Introduction : Une histoire des Gilets Jaunes doit réécrire l’histoire récente et ancienne de la France


Par Ramin Mazaheri – Le Saker Francophone.

Pour les lecteurs qui ont manqué l’annonce de ce nouveau livre, Les Gilets jaunes de France : La répression occidentale des meilleures valeurs de l’Occident, SVP cliquer ici afin de voir le bref résumé de ce livre et pourquoi il n’est pas seulement la meilleure introduction aux élections françaises disponible, mais une lecture nécessaire pour quiconque veut comprendre les Gilets Jaunes et la France moderne.

Pour récapituler cet article – afin que nous puissions commencer ! – permettez-moi une seule citation à titre de rappel :

« Peu après avoir commencé ce projet, j’ai rapidement réalisé que les Français n’avaient pas besoin d’un compte-rendu précis de la répression massive des politiques progressistes, déclenchée le 17 novembre 2018, mais plutôt d’une analyse précise de la répression massive des politiques progressistes depuis 1789. S’« ils » ont menti et dénaturé les Gilets Jaunes en 2018, n’auraient  » ils  »  pas fait de même en 1936, 1871, 1848,1789 ou entre temps ? »

 Le Russe Vladimir Poutine vient de qualifier l’Occident d‘ »Empire du mensonge » ; ce livre est un effort pour démonter ces mensonges au sujet de la France de 1789 jusqu’aux Gilets jaunes. Mes précédents livres ont dissipé les mensonges sur la Chine moderne et l’Iran moderne et aujourd’hui après 13 ans en France, je pense pouvoir faire de même pour le bon peuple de France. « 

Maintenant, commençons vraiment !

Gilet jaune : « Oui, je suis fier du mouvement des Gilets jaunes. Nous essayons de régler les nombreux problèmes fondamentaux de la France, et nous ne nous sommes jamais arrêtés malgré toute la répression. Ce qui est honteux, c’est que nous n’ayons pas commencé plus tôt, et que nos dirigeants nous ignorent totalement.  »

(Note : ce livre contient plus de 100 citations tirées de témoignages de Gilets jaunes en marche, qui ont été publiées à l’origine dans des reportages sur PressTV).

 Les raisons des Gilets jaunes sont d’une portée et d’une complexité historiques, mais nous ne pourrons jamais nous mettre d’accord sur la signification réelle du mouvement sans avoir un accord de base et une compréhension de l’histoire française et européenne.

La deuxième partie de ce livre analyse les Gilets Jaunes en détail, mais elle repose nécessairement sur la première partie de ce livre, qui est une analyse approfondie du contexte historique, économique et politique qui existe avant même la prochaine marche nationale des Gilets Jaunes. Ce chapitre d’introduction est donc nécessaire pour donner les grandes lignes de ce qui s’est passé, avec les yeux d’un Gilet Jaune au cours des siècles passés.

Considérez ceci comme une sorte de petit glossaire annuel des révolutions, afin de clarifier le point de vue original et unique de l’auteur, sachant que les perspectives historiques ne sont pas universelles et qu’il est facile de faire des suppositions erronées.

1492 : Révolution économique : La victoire de l’Europe sur l’hémisphère occidental rend la guerre/l’impérialisme et le commerce hyper-profitable.

1688 : La Glorieuse Révolution anglaise : Les Whigs commerçants utilisent ces nouveaux types de bénéfices pour faire entrer de force un roi étranger, adopter la Déclaration des droits de l’Angleterre, et bientôt établir la proéminence du parlement pour la première fois dans l’histoire de l’Angleterre – la monarchie absolue est légèrement élargie à la création d’une oligarchie aristocratique. Pour les conservateurs occidentaux modernes, c’est le début et la fin des droits humains et politiques.

1776 : Victoire des nouveaux autochtones (ceux nés dans l’hémisphère occidental) sur toutes les classes d’Europe. Pas une révolution majeure car aucun renversement de l’ordre social n’a été tenté. Les visées impérialistes européennes commencent à se retourner vers l’hémisphère oriental.

1789 : Victoire des bourgeois, des ouvriers des villes et des paysans des campagnes sur le clergé et les classes nobles. La noblesse est rétablie en 1815. Les bases des droits de l’homme pour tous sont élaborées dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, première tentative révolutionnaire en vue de renverser l’ordre social.

1917 : Victoire des ouvriers des villes et des paysans des campagnes sur les bourgeois, les nobles et le clergé.

