Par Denis Griesmar,
Secrétaire Général de l’Association des Ouïghours de France, affiliée au Congrès Mondial Ouïghour. Ancien vice-président de la Société Française des Traducteurs.
Le 28 avril 2015 – Source Nouvelle Revue Universelle NRU, n° 38*.
Préambule du Saker Francophone
Dans sa démarche pour confronter les points de vue, le Saker Francophone donne aujourd’hui une tribune aux représentants du peuple ouïghour.
Cette initiative fait suite à l’article de Pepe Escobar Le Pakistan s’engage sur la Nouvelle Route de la Soie où il écrit :
Gabriele Battaglia, un analyste basé à Pékin, a détaillé comment la question du Xinjiang a été approchée selon le nouveau principe directeur de la politique ethnique du président Xi. L’idée clé, dit Battaglia, est de gérer le conflit ethnique entre les Chinois han et ouïghours [peuple turcophone et musulman sunnite, NdT] en appliquant les trois J : Jiaowang, Jiaoliu, Jiaorong, c’est à dire contact inter-ethnique, échange et mixage[version chinoise du melting-pot, NdT].
Pourtant, ce qui est essentiellement une poussée vers l’assimilation couplée à des incitations économiques est loin d’être un succès assuré; après tout, la politique au jour le jour du Xinjiang est menée par des cadres Han, non préparés, qui ont tendance à voir la plupart des Ouïghours comme des terroristes.
Beaucoup de ces cadres identifient toute agitation séparatiste dans le Xinjiang comme une provocation de la CIA, ce qui n’est pas totalement vrai. Il y a une minorité ouïghoure extrême, qui a été entraînée dans la mouvance du djihadisme wahhabite (j’avais rencontré certains d’entre eux dans les prisons de Massoud dans la vallée du Panjshir avant 9/11), et qui va se battre partout, de la Tchétchénie à la Syrie. Mais ce que l’écrasante majorité veut vraiment est le boom économique du rêve chinois.
Perdue au milieu des steppes, enfouie dans les limbes d’une mémoire défaillante, la région dont nous allons parler serait-elle, derrière les vagues souvenirs de la Kachgarie ou de la Dzoungarie, le pays où l’on n’arrive jamais ? Tout le monde sait qui est le Dalaï Lama. Tout le monde – ou à peu près – sait où se trouve le Tibet. Mais qui saurait situer le Turkestan oriental, pays d’origine des Ouïghours, des Huns et des Tatars ?
Et comment connaîtrait-on l’Ouïghouristan ? Son nom même a disparu des cartes. Un regard sur un atlas d’Asie révèle une désignation chinoise, un “exonyme” : Xinjiang, ou Sinkiang – en mandarin «Nouvelle Frontière» –, nom qui ne remonte qu’à 1884. Mais le choix de ce nom exprime évidemment un point de vue extérieur, un point de vue chinois. Le fait qu’un pays ou une région ne soit connu du monde que par une appellation étrangère témoigne, sans rémission, de son statut colonial.
Voisin septentrional du Tibet, le Turkestan oriental est soumis au même Empire, et sa population aux mêmes affres. Mais à quoi ressemble ce pays ? D’où vient ce peuple ?
Le paradoxe commence par la géographie. Nous sommes en Asie centrale. Rien à voir avec la Chine historique. Mais le centre de la région est occupé par un désert, le Taklamakan (où les Chinois ont implanté leur centre d’essais nucléaires du Lop Nor). Ce désert est lui-même bordé au nord par la chaîne des Tian Chan (Monts Célestes). Plus au nord encore, la dépression et l’oasis de Tourfan conduisent, depuis la Chine, vers Ürümqi, aujourd’hui capitale – c’est la capitale du monde la plus éloignée de la mer. Et aussi vers Guldja – rebaptisée Yining par les Chinois –, ancienne capitale du khanat de Djaghataï, théâtre, en 1997, de l’Incident de Guldja, qui marqua l’aggravation délibérée de la répression lancée par Pékin contre les Ouïghours.
