L’édifiante couverture de la progression russe à Backhmout/Artyomovsk par les « grands » médias français


Nous allons examiner au sein de cet article la couverture presse française précédant la prise de Backhmout par la Russie et le groupe Wagner.


Par Jose Marti − Le 22 mai 2023 − Source Le Saker Francophone

Contexte et introduction

Backhmout est une ville située sur le territoire de l’Ukraine, située dans l’oblast de Donestk, dans le Donbass. Backhmout est le nom ukrainien de la ville, les Russes l’appellent Artyomovsk. Il s’agit d’un nœud logistique présentant une importance régionale dans les opérations militaires, pour chacune des deux parties impliquées dans la guerre qui se déroule en Ukraine. La ville se situe à 80 km au nord de Donetsk, et à 110 km à l’Ouest de Lougansk. En temps normal, c’est-à-dire avant l’annonce de l’opération spéciale russe en Ukraine par Vladimir Poutine, la population de la ville s’élevait à un peu plus de 70 000 habitants — la population de la ville avait crû jusqu’à 90 000 habitants en 1989, puis, après la chute de l’URSS, a connu un déclin au fil du temps, à l’instar de nombreuses villes ukrainiennes. Depuis le début de l’opération spéciale russe, et particulièrement au moment où la ligne de front s’est approchée, la ville s’est vidée de la quasi totalité de ses habitants.

Les combats ont fait rage depuis des mois entre les camps ukrainien et russe pour s’approprier le contrôle de la ville.

Les dirigeants ukrainiens ont décrit le statut de Backhmout comme symbolique. Au cours d’une interview accordée à CNN le 8 mars 2023, le président Zelensky a déclaré :

Cette ville est tactique pour nous. Nous comprenons qu’après Backhmout, ils pourraient progresser davantage. Ils pourraient se diriger vers Kramatorsk, ils pourraient prendre la route de Sloviansk, la voie serait ouverte aux Russes après Backhmout vers d’autres villes ukrainiennes.

Au moment de cette interview, les Russes, c’est-à-dire les combattants du groupe Wagner, appuyés par l’artillerie, l’intendance et les renseignements de l’armée russe, revendiquaient déjà occuper la partie orientale de la ville elle-même.

Avant cela, le 20 décembre 2022, Zelensky, alors en visite à Backhmout, avait déclaré :

Ici, dans le Donbass, vous protégez toute l’Ukraine. Ce n’est pas juste Backhmout, c’est la forteresse Backhmout

Les derniers mois ont été, en parallèle aux rudes opérations militaires sur le terrain, sujets à de nombreuses annonces dans les grands médias français d’une contre-offensive majeure ukrainienne de nature à repousser l’avancée de la Russie. Il est manifeste que la pression occidentale — étasunienne — a été très forte sur les dirigeants ukrainiens : il fallait absolument, pour des raisons de politique intérieure étasunienne, pouvoir annoncer un recul de la Russie. Aux États-Unis, le plafond de la dette, qui est relevé régulièrement par le Congrès des États-Unis, est en passe d’être atteint. Biden a un problème politique : le Congrès est passé aux mains de l’opposition Républicaine, qui refuse — pour l’instant — de remonter ce plafond. Si le plafond de la dette étasunienne, n’est pas remonté, le colossal budget du Pentagone ne pourra pas être voté, ce qui bloquerait, entre autres, les importants plans d’aide militaires à l’Ukraine.

Il va de soi que la propagande et le brouillard de guerre médiatique sont de rigueur dans les deux camps. On ne va pas ici s’intéresser aux annonces de l’un ou l’autre des deux camps — il est plutôt difficile d’y accéder lorsqu’on n’est pas ukrainophone et russophone, mais bien à ce que nos médias occidentaux, démocratiques, de qualité, indépendants et fact-checkés, voire hébergeurs de fact-checkeurs, nous ont livré, au cours des quelques jours précédant la prise de Backhmout par la Russie.

Il s’agit évidemment d’une guerre urbaine. Il importe de distinguer les opérations autour de la ville, « classiques » de la guerre urbaine, où avancer demande énormément de temps et provoque de lourdes pertes et dégâts, et où chaque position peut demander des combats acharnés.