1949 : Victoire des paysans des campagnes (confirmée pendant la Révolution culturelle) sur les ouvriers des villes, les bourgeois, les nobles et le clergé.

1979 : Victoire des ouvriers et des paysans en tout domaine et du clergé sur les nobles et les bourgeois.

1999 : Début économique (zone euro) de la révolution politique de 1993 (début de l’Union européenne) : Victoire des bourgeois, des nobles et du nouveau clergé athée/laïque sur tous les travailleurs.

Ces huit dates correspondent aux révolutions politico-économiques les plus importantes de l’ère moderne en Europe.

L’URSS, la Chine et l’Iran doivent être inclus car ils se sont appuyés sur les idées européennes de 1789 – la France n’en étant plus capable. Grâce à une analyse de classe, nous pouvons voir ce qui a changé et quelles classes ont triomphé, lesquelles sont tombées, se sont relevées ou ont été complètement modifiées. Nous pouvons aussi constater que l’Union européenne est un changement tout aussi révolutionnaire, au sens réactionnaire, que l’était 1789 et pourquoi…

Ces huit dates constituent la définition la plus simple de ce qu’est la modernité politico-économique et de ce qu’elle est devenue. Une vision d’inspiration gauchiste explique pourquoi, et je pense que cela prolonge encore plus loin dans le temps la vision marxiste :

En 1491, l’argent foncier dominait, car la terre était la principale source de richesse. L’or et l’argent étaient accumulés grâce au commerce et aux affaires. Mais l’ouverture au Nouveau Monde a entraîné une expansion prodigieuse et révolutionnaire du commerce et de la guerre (impérialisme). L’Europe est la partie du monde qui en a le plus profité, et on peut vraiment désigner 1492 comme l’avènement de la « bourgeoisie » en Europe, car elle a représenté une révolution économique aussi stupéfiante que la révolution industrielle elle-même. De même que Marx a exposé comment, dans l’histoire de la France, la richesse foncière et monarchique s’est « embourgeoisée » (c’est-à-dire qu’elle s’est rapprochée de la richesse industrielle et financière) au cours du XIXe siècle, nous pouvons expliquer à notre tour comment la richesse impérialiste-capitaliste s’est « embourgeoisée » beaucoup plus tôt. Cette nouvelle classe commerciale avait autant de pouvoir révolutionnaire que la richesse industrielle du 19e siècle : en témoigne la Glorieuse Révolution de 1688, qui a forcé un roi étranger (hollandais) à respecter la toute première (bien que toujours élitiste) Déclaration des droits.

La Révolution américaine a amorcé le premier renversement de la chance inouïe de l’Europe. Afin de maintenir leurs profits et leurs plans d’investissement dans le Nouveau Monde, la classe commerciale/impérialiste européenne a été contrainte de tenter rapidement des colonisations sans précédent dans l’Ancien Monde. L’occupation française de l’Algérie en 1830 a été le signe avant-coureur du néo-impérialisme européen – l’Europe colonisant l’Europe. (L’Algérie n’est pas l’Europe, mais on parle rarement aujourd’hui du fait que la France et l’Algérie étaient des éléments clés d’une « culture méditerranéenne » beaucoup plus ancienne. Mais je m’égare…) La Révolution américaine n’a pas tenté de renverser la pyramide sociale – elle n’a fait qu’annoncer la poursuite de l’impérialisme, et cela continue aujourd’hui.

La principale révolution économique de la Révolution française n’a pas été la mise à mort du roi et la nationalisation de ses terres, mais a été produite par la nationalisation des terres de l’Église catholique romaine. C’est ainsi qu’est né l’assignat, véritable bitcoin malmené à l’époque : C’était un nouveau type de papier-monnaie, un papier qui représentait la valeur attendue de la vente des terres confisquées par l’Église romaine. Edmund Burke, un Whig, le groupe de commerçants nouveaux riches qui a pris le pouvoir pour mener à bien la révolution anglaise de 1688, est en 2022 universellement considéré comme le père du conservatisme occidental moderne, non seulement parce qu’il s’est prononcé en faveur de la domination d’une élite bourgeoise-aristocratique oligarchique, mais aussi parce qu’il s’est élevé contre cette nouvelle « monnaie papier » qui allait prendre le pouvoir au détriment de la richesse foncière « correcte et bien comme il faut » mais aussi de la richesse des commerçants, tout comme le Bitcoin le menace aujourd’hui.