ENTRE DEUX BRANCHES DE LA ROUTE DE LA SOIE,
UNE VIEILLE TERRE TURCO-MONGOLE
Depuis la fondation de la République populaire de Chine en 1949, cette voie d’accès septentrionale, ancienne branche nord de la Route de la Soie, est utilisée comme voie de pénétration par le pouvoir chinois, avec la construction d’un chemin de fer vers Ürümqi (de façon étroitement parallèle à ce qui s’est passé vers Lhassa au Tibet), et la création de villes nouvelles, comme Kuytun, entièrement peuplées d’immigrants chinois han.
Au sud du Taklamakan se trouve la branche méridionale de la Route de la Soie : cette dénomination est tardive, mais c’est une très ancienne voie terrestre de communication, d’échange et de commerce avec l’Occident. Elle mène à K(h)otan, Yarkant et Kachgar (Kashi, en pinyin).
Au-delà des confusions que peuvent provoquer les désignations chinoises, il s’agit d’une région de très ancienne culture turco-mongole, avec un substrat indo-européen antique (sogdien, tokharien), qui, au-delà des divisions et guerres endémiques entre khanats, représente une civilisation remarquablement cohérente, en partie nomade (dans les montagnes), et relativement unifiée sur le plan linguistique (avec des minorités mongole, kazakhe, kirghiz)… du moins, jusqu’à l’arrivée en masse des Chinois.
Au total, 1 660 000 km², soit le sixième de la surface de la République populaire de Chine, avec une population ne dépassant pas 25 millions d’habitants. Les Ouïghours y possèdent encore une majorité relative, mais sont talonnés par les Han : il est difficile d’obtenir des chiffres fiables, le recensement constituant naturellement un sujet de frictions et de divergences d’interprétation. Région stratégique au plus haut degré, elle possède des frontières communes avec la Mongolie, la Russie, l’Inde, le Pakistan, le Kirghizstan, le Kazakhstan, l’Afghanistan et le Tadjikistan. C’est une région de plus, extrêmement riche en ressources naturelles, avec les premiers gisements chinois de pétrole (réserves estimées : 21 milliards de tonnes) et de gaz (10 000 milliards de m3), sans compter l’abondance de la houille (plus de 2000 milliards de tonnes, 40 % des réserves chinoises), 138 sortes de minerais (cuivre, fer, étain, plomb, zinc, or, argent…) et un gisement d’uranium évalué à 10 000 tonnes.
De quoi aiguiser de féroces appétits. D’autant que, si l’on regarde attentivement une carte routière, on ne peut qu’être frappé par la densité de nouvelles autoroutes construites en Chine. Ce qui trahit un choix en faveur de la voiture individuelle, qui a pour conséquence une terrible ponction sur les ressources naturelles. Apparaît ainsi la vulnérabilité croissante du modèle économique chinois : le nouvel Empire du Milieu ne serait-il qu’un colosse aux pieds d’argile ?
Vouée à la fuite en avant, la Chine, ployant sous les déséquilibres et les crises annoncées – démographique, écologique, économique, immobilière,… sans oublier la corruption –, peut-elle cependant laisser un espoir aux Ouïghours ? En attendant, elle s’accroche. C’est pourquoi elle s’évertue, avec une obstination d’insecte, à réécrire l’Histoire, inventant d’anciens pasteurs han sur un territoire qui ne fut que très partiellement et très provisoirement soumis à l’Empire du Milieu. Tout au plus fut-il parsemé de postes militaires précaires et rapidement éliminés.
