Par Andrew Korybko – Le 25 août 2018 – Source orientalreview.org
La crise de migrants vénézuéliens fait l’objet d’une politisation régionale et présente le risque de se voir instrumentalisée militairement et stratégiquement par les USA.
Des tensions longtemps recuites ont explosé dans une ville frontière du Brésil, après que quatre vénézuéliens ont volé, passé à tabac et poignardé un gérant de restaurant ; les habitants voisins ont alors violemment ramené des centaines de migrants vénézuéliens à la frontière de leur pays, et certains, « rapatriés » par la force dans leur pays, ont mené des attaques de représailles envers des Brésiliens au Venezuela. Brasilia a répondu à cette situation en déployant des soldats dans la ville frontière en question, et le Venezuela a exigé que son voisin du sud garantisse la sécurité de ses ressortissants. Cependant, le flux estimé à 2.3 millions de migrants vénézuéliens dans la région depuis quelques années a submergé les communautés locales, et contribué à la dynamique de déstabilisation par « armes de migrations de masses ».
Kelly M. Greenhill, chercheur affilié à l’Ivy League, marquait la rupture en écrivant en 2010 dans une étude l’effet inévitablement déstabilisant que diverses catégories de déplacements de population à grande échelle peuvent provoquer, et comment cela peut être utilisé à des fins politiques. Les quelques 50 000 migrants vénézuéliens – selon les estimations – à avoir traversé la frontière brésilienne de la région Roraima, là où les échauffourées ont éclaté, représentent presque 10% de la population totale de la zone, si bien qu’il ne s’agissait pas de savoir si des tensions éclateraient, mais quand, provoquant une crise politique. La situation n’est pas isolée en Amérique du sud : une autre occurrence – quoique moins dramatique qu’au Nord-Brésil – est en train de se produire ailleurs sur le continent, et les remous politiques qui s’ensuivent sont bel et bien perceptibles.
L’Équateur vient de décréter que les ressortissants de son « allié » bolivarien ne peuvent plus pénétrer le pays que munis d’un passeport, alors que jusque depuis des années la simple carte d’identité suffisait – c’était l’objet d’un accord entre les deux pays. Cette restriction a rapidement été adoptée également par le Pérou, dans le but de limiter les entrées de migrants vénézuéliens dans les deux pays andins – nombre de migrants en provenance du Venezuela n’ont pas de passeport. Il est à parier que cela pourrait amener à voir des milliers de migrants vénézuéliens coincés en Colombie, ce qui a amené les USA à annoncer qu’ils enverraient un navire hôpital au nouveau – et premier en Amérique Latine – « partenaire mondial » de l’OTAN, suite à la visite récente de Mattis en Colombie.
Il s’agit du signe fâcheux d’un « enlisement de la mission », qui fait suite aux annonces volontairement fuitées de la volonté prétendue de Trump d’envahir le Venezuela l’année dernière, qui apparaît rétrospectivement comme une campagne de pression psychologique prononcée contre le gouvernement du pays assiégé, qui avait précédé la tentative ratée – et liée aux USA – d’assassinat par drone de Maduro quatre semaines plus tard. Les tensions vénézuélo-brésiliennes dans l’État du Roraima le week-end dernier constituaient certes une conséquence organique de la dynamique d’« armes de migrations de masses » créée par les USA au travers de leur guerre hybride contre le Venezuela, mais la coordination régionale tacite entre l’Équateur, le Pérou et la Colombie relevait d’autre chose, qui n’est que le début de la politisation pré-planifiée par les USA de la crise humanitaire.
Il était tout à fait fortuit que ces tensions éclatent à ce moment précis, mais elles ont apporté une justification bien pratique aux limitations de la liberté de mouvement au niveau régional dont les migrants vénézuéliens avaient bénéficié, et apporté le prétexte fabriqué pour que les USA puissent envoyer leur navire hôpital en Colombie, ou nombre de migrants sont à présent piégés dans des conditions désespérées. On peut penser qu’un déploiement militaire plus développé soit à suivre dans le pays, déguisé sous la forme d’« intervention humanitaire ». Le but des USA pourrait être moins d’envahir le Venezuela comme des annonces récentes le prévoyaient que d’utiliser la crise de migrants dont les États-Unis sont partiellement responsables pour faire de la Colombie le chef de file régional en ces temps de post-« marée rose ».
La Colombie, dotée d’une population et d’une économie comparativement importantes, et d’un emplacement géostratégique touchant aux deux océans, constitue le partenaire idéal pour les USA dans leur stratégie de « diriger depuis l’arrière », et l’influence croissante de ce relais sur l’Équateur, le Pérou, et certaines franges de la population vénézuélienne opposées au gouvernement amène à la création de facto d’une « Grande Colombie » que les USA appellent de leur vœux pour réorganiser l’Amérique du sud. Le dirigeant du pays, homme de droite fraîchement réélu, a déclaré qu’il retirait son pays du bloc d’intégration continental que constitue l’UNASUR, et ceci suite à la menace de l’Équateur le mois dernier d’occuper les quartiers généraux de l’organisation. Nul ne devrait donc se faire surprendre si l’on voyait la Colombie encourager ses voisins équatorien, péruvien et pourquoi pas brésilien à en faire autant, et à détruire le bloc, ce qui viendrait à renverser l’une des plus grandes réussites de l’ère de la « marée rose ».
Le présent article constitue une retranscription partielle de l’émission radiophonique context countdown, diffusée sur Radio Sputnik le 24 août 2018.
Andrew Korybko est le commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides : l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime (2015). Le livre est disponible en PDF gratuitement et à télécharger ici.
Le même auteur a écrit une série de quatre articles rappelant toute l’histoire et les enjeux géopolitiques de l’Amérique du Sud. En voici les liens, traduits par nos soins :
- 1/4 : Histoire de l’Amérique du sud 1
- 2/4 : Histoire de l’Amérique du sud 2
- 3/4 : Géopolitique de l’Amérique du sud
- 4/4 : L’affrontement des blocs
Traduit par Vincent, relu par Cat, vérifié par Diane pour le Saker francophone