Pendant la révolution soviétique de 1917, la noblesse s’est effondrée pour ne plus jamais revenir. Puis ce fut le tour des commerçants/bourgeois avec la première révolution soutenue par le peuple. Celle-ci s’est ensuite réapproprié le pouvoir d’expropriation des « bourgeois », que constituaient, en 1917, les différentes classes de richesse soient :  terrienne/monarchique, commerçante/impérialiste ou industrielle/financière. L’une des plus grandes contributions de Marx fut d’expliquer comment ces différentes « classes » de richesse se sont alliées pour contrecarrer les masses françaises, et ainsi de nous faire comprendre le pourquoi de la « guerre des classes ». Je pense cependant qu’il a commis une erreur de ne pas remonter jusqu’en 1492 et d’inclure cette révolution économique dans le commerce/impérialisme. Lénine et ses acolytes, eux, n’ont pas commis cette erreur.

Quant a la révolution chinoise, elle ira plus loin que celle de 1917, en ce sens que les masses rurales se sont retrouvées propulser du bas de la pyramide au sommet. Les ouvriers d’usine et les citadins n’étant plus considérés comme les seuls dépositaires et motivateurs de la redistribution du pouvoir économique et politique, ce fut alors et aussi dans les mains des gens ordinaires ou plutôt du paysan moyen. Pour développer ce point de vue je recommande Dongping Hanou an 8-part series que j’ai écrit en 2019 sur la Révolution culturelle chinoise.

La révolution iranienne de 1979 marque le retour de la classe cléricale au pouvoir, mais dans un contexte complètement différent. Contrairement à 1789, le clergé n’est pas constitué par et pour la noblesse, mais est fermement allié à tous les travailleurs contre les bourgeois et la noblesse, tout en étant totalement conscient du marxisme, du léninisme-stalinisme et du maoïsme.

1999 marque le retour des nobles et des bourgeois, ainsi que d’un nouveau type de clergé. C’est un « empire néolibéral », mais ce n’est qu’une version moderne de ce que les Whigs ont installé en 1688. Les bourgeois et la noblesse/aristocratie/néo-aristocratie (quel que soit le nom que vous préférez leur donner) ont restauré leur domination sur tous les travailleurs, urbains ou ruraux. Sa seule « révolution » est d’instituer une laïcité, fusion d’un christianisme latent et superficiel et d’un fort athéisme, totalement ralliée à la bourgeoisie et à l’élite, contre tous les travailleurs. C’est comme si la Révolution française n’avait jamais eu lieu : l’oligarchie domine. Les Gilets jaunes arrivent alors en 2018 lorsque la « révolution néolibérale » d’Emmanuel Macron frappe le berceau de la modernité politique, la France.

Cette étude des classes résume assez succinctement les 500 dernières années de l’histoire européenne, en mettant l’accent principalement sur l’émergence, l’évolution et les jeux de rôles des différentes classes de la société ainsi que leur incidence politique. Elle réduit à juste titre l’accent traditionnellement mis par les socialistes sur la révolution industrielle, ce qui nous permet d’étendre l’importance de l’impérialisme qui a commencé en 1492 et se poursuit dans les « interventions humanitaires » d’aujourd’hui. Si on y réfléchit bien, les salaires de misère des ouvriers d’usine apportent à l’élite beaucoup de richesses, mais certainement pas autant que la domination impérialiste et la guerre ! Ce n’est pas non plus, l’apparition du chemin de fer, mais l’augmentation de la puissance et de la charge des navires qui a marqué le véritable début de l’expansion commerciale ouest-européen et a surtout favorisé l’avènement de la classe commerçante, ainsi que de leur puissance politique. Afin de souligner à nouveau la puissance de 1492, la richesse et l’influence de l’impérialisme, je citerai en référence : Henri VIII, connu comme le « père de la marine anglaise », qui a marqué son règne en Angleterre de1509-47.

Et pour ceux qui préfèrent les aphorismes : La vie économique de l’humanité peut se résumer très facilement à « l’esclavage : l’esclavage des salariés, l’esclavage des dettes ». La démocratie libérale occidentale est le désir de l’élite à faire perdurer l’esclavage des dettes, tandis que la démocratie socialiste aspire à mettre fin à la fois à l’esclavage et à l’élite qui l’impose.

Ces idées sont évidemment à la fois larges et condensées ; les étoffer avec plus de détails est la raison pour laquelle la première partie d’un livre sur les Gilets jaunes nécessite un aperçu historique qui remonte en avant de 2018.