On ne saurait retracer ici en détail l’histoire extrêmement complexe des populations turcophones de la région – appelées par les Chinois les T’ou-kiou – qui au VIe siècle, fondent dans la vallée de l’Orkhon le premier empire türk, et inventent une écriture runique originale. Leur religion première est le tengrisme (totémisme). Les Turcs de l’Est sont appelés Gökturks ou Turcs célestes (d’où le bleu ciel du drapeau du Turkestan Oriental). Car les points cardinaux répondent à un code de couleurs : ainsi, pour les Turcs, la Mer Noire (Karadeniz) est au nord, et la Méditerranée ou Mer Blanche (Akdeniz) est au Sud.
Mais c’est au VIIIe siècle que cette domination fait place à celle d’une autre branche, les Ouïghours. Ceux-ci, restés majoritairement chamanistes, sont cependant influencés par le bouddhisme indien, le manichéisme persan et le christianisme sous sa forme nestorienne. On trouve encore, au XIVe siècle, un évêché nestorien à Kachgar, la capitale historique. Un moine nestorien, Rabban Bar Sauma, avait été envoyé par un souverain mongol de Perse en ambassade auprès de Philippe le Bel et d’Edouard Ier d’Angleterre, pour conclure une alliance contre les Mamelouks : c’est ainsi que, récemment exposé au Louvre, le trésor de Saint-Maurice d’Agaune contient une coupe mongole !
ICI, NOUS SOMMES “SUR LE FIL”…
ENTRE L’ORIENT ET L’OCCIDENT
Nous sommes donc ici sur le fil : entre l’Orient et l’Occident, le bouddhisme indien et Alexandre le Macédonien, l’Empire du milieu et l’Empire romain, Xi’an et les grandes oasis de Bactriane et de Ferghana, avec, à l’horizon, Samarcande, Boukhara, Khiva… Et, depuis l’arrivée de l’Islam, en symbiose avec la civilisation persane.
Mais avec fort peu de contacts avec la Chine proprement dite, depuis la défaite, en l’an 751 de notre ère, près de la rivière Talas (aux confins du Kirghizstan et du Kazakhstan actuels) de l’empire T’ang, face à des armées musulmanes où l’on trouvait des Arabes, des Tibétains et des Ouïghours. Date cruciale, point d’équilibre jamais dépassé de part et d’autre, et aux conséquences incalculables. Notamment, les prisonniers chinois transmirent aux Musulmans le secret de la fabrication du papier, d’où l’expansion du Coran…
Ensuite, la région connut une longue période de domination ouïghoure (et, au nord, mongole), jusqu’à la conquête mandchoue de 1759, pour le compte de la Chine, qui ouvre l’époque du Grand Jeu entre les empires chinois, russe et anglais des Indes. Depuis cette date, et jusqu’en 1862, l’occupation chinoise dut faire face à quarante-deux révoltes ouïghoures. Nouveau royaume indépendant, à partir de 1863 et jusqu’en 1876, quand la collusion anglo-chinoise permit à la dynastie mandchoue de reconquérir la région, officiellement annexée à l’empire chinois en 1884 sous le nom de Xinjiang. En 1933, le dernier soulèvement en date permit de proclamer, à Kachgar, la République islamique du Turkestan oriental, laquelle connut également un destin funeste, sous les coups des Russes cette fois-ci.
Ce qui n’empêche pas les Ouïghours, aujourd’hui, de considérer que, s’ils avaient basculé du côté russe, ils seraient actuellement indépendants, comme les ex-républiques soviétiques voisines : pour dire les choses simplement, en Asie centrale, la Russie a fait sa décolonisation. La Chine, non.
Une nouvelle, et brève, expérience d’indépendance, tolérée par le Kuomintang, dura de 1944 à 1949, à partir de la région d’Ili (ou Yili). Mais ensuite, la main de fer du régime communiste chinois s’abattit sur le pays. Malgré un nouveau soulèvement en 1954, à K(h)otan, le Ouïghouristan semble avoir disparu, remplacé par la Région autonome ouïghoure du Xinjiang (R.A.O.X.). Ce qui n’a pas mis fin aux révoltes, la mainmise chinoise étant fort pesante et l’autonomie de la région très théorique.
