Même Georges Orwell n’y avait pas pensé : la défaite, c’est la victoire


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Dmitry Orlov

Par Dmitry Orlov – Le 9 décembre 2014 – Source ClubOrlov

Sur le mur du ministère de la Vérité dans le roman 1984 de George Orwell, il y avait trois slogans :

LA GUERRE, C’EST LA PAIX,
LA LIBERTÉ, C’EST L’ESCLAVAGE,
L’IGNORANCE, C’EST LA FORCE

Il me vient à l’esprit que ces slogans s’appliquent un peu trop bien à la façon dont fonctionne l’establishment de Washington.

John Holcroft

La guerre est certainement la paix : il suffit de regarder comment l’Irak, l’Afghanistan, le Yémen, la Libye, la Syrie et l’Ukraine sont devenus pacifiques grâce à leurs efforts de paix. Les seuls éléments qui empêchent une tranquillité absolue sont les gens qui restent encore en vie là-bas. Cela devrait se résoudre tout seul, en particulier en Ukraine, où les gens sont maintenant confrontés à la perspective de survivre à un hiver froid sans chauffage ni électricité.

La liberté est en effet l’esclavage : pour profiter de leur liberté, les Américains dépensent plus qu’une vie de travail sous forme de dette, que ce soit par un prêt hypothécaire, une dette médicale engagée en raison d’une maladie ou par des prêts étudiants. Comme alternative, ils peuvent également en profiter en pourrissant en prison. Ils travaillent aussi de plus longues heures avec moins de pauses et aucun des bénéfices sociaux de tous les autres pays développés, et leur salaire n’a pas augmenté depuis deux générations.

Ce qui permet tout cela est le fait que l’ignorance est en effet une force ; s’il n’y avait pas une ignorance délibérée si écrasante des Américains à l’égard de leurs propres affaires et de celles du monde en général, ils se seraient rebellés depuis longtemps, et tout le château de cartes se serait écroulé.

Mais il y a un quatrième slogan qu’il faudrait ajouter sur le mur du ministère de la Vérité à Washington :

LA DÉFAITE, C’EST LA VICTOIRE

La nature absurde des trois premiers mots d’ordre peut être affinée de diverses manières. Il est maladroit de prétendre que les engagements américains en Irak, en Afghanistan, au Yémen, en Libye, en Syrie ou en Ukraine ont produit la paix, mais divers mensonges officiels ainsi que les Télétubbies nationaux continuent à prétendre qu’ils ont, en quelque sorte, évité le pire des dangers (totalement pré-fabriqué), comme les armes de destruction massive irakiennes et syriennes. Ce qu’ils ont produit, c’est une guerre sans fin financée par une dette galopante qui conduit à la ruine économique. Mais ici, l’ignorance aide beaucoup.

De même, il est possible, même si c’est un peu maladroit, de prétendre que l’esclavage est la liberté parce que, voyez-vous, une fois que vous avez accompli votre travail comme un esclave, vous pouvez rentrer à la maison et vous abreuver de non-sens autant que vous voulez sur tel ou tel blog. C’est bien sûr ridicule ; vous pouvez vous farcir la tête avec le savoir que vous voulez, mais si vous tentez de l’utiliser pour agir, vous découvrirez rapidement que vous n’êtes pas autorisé à le faire. «Retourne dans les rangs, esclave !». Vous pouvez également prendre le chemin inverse et prétendre que la liberté, c’est pour les fainéants alors que nous, les gens productifs, devons passer d’une tâche prévue à l’autre, et mener nos enfants vers le même destin, en évitant comme la peste les temps non structurés, mais ce n’est pas du tout de l’esclavage. Pas du tout. Cela ne s’en approche même pas. Personne ne m’a dit quoi faire ! [«– Chéri, regarde sur le smartphone quelle est la prochaine tâche sur la liste des choses à faire d’aujourd’hui.»]

Avec l’ignorance, vous n’avez même pas à apporter la preuve : les ignorants sont parmi les personnes les mieux informées sur la terre, selon eux. Je vois cela tout le temps dans les centaines de commentaires de blog que je supprime  ; ceux qui commencent par «Vous devez sûrement savoir que [quelque chose que je ne sais pas]…» ou «Maintenant, il devrait être clair pour tout le monde que [quelque chose de pas clair]… » sont particulièrement amusants. Certains jours, je trouve une telle ignorance presque accablante, et ainsi, l’ignorance est en quelque sorte une force.