Gilet jaune : « Nous devons comprendre la misère sociale qui est la raison pour laquelle ce mouvement a été créé. C’est aussi la raison pour laquelle il y a tant de violence sociale. Mais si les marches s’arrêtaient maintenant, ce serait que le mouvement a échoué, et donc ils doivent continuer à marcher. « 

Mais il y a le monde à considérer, et puis il y a la France.

La nécessité d’une nouvelle histoire de gauche de la France qui intègre l’UE et les Gilets jaunes.

 On dit souvent que les Français sont les intellectuels de l’Europe – ils le sont, mais pas en pratique. Il serait plus juste de dire que les Français sont les intellectuels ignorés de l’Europe.

L’Union européenne est sans aucun doute la combinaison du parlementarisme anglais et de l’élitisme fiscal teuton. L’histoire européenne depuis 1789 se définit le plus facilement comme un monarchisme anglo-germanique luttant implacablement contre les avancées politiques, nées en France. Ces trois derniers mots : « nées en France » sont si largement reconnus comme une évidence, qu’il faudrait bien des livres pour renverser cette idée fausse et arrogante de la propriété unique de l’Europe sur la modernité politique. Pour ma part, je n’y consacrerai que ce seul paragraphe, sur la base que les idées de liberté et d’égalité politiques se seraient manifestement répandues du Nouveau Monde à l’Ancien, contrairement à ce que prétendent les Européens. Cette idée d’égalité politique passant d' »ouest en est » à travers l’Atlantique a, tout d’abord, été proposée dans le livre anthropologique de Charles Mann : 1491, et la conclusion du livre appelle à aller plus loin sur ce sujet. La vérité de cette idée s’avère d’autant plus évidente lorsqu’ on réalise à quel point les Européens coloniaux, si habitués au despotisme et à la monarchie absolue, ont dû être bousculés lorsqu’ils sont entrés en contact avec l’égalitarisme florissant des Amérindiens. Nous ne pouvons pas nier ce dernier point, même si les Européens le contesteraient en toute arrogance.

Les concepts d’égalité politique ne sont donc pas nés chez les Européens, mais pourquoi ont-ils germé d’abord dans la partie française de l’Europe ? Il est clair que la géographie a destiné l’Europe occidentale à établir le premier contact de l’Ancien Monde avec le Nouveau Monde, mais pourquoi le concept de « Liberté, égalité, fraternité » n’est-il pas apparu en Angleterre, en Espagne ou aux Pays-Bas ? Encore une question difficile à laquelle je ne consacrerai qu’un seul paragraphe : A mon avis, on accorde beaucoup trop d’importance à l’idée moderne d' »Europe » alors que pour la France, la « culture méditerranéenne » plurimillénaire a manifestement eu une influence plus longue et plus profonde sur les Français. L’histoire de la France est dominée par 2 500 ans de contact avec l’Afrique du Nord, alors que la Scandinavie et les peuples slaves ne sont en comparaison que des amis récents. Dans la « culture méditerranéenne » qui a longtemps prospéré, la France était une grande puissance, mais pas une puissance majeure. Contrairement à la Grèce, à Rome ou à l’Égypte, la France a toujours été au second rang, sans jamais être un chef de file. Par conséquent, elle sait ce que c’est que de se voir refuser en permanence le pouvoir, l’autodétermination, la souveraineté, etc. La France a toujours été un éternel « second » ou « troisième », même au cours des deux derniers siècles d’impérialisme. De manière significative, elle n’a pas été façonnée par le protestantisme, comme dans la culture anglaise et américaine, où prévale cette idée condescendante « d’exceptionnalisme et de mérite naturel d’un peuple, choisi par la grâce divine ». Ainsi, parmi les colonisateurs européens de l’époque, les Français, toujours en arrière-plan avec leur vision catholique de partage universel, auraient été, à mon sens, plus particulièrement sensibles aux idées éclairées d’égalité des Amérindiens. Bien que plus difficile à soutenir, voici le cœur de ma théorie.

Passons maintenant à des points de vue plus communément reconnus. Quelle que soit la raison de l’intellectualisme politique éclairé de la France, et peu importe combien il a été étouffé par les Habsbourg, les Hanovre, les Windsor (avant 1917 : anciennement appelés maison de Saxe-Cobourg et Gotha ), les Bismarck et les Metternich d’Europe, il est un fait que les Français ont été et restent encore aujourd’hui les intellectuels ignorés de l’Europe.