UNE CULTURE ET UNE LANGUE MENACÉES
PAR L’UNIFORMISATION CHINOISE
Cependant, jusque vers les années 1990, les Ouïghours conservent une confortable majorité, et peuvent encore avoir l’illusion de mener une vie quotidienne à peu près normale. Les choses changent après l’Incident de Guldja, des émeutes durement réprimées en février 1997. En vue de précipiter l’assimilation de la population locale, la Chine engage une politique d’immigration à grande échelle. Les immigrants han, à qui l’on fait miroiter un nouveau Far West, sont enrôlés dans une formation paramilitaire, le Corps de Production et de Construction du Xinjiang. Ses membres sont désignés, en mandarin, sous l’appellation générique de Bingtuan. Naturellement, les Bingtuan focalisent l’hostilité des Ouïghours, qui se sentent peu à peu dépossédés de leurs terres, de leurs villes, de leur pays.
D’autant que, sous des prétextes hygiéniques ou antisismiques, le pouvoir chinois entreprend de transformer le visage du pays. L’« urbanisme » rectiligne à la chinoise, la destruction des quartiers anciens, notamment à Kachgar, sont extrêmement mal ressentis, car le pouvoir s’attaque là aux modes les plus quotidiens de socialisation. La discrimination ethnique est la règle, pour le logement, pour l’emploi. Nombre de jeunes Ouïghours, ne pouvant trouver d’emploi sur place, sont expédiés manu militari dans des usines de la côte Est ; les horaires de travail sont longs, la vie spartiate, le déracinement total. Il n’est donc pas étonnant que des révoltes y éclatent périodiquement. Et, dans le Turkestan oriental, le sentiment se répand que la population autochtone n’a rien à attendre du développement économique.
L’avenir semble bouché, et ne répondre en rien au passé d’une culture millénaire. Bien avant Gutenberg, les Ouïghours connaissaient une forme d’imprimerie. Les premières œuvres connues avaient été des traductions de livres religieux, bouddhiques et manichéens. Héritière d’une très ancienne tradition épique, poétique, de contes populaires comme d’études savantes, la littérature ouïghoure est la plus éminente du monde turc. Y brillent, à partir du XIe siècle, des noms comme celui de Yusuf Khass Balasaghuni et son Kutagdu Bilig, La Science qui apporte le bonheur (1067-1070), ou celui de Kâşhgarli Mahmud, géographe et encyclopédiste, auteur du monumental Dîvânü Lugāti’t-Türk (1072-1074). Citons encore Ahmet Yuknaki et son Atabet-ül Hakayık (Les ABC de la Vérité) au XIIe siècle ; deux théoriciens militaires, Ark Hiya et Barqukark ; l’agronome Lu Mingshan et ses Yueling (Préceptes mensuels,1314) ; Sinku Sail, traducteur du chinois, du tibétain, du mongol et du sanskrit ; Lutfin (Fleur et printemps, XVe siècle) ; Kirkiti et son long Poème de l’amour et du travail (1634-1672) ; les chansons de Zalili (1685-1759) et celles d’Abdureyim Hizari (1770-1848) ; les ouvrages historiques de Muhammed Sidiq Kâşgarli, de Mollah Musa Sayramı,… Pour des raisons d’isolement politique et culturel, le roman moderne y apparaît assez tard mais, au XXe siècle, il faut citer Zordun Sabir (Anayurt, La Patrie) et Ziya Samedi (Yillar Siri, Le Secret des Années, et Ehmet Ependi, Monsieur Ehmet). On peut également mentionner des scientifiques, comme le pharmacologue Rishat Abbas Borhan. Citons enfin un auteur éminent : Abdurehim Ötkür, auteur de Iz (La Trace, poème, puis roman), où perce la volonté d’un peuple de persévérer dans l’être :
Qaldi iz chöller ara, gahi dawanlar’da yene,
Qaldi ni-ni arslanlar dexit cholde qevrisiz.