Mais il est très difficile de prétendre que la défaite est la victoire, et il s’agit là d’un grand défi pour l’establishment de Washington DC. Quand ils sont victorieux, vos dirigeants parviennent à faire leur chemin dans le monde ; quand ils sont vaincus, le monde doit faire son chemin avec eux. C’est quelque chose de difficile à cacher : vos dirigeants disent ce qu’ils veulent faire ; puis soit ils réussissent à le faire soit ils échouent. Quand ils échouent, ils essaient toujours d’appeler cela un succès, mais si vous regardez leurs déclarations initiales sur les buts de guerre, puis les résultats, les deux ne correspondent pas du tout. Alors cela ressemble seulement à une sorte de danse de Saint-Guy qui a l’air d’une défaite, peu importe comment ils se tordent, se tortillent et se contorsionnent. C’est une bonne chose car, avec toute la propagande que le ministère de la Vérité balance, il est difficile pour une personne ordinaire de déterminer la nature des faits sur le terrain. Mais quand on en vient à juger de la victoire et de la défaite, vous pouvez habituellement sortir ces infos directement du cul du cheval.1. Oui, les consultants en relations publiques du ministère peuvent encore prétendre que «nous avons contraint l’ennemi à nous offrir un massage gratuit des tissus profonds de nos muscles fessiers [avec des bottes en cuir de la meilleure qualité, NdT]», mais un enfant de maternelle un peu précoce pourra aisément décoder que «nous nous sommes fait botter le cul».

Alors, permettez-moi d’énumérer quelques victoires américaines. Ou devrais-je dire défaites ? Au choix, c’est pareil.

  • Merci aux 1 500 milliards de dollars consacrés à l’effort de guerre, aux 1,5 millions de victimes irakiennes, et aux 5 000 soldats américains morts : il n’y a plus d’al-Qaïda en Irak maintenant (tout comme c’était déjà le cas sous Saddam Hussein) [ils sont juste la porte à côté, NdT] et le pays est libre et démocratique.
  • Merci aux nombreuses années d’efforts continuels qui ont coûté plus de 500 milliards de dollars et la vie de 3 500 soldats de la coalition : les talibans en Afghanistan ont été vaincus et le pays est désormais en paix.
  • Le régime syrien a été renversé et la Syrie est désormais pacifique et démocratique, et pas du tout un cas désespéré, déchiré par une guerre qui a causé plus d’un million de réfugiés, dont une grande partie du territoire est gouvernée par des militants islamistes bien trop radicaux, même pour al-Qaïda.
  • Dans l’ensemble, le problème de l’extrémisme islamique a été traité une fois pour toutes, et les islamo-fascistes de George W. Bush (vous vous souvenez de ce terme ?) sont un vague souvenir. ISIS ou ISIL ou État islamique sont tout autre chose. De plus, les bombardements US sporadiques à grands frais les ont un peu égratignés…  peut-être.
  • Merci au coup d’état piloté par les USA, parfaitement légal et vraiment nécessaire : l’Ukraine est en train de devenir un membre stable et prospère de l’Union européenne et de l’Otan, et les Ukrainiens, épris de liberté, ne dépendent plus du tout du gaz, du charbon et du combustible nucléaire russes pour pouvoir simplement survivre à l’hiver de 2014-2015, ni de la bonne volonté russe d’envoyer des convois humanitaires pour loger et nourrir les réfugiés de la guerre civile, ou pour négocier leurs accords de paix avec l’autre partie.
  • Conformément à notre grande stratégie géopolitique pour la domination éternelle du monde, nous avons viré avec succès la Russie de la Crimée et nous sommes en train d’y construire une énorme base militaire de l’Otan pour que la Russie ne puisse jamais redevenir une grande puissance mondiale, mais soit obligée de se conformer à chacun de nos caprices.
  • Merci à nos efforts diplomatiques inlassables : la Russie est maintenant complètement isolée, ce qui explique pourquoi elle ne peut plus constamment signer de gigantesques accords commerciaux à travers le monde ou devenir le champion de la cause des nations non occidentales qui n’aiment pas être bousculées par l’Ouest et n’ont aucun désir de s’occidentaliser.
  • Nos sanctions ont vraiment fait mal à la Russie, et pas du tout à l’UE qui n’a pas perdu un énorme marché à l’exportation et n’est pas du tout sur le point de perdre l’accès au gaz naturel de la Russie dont elle n’a pas besoin de toutes façons. Pas plus que cela ne fournit une forme de protectionnisme et un énorme avantage aux producteurs nationaux russes, ou un nouveau grand marché d’exportation vers la Russie à nos rivaux économiques.
  • Le changement de régime à Moscou est à portée de main, et nos marionnettes politiques, très chèrement engraissées à l’intérieur de la Russie, se sentent plus populaires que jamais. Après tout, à peine plus de 90% des Russes respectent et soutiennent Poutine pour les grandes choses qu’il a faites pour eux, aussi nos comparses comme Khodorkovski ou Kasparov ne devraient avoir aucun problème à obtenir au moins 1% lors des prochaines élections présidentielles, ce qui les propulsera directement au Kremlin.
  • Merci à notre pression politique implacable : Poutine est maintenant châtié, il est prêt à se montrer raisonnable et à se plier à notre volonté, et pas du tout en train de dire des choses comme «Cela ne se produira jamais !» dans son adresse annuelle aux dirigeants élus de son pays, diffusée internationalement. En tout cas, personne n’écoute ses discours, d’ailleurs notre presse nationale n’a pas besoin de les couvrir tellement ils sont longs et ennuyeux.