L’Union européenne n’est évidemment pas fondée sur les idéaux de 1789 mais sur les idéaux de ce qu’on appelle le plus souvent aujourd’hui le  » néolibéralisme « . Alors que le néolibéralisme ignore les idéaux de 1789 dans toute l’Europe, il faut savoir que ceux de 1789 sont également ignorés en France aujourd’hui, tout comme le sont ceux des Gilets Jaunes.

Gilet jaune : « Il n’y a plus de démocratie en France. Macron est un roi qui ne nous a rien donné – il n’est pas différent du roi du Maroc ou de l’Arabie saoudite – et c’est pourquoi nous ne pouvons pas nous arrêter avant qu’il ne parte. « 

Dans le livre français La Révolution française n’est pas un mythe, l’historienne française Sophie Wahnich a écrit ceci à propos de l’enseignement public en France de la Révolution française : « Elle a pratiquement disparu des universités ». « Elle attribue cela, sans surprise, à la Mecque du néolibéralisme, l’Université de Chicago. Pendant la couverture culturelle du bicentenaire de la Révolution française, au moment même où le « néolibéralisme » commençait à émerger avec Ronald Reagan et Margaret Thatcher, l’historien français François Furet est apparu comme l’historien le plus en vue des débats du bicentenaire. L’ancien gauchiste aux aspirations révisionnistes, en renonçant au gauchisme au profit de la contestation, a alors été fêté par le grand média capitaliste-impérialiste et est devenu ainsi la référence à suivre de l’époque. Furet en remplaçant l’idée de l’action populaire par celle du grand homme, a jugé la Révolution intrinsèquement totalitaire et antidémocratique et a rejeté l’interprétation marxiste classique ; l’élite française a réduit au silence la fierté du Français moyen à l’égard de la Révolution française et l’a forcé à adopter le point de vue des vainqueurs. En d’autres termes, comme l’a écrit George Orwell, « Pour l’Anglais moyen, la Révolution française ne signifie rien de plus qu’une pyramide de têtes coupées ». Pour de nombreux jeunes étudiants français, c’est malheureusement aussi le cas mais, une chose est sûre, certainement pas pour les Gilets jaunes.

La France, c’est plus que la Révolution française, mais aussi sans aucun doute, le fondement inéluctable de toute politique moderne. Il n’y a que le nihilisme historique qui insisterait sur le fait qu’il n’y a pas lieu de différencier les époques de l’histoire humaine : l’ère de l’homme des cavernes et celle pharaonique, la période féodale et la moderne, etc.

Par conséquent, de la même manière que j’ai divisé l’histoire politico-économique européenne en seulement deux poignées d’événements clés, je propose de rejeter la vision néolibérale et réactionnaire de personnes comme Furet et nous appuyer sur une vision populaire d’inspiration marxiste pour nous aider à mettre à jour succinctement l’histoire de la France depuis 1788 :

1788 : L’autocratie absolue existe sur tout le continent européen, à l’exception de l’oligarchie du Royaume-Uni.

1789 : L’abandon de l’autocratie : les débuts de la démocratie libérale occidentale et de la démocratie socialiste. En 1792 débute la « guerre de l’Europe contre la Révolution française », qui durera 23 ans. Elle est généralement divisée en deux parties : les « guerres révolutionnaires françaises » et les « guerres napoléoniennes », dans un effort de déformer l’histoire.

1794 : L’apogée de Robespierre, la redistribution des richesses, la démocratisation et les droits pour les 99% de la population avec la Constitution de 1793, ce qui n’a jamais appliqué.

1799 : L’élection écrasante de Napoléon Bonaparte, le « révolutionnaire centriste », comme Premier Consul. Il adopte une voie médiane entre le jacobinisme et la monarchie absolue.

1815 : Restauration de la monarchie absolue des Bourbons : un échec politique de la Révolution française après 20 ans de guerres, menées par les monarques pour la renverser.

1830 : Remplacement de la monarchie terrestre de la Maison de Bourbon par la monarchie de la Maison d’Orléans, qui dispose d’une base industrielle et financière. Début de la conquête de l’Algérie, partie intégrante de la « culture méditerranéenne » dont la France fait aussi partie depuis 600 avant Jésus-Christ.

1848 : Révolution à l’échelle européenne résultant de l’adoption des idéaux de 1789 dans les pays germaniques. Elle se termine par un échec total partout sauf en France : La démocratie libérale occidentale commence là, sous la forme de la 2e République française.