Les déserts, les vallées, gardent nos traces
Mais combien de héros enfouis au désert sans sépulture !
La question de la langue est, bien entendu, éminemment politique. Ouïghours et Han ne se fréquentent pas ; le mandarin tend à cantonner le ouïghour dans les limites d’une utilisation strictement familiale et communautaire.
La langue ouïghoure elle-même est cependant sujette, depuis des décennies, à des expériences d’ingénierie linguistique des plus curieuses. Après l’arrivée de l’islam était venue l’écriture arabe, en version persane, modifiée en ouïghour (avec notation des voyelles). Après une brève tentative de cyrillisation, quand l’Union soviétique lorgnait sur la région, le pouvoir communiste chinois décida d’imposer une transcription en pinyin. Ceci afin de favoriser les emprunts au mandarin, et donc l’idéologisation de la langue – en introduisant, par exemple, des signes censés permettre de transcrire des concepts chinois… mais ne correspondant à aucun phonème ouïghour. Il y avait déjà là de quoi dérouter !
Mais les autorités chinoises se rendirent compte que l’alphabet latin, comme cela s’était passé en Turquie avec Mustapha Kemal, risquait de favoriser les relations entre le Turkestan oriental et le reste de l’Asie centrale, où les différents pays se lançaient, à leur tour, dans une entreprise de transcription sur le modèle kémalien.
Quand est venu l’éclatement de l’Union soviétique – et, inévitablement, une ouverture, un appel d’air, la fin de la situation de « cul de sac » du Xinjiang –, la Chine y a vu un danger de contagion pour les Ouïghours. Aussi décida-t-elle de cimenter le Groupe de Shanghai par des accords (commerciaux notamment), soumis à une condition impérative de non-soutien aux indépendantistes ouïghours. Entreprise couronnée de succès dans ces pays soumis, eux aussi, à des dictatures, et qui tuait dans l’œuf toute éventuelle manifestation de solidarité envers des frères turcophones opprimés.
Marche arrière, donc, et retour à l’alphabet arabe ! Cependant, pour des raisons pratiques, notamment pour les besoins de l’informatique et de la communication par Internet, s’est développée une nouvelle transcription en caractères latins. Le phénomène semble en fait irrésistible : comme pour les autres langues turques, l’avenir de la langue ouïghoure, s’écrira sans doute en caractères latins. En attendant, on observe de curieuses incompréhensions au sein des familles, selon l’âge, la génération et le système dans lequel chacun a appris à lire et écrire, ce qui accroît la confusion.
L’ENGRENAGE DE LA RÉPRESSION
Cependant, depuis 1997, l’enseignement, à tous les niveaux, se fait en mandarin – qui n’est pas la langue des enfants ouïghours. Et ceci sous la bannière trompeuse d’un « bilinguisme » proclamé. D’où des difficultés scolaires, des retards, des échecs professionnels. Nous avons personnellement traduit un historique de la mésaventure de trois intellectuels ouïghours qui avaient entrepris de fonder à Ürümqi un kindergarten, ou… jardin d’enfants en langue ouïghoure. Ce véritable parcours du combattant, bien qu’entrepris conformément à la réglementation légale chinoise, n’a abouti, au bout de plusieurs années, qu’à l’emprisonnement de ses initiateurs.
