataille pour monter Bakou et Téhéran l’un contre l’autre.

Un facteur de complication supplémentaire est que le Zangezur est également alléchant du point de vue d’Ankara.

On peut penser que le président turc néo-ottoman Recep Tayyip Erdogan, qui ne recule jamais devant une occasion d’accroître sa profondeur stratégique turco-musulmane, cherche à utiliser la connexion azérie du Zangezur pour atteindre la Caspienne, puis le Turkménistan, jusqu’au Xinjiang, le territoire occidental de la Chine peuplé de musulmans ouïghours. En théorie, cela pourrait devenir une sorte de route de la soie turque contournant l’Iran – avec la possibilité inquiétante d’être également utilisée comme chemin de rat pour exporter les Takfiris d’Idlib jusqu’en Afghanistan.

Téhéran, quant à lui, est totalement orienté vers l’INSTC, se concentrant sur deux lignes ferroviaires de l’ère soviétique à réhabiliter et à moderniser. La première, Sud-Nord, relie Jolfa à Nakhitchevan, puis à Erevan et Tblisi. L’autre est Ouest-Est, toujours de Jolfa à Nakhitchevan, traversant le sud de l’Arménie, l’Azerbaïdjan continental, jusqu’à Bakou, puis vers la Russie.

Et c’est là que le bât blesse. Les Azéris interprètent le document tripartite résolvant la guerre du Karabakh comme leur donnant le droit d’établir le corridor du Zangezur. Les Arméniens, pour leur part, contestent le “corridor” qui s’applique à chaque région. Avant qu’ils ne lèvent ces ambiguïtés, tous ces plans élaborés de connectivité iranienne et turque sont effectivement suspendus.

Il n’en reste pas moins que l’Azerbaïdjan est géoéconomiquement destiné à devenir un carrefour clé de la connectivité transrégionale dès que l’Arménie débloquera la construction de ces corridors de transport.

Alors, de quel plan “gagnant-gagnant” s’agit-il ?

La diplomatie gagnera-t-elle dans le Caucase du Sud ? Elle le doit. Le problème, c’est que tant Bakou que Téhéran l’envisagent en termes d’exercice de leur souveraineté et ne semblent pas particulièrement prédisposés à faire des concessions.

Pendant ce temps, les suspects habituels s’amusent à exploiter ces différences. La guerre est toutefois hors de question, que ce soit entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie ou entre l’Azerbaïdjan et l’Iran. Téhéran est plus que conscient que dans ce cas, Ankara et Tel Aviv soutiendraient Bakou. Il est facile de voir qui en profiterait.

Pas plus tard qu’en avril, lors d’une conférence à Bakou, M. Aliyev soulignait que “l’Azerbaïdjan, la Turquie, la Russie et l’Iran partagent la même approche de coopération régionale. Le principal domaine d’attention actuel est le transport, car il s’agit d’une situation que l’on appelle ‘gagnant-gagnant’. Tout le monde y gagne”.

Et cela nous amène au fait que si l’impasse actuelle persiste, la première victime sera l’INSTC. En fait, tout le monde sera perdant en termes d’intégration eurasienne, y compris l’Inde et la Russie.

L’angle pakistanais, évoqué par quelques personnes en mode “hush-hush”, est complètement tiré par les cheveux. Rien ne prouve que Téhéran soutiendrait une campagne anti-talibans en Afghanistan dans le seul but de saper les liens du Pakistan avec l’Azerbaïdjan et la Turquie.

Le partenariat stratégique entre la Russie et la Chine considère la situation actuelle du Sud Caucase comme un problème inutile, surtout après le récent sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS). Cela nuit gravement à leurs stratégies complémentaires d’intégration eurasienne – l’initiative des “Nouvelles Routes de la soie” et le partenariat de la Grande Eurasie.

L’INSTC pourrait, bien sûr, suivre la voie transcaspienne et couper complètement l’Azerbaïdjan. Mais c’est peu probable. La réaction de la Chine, une fois encore, sera le facteur décisif. Elle pourrait mettre davantage l’accent sur le corridor perse – du Xinjiang à l’Iran en passant par le Pakistan et l’Afghanistan. Ou Pékin pourrait également miser sur les deux corridors Est-Ouest, c’est-à-dire miser à la fois sur l’Azerbaïdjan et l’Iran.

En fin de compte, ni Moscou ni Pékin ne souhaitent que la situation s’envenime. De sérieux mouvements diplomatiques sont à venir, car ils savent tous deux que les seuls à en profiter seront les suspects habituels de l’OTAN, et que les perdants seront tous les acteurs qui s’investissent sérieusement dans l’intégration eurasienne.

Pepe Escobar

Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone

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