1851 : L’échec de la démocratie libérale occidentale provoque l’auto-coup d’État du président Louis-Napoléon Bonaparte, qui sera sanctionné par ce qui était alors le plus grand vote populaire de l’histoire. Lui aussi est un « révolutionnaire centriste » – à la fois contre la première tentative méprisée et inefficace de la démocratie libérale occidentale et contre les monarques absolus qui règnent toujours en Europe.

1871 : Louis-Napoléon Bonaparte est déposé pendant la guerre franco-prussienne de 1871. La Commune de Paris survient alors en réponse au rejet populaire de la monarchie, du bonapartisme et de la démocratie libérale occidentale : la démocratie socialiste commence ici. La collusion des libéraux démocrates occidentaux français et des monarchistes français et germaniques, avec le soutien des monarchistes constitutionnels anglais, lors des quatre mois du siège de Paris, aboutit à la restauration forcée de la démocratie libérale occidentale, sous la forme de la troisième République française : Le « néolibéralisme » commence ici. Pour citer Marx à propos de la Commune de Paris : « La république n’a pas aboli le trône, elle a seulement pris sa place, devenue vacante. « 

 1914 : Début de la « guerre mondiale pour parer au socialisme ».

1936 : La dernière élection législative de la Troisième République voit les gauchistes français remporter une majorité de près de 60 % à la suite de la saignée de la démocratie libérale occidentale, appelée communément Première Guerre mondiale, et de la mauvaise gestion économique qui s’ensuit, plus connue sous le nom de Grande Dépression.

1940 : Début de la « Deuxième guerre mondiale en opposition au socialisme », aussi appelée « Deuxième guerre mondiale ». La majorité de la France est occupée par les nationaux-socialistes germaniques, qui rejettent à la fois la démocratie socialiste et la démocratie libérale occidentale.

1945-75 : L’ère de la social-démocratie commence, largement influencée par la victoire de la démocratie socialiste en Europe de l’Est. À la suite de la deuxième grande saignée et de l’effondrement économique, tous deux causés par l’échec perpétuel de la démocratie libérale occidentale, certaines concessions économiques et politiques sont arrachées aux mains de l’Elite (1% de la population). S’en suit la période, connue des Français comme celle des « 30 glorieuses » en raison de la stabilité économique dont jouissait le Français moyen.

1976-99 : Dans le monde anglophone, le libéralisme est pleinement restauré – les gains de la social-démocratie y ont toujours été peu nombreux. Le libéralisme gagne à nouveau l’élite française, mais les masses françaises luttent pour maintenir les acquis de la social-démocratie. Le rejet populaire français du néolibéralisme et de l’Union européenne se manifeste par des manifestations de masse et des référendums réussis.

2009 : Les « 20 ans dans le désert » du socialisme se terminent, nommés à Cuba : « Période Spéciale en temps de paix ». Le Socialisme aux caractéristiques chinoises explose devant la démocratie libérale occidentale, paralysée par la « Grande Récession », les méthodes et objectifs antidémocratiques de l’Union européenne et de la zone euro, et le bellicisme ruineux des États-Unis.

2010 : Pour la première fois depuis le début de l’après-guerre, l’élite française refuse d’écouter les protestations massives des Français  contre la décision de Bruxelles de relever l’âge de la retraite. La social-démocratie prend fin, remplacée par l' »Empire néolibéral » de l’Union européenne.

2018 : Un an après l’arrivée au pouvoir du  » révolutionnaire néolibéral  » Emmanuel Macron, achevant la reconquête historique du Libéralisme, les Gilets jaunes apparaissent. Une répression massive étripe la crédibilité de la Démocratie libérale occidentale. Peut-on vraiment parler de Victoire finale du libéralisme en France si les Gilets jaunes sont totalement réprimés ?

Gilet jaune : « Nous sommes dans une dictature, et Macron est le dictateur. Cette tyrannie existait déjà en France auparavant, mais Macron a été assez arrogant pour la rendre évidente au monde entier. Notre président est maintenant l’ennemi du peuple français. « 

L’inquiétude est que si les Gilets jaunes échouent, il y aura un autre intervalle de plusieurs décennies – comme entre 1871-1914 ou 1934-1968 ou 1969-2018 – dans lequel la France aura abandonné.

Nous voyons ainsi la raison pour laquelle la deuxième partie de ce livre est nécessaire : Si les Gilets Jaunes échouent, il est probable que le « néolibéralisme », programmé par la démocratie libérale occidentale proche des Elites, prévale entièrement en France comme il l’est déjà en Angleterre ou aux États-Unis. D’où l’importance de comprendre et d’apprécier les Gilets Jaunes !