Car en Chine, aucune liberté n’est garantie : ni d’expression, ni de réunion, ni de culte… La fréquentation des mosquées est interdite aux jeunes. Il serait trop long et fastidieux de répertorier ici l’interminable liste des incidents violents qui ont émaillé, au cours de toutes ces années, la vie des Ouïghours. Mais le schéma est toujours identique. Au départ, il peut s’agir d’une simple réunion privée, réunissant autour d’un repas famille élargie et amis, ou d’une réunion associative, comme les meshrep, qui sont des assemblées à vocation culturelle, tout à fait apolitiques. Mais, en Chine, les réunions sont interdites. La police intervient donc brutalement dans les domiciles privés, arrêtant tel ou tel participant. Naturellement, l’épisode finit en bagarre, les « forces de l’ordre » (sic) se replient sur le poste de police qui se trouve attaqué à coups de bâton ou de couteau… Car être arrêté, en Chine, signifie bien souvent disparaître. Les médias, aux ordres, signalent simplement l’attaque, encore une fois, d’un poste de police…
L’autre cas classique est celui du rassemblement à caractère religieux : la prière collective est, elle aussi, interdite. C’est ce qui est arrivé lors du plus grave incident de ces dernières années, lors d’une prière de ramadan, un vendredi, dans trois villages du district de Yarkant, le 28 juillet dernier. La police est intervenue. Les arrestations se sont mal passées. … Les autorités ont fait appel à l’armée, qui a tiré à l’arme automatique sur les villageois, y compris des enfants de 6 ou 7 ans. Bilan : quelque 3000 morts en 24 heures. Ce chiffre nous est connu par des témoignages recoupés et collationnés par le Congrès mondial ouïghour. Nous avons entendu des témoignages affolés, grâce au téléphone satellitaire, seul lien avec l’extérieur fonctionnant encore, les autorités chinoises ayant isolé la région et coupé toutes les communications, téléphone, Internet… Les correspondants étrangers, depuis Pékin, et les médias internationaux ne peuvent rien savoir.
Héritière d’une immense et prestigieuse civilisation, la Chine n’en constitue pas moins aujourd’hui la plus grande dictature mondiale. Avec des procédés d’une brutalité et aussi d’une duplicité inimaginables. Un exemple : les autorités chinoises ont projeté, récemment, de payer les études en Iran de quelque 500 apprentis imams… pour qu’ils reviennent chiites, et sèment la zizanie dans une population traditionnellement sunnite (de rite hanéfite, influencée par le soufisme). Depuis longtemps très sécularisés, les Ouïghours ont peu de contacts avec les communautés musulmanes du Proche et du Moyen-Orient : leur univers reste la Chine. Mais l’absence de liberté de culte est très mal ressentie, au même titre que la volonté, non dite mais réelle, d’éliminer la langue ouïghoure.
Dernière facétie du pouvoir : distribuer primes et bourses d’études à ceux des Ouïghours qui épouseraient un(e) conjoint(e) chinois han, alors que les populations ne se mélangent absolument pas ! Effet d’annonce ? En tout cas, les mesures d’appât chinoises ne sourient guère aux Ouïghours.
Sans oublier que le régime n’hésite pas à recourir aux procédés classiques du type incendie du Reichstag : tout attentat, où que ce soit en Chine, est systématiquement attribué aux Ouïghours, coupables des « 3 maux » : séparatisme, terrorisme, extrémisme. Ainsi, l’attentat de la gare de Kunming, dans la Chine du Sud, qui fit quelque 40 victimes.
En bref, si la vie en Chine est très difficile pour quiconque s’écarte de la doxa officielle – les dissidents en savent quelque chose –, elle est devenue presque impossible pour les Ouïghours. D’où une émigration importante, d’abord vers les pays voisins d’Asie centrale, mais aussi vers l’Europe et l’Amérique. Commençant à être nombreux en Allemagne, les Ouïghours ne sont encore, à l’heure actuelle, guère plus d’un millier en France, à quoi s’ajoutent quelques centaines d’étudiants. Mais ces émigrés ne sont pas pour autant laissés tranquilles. Les services chinois sont fort actifs, notamment dans la recherche du renseignement : ils semblent disposer de ressources considérables lorsqu’il s’agit de corrompre quelqu’un. Et ils n’hésitent pas à recourir à l’intimidation, beaucoup de Ouïghours émigrés ayant gardé de la famille en Chine.
QUE LA VOIX DE LA FRANCE RETENTISSE
EN ASIE CENTRALE !