Il convient également de rappeler que le temps joue en faveur des Russes : le soutien populaire à Poutine, qui tient, il faut le rappeler, un positionnement relativement modéré. D’autres partis politiques russes lui reprochent de ne pas y aller « plus fort » vis-à-vis de l’Ukraine et de l’Occident. Poutine dispose d’un fort soutien populaire. À l’inverse, en Occident, il s’agit de convaincre les opinions publiques de continuer à consentir des dons sans fin de capitaux et de matériel de guerre, au prix d’un saignement des économies et des réserves stratégiques de nos pays. Les hommes politiques occidentaux, courant après les annonces, surtout avec les élections présidentielles étasuniennes qui se profilent pour la deuxième moitié de l’année 2024, ont impérativement besoin de « bonnes nouvelles » confirmant l’efficacité de leur soutien à l’Ukraine, sous peine de « perdre » leurs opinions publiques.

La propagande de guerre fonctionne dans plusieurs directions. Bien entendu, on s’attend au premier abord à ce que chacun des camps revendique des victoires glorieuses et des pertes colossales dans l’autre camp, et cela semble bien être souvent le cas. Mais il semble qu’Evguéni Prigojine, patron du groupe Wagner, a joué un jeu plus subtil en annonçant le 12 mai 2023 un manque de munitions et « une fuite des unités du ministère de la Défense sur les flancs à Backhmout ». Il semble bien établi, maintenant que Backhmout est aux mains des forces russes, que cette annonce constituait un rideau de fumée.

Comment nos médias objectifs et impartiaux, protégés par un second rideau de fact-checkeurs, et qui n’ont pas manqué de dénoncer la guerre de l’information russe depuis des années, ont-ils présenté les événements au fil des jours précédant la prise de Backhmout par les forces russes ? Quelles tendances se distinguent-elles de cette couverture presse ? Précisons que nous ne n’analysons ici que la couverture presse des médias écrits.

Il semble bel et bien établi que les Russes ont pris la ville de Backhmout le 21 mai 2023. Certaines sources semblent avoir cité le 20 mai.

La couverture médiatique du statut de Backhmout et de la contre-offensive ukrainienne

9 jours avant, le 12 mai 2023

Le journal Libération, propriété de Patrick Drahi, et ayant touché semble-t-il plusieurs millions d’euros de subventions chaque année pour distribuer aux Français une information de qualité, titre Guerre en Ukraine : Kyiv revendique une avancée à Backhmout, les défenses russes s’y «effondrent» selon le patron de Wagner. Le contenu de l’article nous informe que « Les Russes pilonnent Backhmout depuis des semaines, mais les Ukrainiens tiennent toujours bon et repartent même à l’offensive. »

6 jours avant, le 15 mai 2023

La Dépêche publie un article sous le titre Guerre en Ukraine : la contre-offensive a démarré, Kiev se félicite de son « premier succès » aux abords de Backhmout. L’article commence par « Les autorités ukrainiennes se sont félicitées ce lundi de l’avancée des troupes aux abords de Backhmout. L’armée ukrainienne énonce un premier pas décisif dans « l’offensive ». Le corps de l’article énonce quant à lui que les Russes progressent au cœur de la ville.

Le Figaro apporte un éclairage plus pondéré (Article daté du 13 mai, mais mis à jour le 15). Sous le titre Guerre en Ukraine : la contre-offensive a-t-elle commencé à Backhmout ou n’est-ce qu’un leurre ?, on peut lire que « la vice-ministre ukrainienne de la Défense a annoncé que les forces de Kiev avaient avancé de deux kilomètres autour de la ville et que les forces russes avaient reculé sur certaines zones proches de la ville à la suite des contre-attaques des forces de Kiev », mais la teneur de l’article n’est pas très optimiste du point de vue ukrainien, et émet des doutes sur la validité des informations disponibles.

5 jours avant, le 16 mai 2023

Le journal La Dépêche titre Guerre en Ukraine : « Nos troupes ont libéré environ 20 kilomètres carrés », Kiev dit reprendre du terrain aux Russes près de Backhmout. Le chapeau de l’article affirme que « La contre-offensive ukrainienne attendue depuis des mois semble bien lancée à Backhmout. » Le contenu de l’article donne des informations d’un autre ordre, citant la vice-ministre ukrainienne de la défense : « les troupes russes continuent toutefois d’avancer au sein de la ville même, où elles assiègent les dernières poches de résistance ukrainiennes dans l’ouest »

Le journal Midi Libre produit un article sous le titre : « Les Russes sont faits comme des rats » : la contre-offensive ukrainienne vers Backhmout coûte cher aux troupes de Poutine. Le corps de l’article nous informe : « Un tournant ? Alors que depuis plusieurs semaines l’Ukraine se prépare à une large offensive afin de tenter de repousser totalement les forces russes de son territoire, la première étape de cette nouvelle phase se joue à Backhmout, théâtre de violents combats. » On y lit également que « plusieurs unités ukrainiennes ont effectivement fait reculer les Russes de plusieurs kilomètres ». La fin de l’article reprend la déclaration de la vice-ministre ukrainienne de la défense : « Dans le même temps, l’ennemi progresse dans Backhmout même, détruisant complètement la ville à l’aide de l’artillerie ».