… Et pour couronner le tout…

  • L’Amérique est la nation indispensable dans le monde, la (seconde) plus grande puissance économique du monde (mais en hausse rapide), et le leadership américain est respecté dans le monde entier. Lorsque le président Obama l’a dit dans un récent discours qu’il a prononcé en Chine, le public ne lui a pas du tout ri au nez, n’a pas roulé des yeux, fait des grimaces ou fait non de la tête lentement en fronçant les sourcils.

Comment pouvez-vous ignorer l’importance de telles choses, et ne pas les nommer DÉFAITE ? Facile ! L’ignorance arrive à la rescousse ! L’ignorance est non seulement la force, c’est la force la plus impressionnante dans l’univers.

Considérez ceci : la connaissance est toujours limitée et spécifique, mais l’ignorance est infinie et tout à fait universelle ; la connaissance est difficile à transmettre et ne se déplace pas plus vite que la lumière, mais l’ignorance est instantanée dans tous les lieux de l’univers connus et inconnus, y compris dans les univers parallèles et les dimensions de l’existence que nous ignorons complètement. Bref, il y a une limite à ce que vous pouvez savoir, mais il n’y a pas de limite à tout ce que vous ne savez pas et que vous pensez savoir !

Voici quelque chose que vous pensez probablement savoir. L’empire américain est un «empire du chaos». Oui, il échoue en quelque sorte à instaurer la paix, la prospérité, la démocratie, la stabilité, à prévenir les crises humanitaires ou à faire cesser beaucoup de crimes horribles. Mais il parvient quand même à atteindre le chaos. Qui plus est, il réalise un nouveau type de chaos extraordinaire qu’il vient d’inventer : le chaos contrôlé ; il est beaucoup mieux que l’ancien. Un peu comme le charbon propre que vous pouvez frotter sur vous, partout, allez-y, essayez ! Oui, il y a des opposants là-bas qui disent des choses comme «Vous récoltez ce que vous semez, et si vous semez le chaos, vous récolterez le chaos.» Je suppose qu’ils n’aiment tout simplement pas le chaos. À chacun le sien. Peu importe.

Vous en voulez plus ? Considérez ceci. Si vous vivez aux États-Unis, vous avez probablement célébré Thanksgiving il y a peu, en vous gavant de dinde et de farce avec de la sauce aux airelles, et peut-être de la tarte à la citrouille. Vous pensez que vous savez que cette fête est liée aux pèlerins qui ont d’abord célébré Thanksgiving à Plymouth dans le Massachusetts, mais je suis sûr que vous ne vous souvenez pas de l’année exacte. Je suis sûr aussi que vous pensez que ces pèlerins ont célébré Thanksgiving en se régalant avec les indigènes. Vous pourriez même le raconter à vos enfants et penser que vous leur enseignez un peu d’histoire plutôt que d’étendre leur ignorance.