Face à cette situation, il est tout à fait remarquable que les Ouïghours, dans leur immense majorité, restent pacifiques, et n’aient en rien formé – hors quelques manœuvres de provocation montés par les « services » chinois… ou américains – des groupes terroristes sur le modèle d’Al Qaïda. Le Congrès mondial ouïghour (CMO) – auquel est affiliée l’Association des Ouïghours de France –, rejette explicitement l’appui de toute organisation terroriste quelle qu’elle soit. Il affirme également, à la manière du kémalisme, son attachement à la laïcité et au respect des lois des pays hôtes, en proximité étroite, d’ailleurs, avec le mouvement tibétain. Il s’inquiète du peu d’écho rencontré jusqu’ici par la situation du peuple ouïghour, qui s’aggrave constamment depuis quelque temps, et qui n’est guère plus enviable que celle des chrétiens du Proche-Orient. Consultée, la sinologue Marie Holzman, nous confirme l’intransigeance du régime chinois et l’impossibilité de tout dialogue… ce que corroborent les récents événements de Hong Kong.
Il y a donc ici un grave problème humanitaire, dont les gouvernements occidentaux pourraient jouer, si cette manière d’agir ne leur était pas, malheureusement, trop peu familière. On ne sait pas assez que la Chine est sensible aux pressions. Aussi convient-il de porter sur la place publique le cas d’Ilham Tohti, économiste, universitaire, qui a parlé des droits de l’homme dans des conférences à ses étudiants, et vient d’être condamné à la prison à vie pour « séparatisme ». Et cela alors qu’il a toujours précisé qu’il n’était en rien favorable à voir le Xinjiang se détacher de la Chine. D’une manière générale, les opposants, à l’intérieur comme à l’étranger, ne demandent aux autorités chinoises que de respecter leurs propres lois, dont celle qui institue la Région autonome ouïghoure du Xinjiang, ainsi que la Constitution de la République populaire de Chine. C’est pourquoi le Congrès mondial ouïghour veut présenter la candidature d’Ilham Tohti au prix Nobel de la Paix.
Naturellement, derrière la façade humanitaire, il n’est pas difficile de voir se heurter les ambitions impériales. On peut se demander comment réagira la Russie : devant l’obstination chinoise, elle pourrait redouter de voir apparaître un nouvel Afghanistan ou un nouvel Irak à ses frontières méridionales. Sans oublier que l’Empire américain, pêcheur en eaux troubles, nullement découragé par ses retentissants échecs en Asie centrale, notamment au Kirghizstan, peut vouloir verser de l’huile sur le feu (comme il l’a fait au Kossovo en 1998-99) et soutenir les mouvements ouïghours qui prônent la violence. Alors que les opposants pacifiques n’ont aucune envie de jouer les « idiots utiles ».
L’enjeu géopolitique, comme on le sait depuis Mackinder et Brzezinski, est énorme. Il peut porter à entretenir ou développer une influence. C’est particulièrement vrai de la France, alors même que ses gouvernements récents semblent avoir oublié son rôle historique de défense des nations contre les empires. Sait-on, par exemple, qu’un des textes classiques les plus populaires parmi les Ouïghours est La dernière classe d’Alphonse Daudet ? En dépit des quarante années de malgoverno qu’elle a connues depuis la fin de la période gaullienne, la France conserve dans ces pays un immense prestige. Nos « élites » n’en ont pas idée – et ont moins encore l’idée d’agir, et de faire entendre la voix du « Pays du Droit », Fa Kuo en mandarin. Dans la crise mondiale que nous vivons, c’est pourtant une voix que les peuples de la Terre ont besoin d’entendre à nouveau, la voix du respect mutuel et du libre dialogue entre les nations délivrées des tentations impériales.
Denis Griesmar
* 1 rue de Courcelles, 75008 Paris – Tél. 01 42 57 43 22 – 18 € le numéro (208 pages)