Ouest France, dans son point du jour sur la situation en Ukraine, évoque dans le titre de l’article des « avancées [ukrainiennes] à Backhmout ». Le corps de l’article évoque des avancées ukrainiennes « au nord et au sud de la périphérie de Backhmout » et n’énonce aucune information sur la situation en centre ville.

4 jours avant, le 17 mai 2023

L’Express, dans un article publié le 16 mais mis à jour le 17 sous le titre L’Ukraine dit avoir repris 20 km2 aux Russes autour de Backhmout, affirme dans le chapeau que l’Ukraine a « mis la Russie en difficulté dans l’Est de son territoire ». Ici encore, il faut lire le corps de l’article pour apprendre que les 20 km² repris concernent la périphérie : « l’armée ukrainienne reprend du terrain au nord et au sud, désenclavant la ville que les Russes contrôlent aujourd’hui à plus de 90%. », et pour que soient évoqués les progrès russes dans le centre ville.

3 jours avant, le 18 mai 2023

Le journal Ouest-France publie un article titré Guerre en Ukraine : Kiev bombardée, l’armée russe recule à Backhmout…. On y lit que Les troupes russes reculent encore près de Backhmout, selon Kiev et Wagner. Aucune mention n’est faite des combats dans le centre-ville.

2 jours avant, le 19 mai 2023

Le Figaro produit un article sous le titre Guerre en Ukraine : la chute de Backhmout et la contre-offensive de Kiev, imminentes ? qui semble informer correctement le lecteur de ce qui se produit vraiment : « Wagner continue d’avancer à l’intérieur de la ville ravagée du Donbass, mais, autour, les Ukrainiens contre-attaquent. »

Réflexions de fin

Notre petite revue de presse semble mettre en évidence plusieurs éléments intéressants :

  • On observe un schéma assez récurrent dans la couverture par la presse française de ces combats. Les titres et chapeaux des articles évoquent et mettent en avant une progression de l’armée ukrainienne « aux abords de Backhmout » ou bien « à Backhmout » et font « au mieux » mention dans le corps des articles, beaucoup moins lus par leurs lecteurs, des avancées russes au centre-ville, bien plus difficile à conquérir. Nous n’avons trouvé aucun article dans la presse française au cours des 10 jours précédant la prise de Backhmout faisant son titre sur la progression russe en centre ville. L’impression du lecteur pressé est donc presque systématiquement celle d’une avancée ukrainienne, pour un résultat totalement opposé quelques jours après. Seul le Figaro semble se distinguer des autres journaux sur ce point.
  • Aucun média français n’a pris de recul au sujet des annonces du patron de Wagner, très alarmistes, sur son manque de munitions ; au contraire, ces annonces ont été reprises à l’envi par nos médias. Il semble bien que ces annonces constituaient une diversion, encourageant le camp ukrainien à s’exposer en contre-attaquant, et préparant la prise finale de la ville. Après avoir dénoncé de manière incessante les ingérences russes dans les élections occidentales et sur les médias sociaux, il est intéressant que « nos » médias se soient laissés prendre à l’unanimité dans un piège aussi grossier.
  • À notre connaissance, aucun fact-checkeur n’a pris la peine de corriger, d’une part ce biais de présentation, d’autre part, cette erreur grossière. Le fameux biais de confirmation, par eux dénoncé sans fin lorsqu’ils s’attaquent aux médias alternatifs et aux complotistes pro-russes, semble bien les habiter eux-mêmes.
  • Qui prend la peine de lire le « Courrier des lecteurs » constate que les lecteurs de notre grande presse ne suivent pas non plus aveuglément le titrage desdits articles et semblent avoir plus de jugeotte que les auteurs des articles eux-mêmes.

Notre analyse n’est évidemment pas exhaustive, elle s’appuie sur une recherche dans les jours passés des actualités sur Backhmout. On attitribue également une palme spéciale au Monde qui semble avoir couvert les événements de Backhmout par des « lives » qui ne laissent aucune archive sur les moteurs de recherche, ce qui est sans doute bien pratique.

José Martí pour le Saker Francophone

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