Maintenant, quelques faits. Les pèlerins n’étaient pas des Pèlerins du tout, mais des colons. Ils ont été rebaptisés pèlerins au XIXe siècle. Croyez-moi, personne n’est jamais allé en pèlerinage à Plymouth dans le Massachusetts ! Ces colons ont fini là parce qu’en marins incompétents, ils ont raté le port de Boston d’une demi-journée de navigation, et se sont retrouvés dans le port de Plymouth qui est exposé avec des hauts fonds, et donc aussi inutile aujourd’hui qu’il l’était alors. Ils n’ont pas célébré Thanksgiving ; étant des fanatiques religieux étranges, ils n’ont même pas fêté Noël. Malgré de fausses preuves des médias sociaux de l’époque, ils ne se sont certainement pas régalés avec les habitants du coin, qui, à cette époque, parlaient assez bien l’anglais et négociaient avec le monde. Les habitants ont pensé que ces colons pratiquaient un culte religieux étrange (ce qui était vrai), qu’ils étaient moches et malodorants (ils ne se lavaient jamais et n’avaient aucune idée des saunas ou des huttes de sudation) et avaient des habitudes personnelles répulsives (telles que de porter leur morve avec eux enveloppée dans un chiffon [qu’ils appelaient mouchoir, NdT]). Ils étaient également assez désespérants à la chasse ou à la pêche, et ils ont survécu en pillant les jardins potagers de la population locale avant de finir affamés. Pour couronner le tout, la fête nationale a été créée par Abraham Lincoln au plus fort de la guerre civile qui s’est déroulée (ce que vous devez sûrement savoir !) bien plus tard. Et il ne l’a pas appelée Thanksgiving ; il l’a nommée Jour de l’Expiation pour les crimes horribles que des Américains commettaient contre d’autres Américains à l’époque.

Mais c’était avant que l’Association pour la promotion des dindes gelées n’ait le feu vert pour adapter cette histoire. C’était un plan aussi simple que génial : on vous impose une overdose de tryptophane, puis, le lendemain, alors que vous êtes encore groggy, on vous envoie dehors pour une frénésie de shopping où, bien sûr, vous allez accumuler une dette aux agios élevés qu’il vous faudra bien payer au cours de l’année suivante. Réinvestissez une partie de ces intérêts dans un battage médiatique autour des dindes et des vacances, et vous avez une industrie nationale qui pousse les gens à s’endetter pour des achats de produits importés dont ils n’ont pas besoin (rappelez-vous, si ça n’indique pas Made in China, alors c’est probablement une contrefaçon), jusqu’à ce que tout le monde soit ruiné.

Mais une histoire aussi bidon, le ministère américain de la Vérité peut envisager de la faire durer. Il peut créer un niveau d’ignorance tellement élevé que les Américains en général ne sauront jamais qu’ils ont été vaincus, pensant que la pluie torrentielle des égouts rances du monde entier se déversant sur leur tête est une grâce de Dieu, et lui en être reconnaissant. A moins que suffisamment d’Américains ne se réveillent et commencent à admettre le mot défaite dans le vocabulaire national. Ce n’est pas une nation exceptionnelle, pas même une nation indispensable, mais une nation vaincue. Et, rendez-vous compte, vaincue de ses propres mains, parce que personne en particulier n’a pris la peine de la vaincre. Elle s’est pointée pour être battue, encore et encore, jusqu’à ce qu’elle obtienne ce qu’elle voulait.

D’un autre côté, la défaite s’est avérée être une grande expérience pour de nombreux pays qui ont ensuite eut beaucoup de succès : l’Allemagne (au deuxième essai), le Japon, la Russie après la Guerre froide… Bien sûr, la première étape de ce processus d’apprentissage est d’admettre sa défaite. Mais si vous ne voulez pas faire cela, c’est OK, car il y a toujours l’ignorance pour vous donner toute la force dont vous avez besoin.

Dmitry Orlov

Traduit par Hervé, vérifié par jj, relu par Literato pour le Saker Francophone

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