Les Gilets Jaunes : Les porteurs de flambeau de 1789 sont-ils le dernier espoir de l’Occident contre la restauration complète du libéralisme ?

Alors que certains, comme moi, ne cessent de décrier le « faux gauchisme », qui n’est en fait qu’un centrisme/droitisme qui se fait passer pour du gauchisme, ce serait une erreur grave et inexcusable de ne pas crier eurêka quand le vrai gauchisme se manifeste ; ce qui est le cas avec les Gilets jaunes.

Ce que le bref résumé historique ci-dessus révèle : c’est qu’en raison de la domination des élites étrangères et de la collusion interne des élites françaises, le modèle français des soixante-dix dernières années, une des plus fortes et influentes social-démocraties sur le continent, (y compris le modèle scandinave) a été délibérément démantelé malgré la désapprobation populaire spectaculaire. L’objectif de ce démantèlement « non voulu » de la social-démocratie était avant tout un retour au système « postféodal » de la démocratie libérale occidentale de 1848, celle-ci ayant été détrônée par la démocratie socialiste en 1871.

Pour rephraser Marx dans le contexte de 2022 : un trône d’autocratie existe toujours, même dans les républiques constitutionnelles occidentales comme la France – ce n’est pas le peuple qui y siège, mais une oligarchie.

Gilet jaune : « Il faut insuffler au peuple français une soif de démocratie qui ne doit jamais être assouvie. C’est le seul moyen de se libérer de l’oligarchie qui nous gouverne. Le masque de la démocratie factice de la France est tombé, il faut maintenant faire ce qu’il faut pour installer la démocratie directe. « 

Les Gilets jaunes peuvent ou non être des révolutionnaires pour la démocratie socialiste, mais ils se battent – sans aucun doute – pour maintenir les concessions durement gagnées de l’après-guerre que les libéraux démocrates occidentaux ont été contraints de céder temporairement.

Appelez cette restauration « néolibéralisme » si vous insistez, mais une rose putréfiée sera toujours nauséabonde avec une démocratie libérale occidentale qui vise avant tout à ramasser l’argent monarchique (foncier), commercial (capitaliste-impérialiste) et bourgeois (financier-industriel) avec l’intention de mettre l’État non pas au service du peuple, mais à celui de son élite économique. Afin de maintenir leur suprématie, ces derniers sont d’ailleurs constamment engagés dans une guerre de classe, dans le but de ne faire aucune concession aux redistributions politiques et économiques, défendues par la Social-Démocratie.

L’analyse ci-dessus explique précisément pourquoi l’oppression des Gilets Jaunes prend une ampleur jamais vue en France depuis près d’un siècle : Les guerres impérialistes en Afghanistan, en Irak, au Mali, en Syrie et ailleurs, qui faisaient toutes rage en 2018, étaient loin d’être aussi importantes pour la classe dirigeante française que l’écrasement de la rébellion des Gilets jaunes, qui menaçait la victoire du « néolibéralisme » sur les idées sociales-démocrates et socialistes-démocrates. Une telle victoire entraînerait une redistribution des richesses et du pouvoir qui dépasserait de loin la perte de l’uranium africain bon marché, des ventes d’armes au Moyen-Orient ou dans le Tiers monde. Ne pensez-vous pas que Marx s’accorderait à reconnaitre que pour les élites françaises et occidentales, l’oppression des Gilets Jaunes, qui menacent l’ensemble de « l’ordre bourgeois » de la 5ème République, est une bien plus grande priorité que la lutte contre les rébellions Touaregs pour récupérer la partie nord sableuse du Mali, les Baathistes vieillissants d’Assad ou le contrôle par les Talibans de l’un des pays les plus pauvres du monde ?

Gilet jaune : « Il y a eu une répression énorme jamais vue en France. Même en 1968, ce n’était pas aussi grave que cela. Mais c’est la politique choisie par le président pour casser le mouvement. Nous allons continuer à improviser de nouvelles solutions pour gagner nos revendications. « 

Il y a une raison pour laquelle leur succès a été si étonnant et si menaçant : Les Gilets jaunes ont obtenu un taux d’approbation de 75 % de la part des Français, malgré la massive propagande de guerre, engagée à leur encontre de la part de la police, des médias et de l’État, et surtout le rejet généralisé de tous les acteurs politiques (syndicats, médias, partis politiques, personnalités politiques, chefs religieux, etc.) Ils ont réussi miraculeusement à réunir une population française qu’il semblait impossible d’unir face à leur seul adversaire : un « Bloc Bourgeois » (20% et +), dirigé par Emmanuel Macron, l’héritage direct de la monarchie absolue, de la richesse industrielle-financière-impérialiste et de l’élitisme aristocratique/oligarchique.

De novembre 2018 à juin 2019, la France était, sans aucun doute, dans une situation pré-révolutionnaire, dans laquelle la population rejetait en masse le style de gouvernance et l’élite gouvernante. Seule une grande bagarre nationale tous les samedis entre les manifestants et les voyous armés de l’oligarchie, destinée à effrayer une populace au départ apathique l’a ramenée à l’apathie. Aucun pays impérialiste occidental n’avait exposé son propre peuple a autant de brutalités policières, de confinements, d’agressions, d’arrestations préventives, de campagnes de dénigrement ou de nouvelles lois visant à restreindre la liberté d’expression …  Tout ce qu’ont dû encaisser les Gilets jaunes pendant cette période, et ceci, bien sûr, dans l’unique but d’intimider et de dissuader les citoyens français à exprimer publiquement leur mécontentement à l’égard de l’administration publique.

Le « spectre » de la rébellion des Gilets jaunes est ainsi devenu synonyme du « spectre » de la Révolution française et du « spectre » du socialisme – c’est-à-dire un parti pris anglophone et teuton contre tout changement en Europe par rapport à ce qui est la plus simple amélioration de la monarchie absolue : le monarchisme/présidentialisme parlementaire.

Ce livre replace les Gilets jaunes dans ce contexte historique : oui, nous pouvons comprendre ces tendances politiques, économiques et sociales ; oui, nous pouvons comprendre notre propre histoire – celle du peuple. Oui nous nous souviendrons d’hier. Oui nous savons que les Gilets Jaunes seront là ce samedi.

Au cœur du réformisme progressif qui sous-tend la démocratie libérale occidentale se trouve l’insistance que nous devons attendre l’égalité. Pourquoi ? Pourquoi devrions-nous attendre la jouissance des droits politiques et des politiques sociales et économiques qui favorisent l’égalité ? Pourquoi devrions-nous écouter les ordres émis par ceux qui ont la plus grande part du gâteau à perdre et leurs courtisans ?

Les Gilets jaunes ne sont pas les premiers à poser ces questions, mais ils les ont posées avec le plus d’insistance et de courage que partout en Occident, et certainement en France, depuis près d’un siècle. Rien que pour cela, lisez ce livre.

En 2022, deux choses sont sûres :

  • Les monarques absolus théocratiques d’Europe, qui étaient véritablement les premiers « mondialistes » et leur idéologie d’autocratie et d’élitisme ont été subsumés par la démocratie libérale occidentale, qui ne s’y est pas opposée.
  • Malgré toute la répression, les mutilations, les peines de prison, les procès, la diffamation, le retour de l’apathie et du climat général de peur, aux innombrables ronds-points et manifestations du samedi, les Gilets jaunes font essentiellement ce que Lénine a dit que la dictature des classes ouvrières devrait faire : « Apprendre à chaque cuisinier à gouverner l’État ». « Ils parlent de politique, et ils sont de plus en plus prêts.

Les victoires des Gilets jaunes sont réelles et doivent être comprises, car elles constituent une réponse potentiellement internationale au problème historique de la progression vers la démocratie socialiste, l’égalité et la paix. Certes, comme le montre la liste de mes chapitres, ils ont aboli les totems démocrates libéraux occidentaux, anciens et récents.

Nous disposons maintenant d’un aperçu historique nécessaire pour commencer à discuter de la France moderne. Commençons à rompre avec la mainmise archi-conservatrice de la démocratie libérale occidentale dans le prochain chapitre : La réaction sans fin de Burke : 1789 & la fin du féodalisme crée le conservatisme moderne.

Les précommandes du livre électronique en français peuvent être effectuées ici.

Ramin Mazaheri est le correspondant chef à Paris pour PressTV et vit en France depuis 2009. Il a été journaliste dans un quotidien américain et a effectué des reportages en Iran, à Cuba, en Égypte, en Tunisie, en Corée du Sud et ailleurs. Il est l’auteur de « Socialism’s Ignored Success : Iranian Islamic Socialism » ainsi que de « I’ll Ruin Everything You Are : Ending Western Propaganda on Red China », qui est également disponible en chinois simplifié et traditionnel.

   Envoyer l'article en PDF