Forcer le choix : De quel côté de l’histoire êtes-vous ?


La Russie et la Chine font une démonstration de force pour contraindre à un retrait dans le périmètre de l’hégémonie américaine.


Par Alastair Crooke – Le 6 mars 2022 – Source Al Mayadeen

Il est de plus en plus évident que l’Occident n’a pas eu de stratégie diplomatique pour faire face à la crise ukrainienne, au-delà de l’hystérie provoquée par les opérations psychologiques. Les dirigeants occidentaux n’ont pas apprécié assez tôt le point d’inflexion géostratégique plus large provoqué par la déclaration de Pékin de Poutine-Xi, ni la détermination avec laquelle elle serait mise en œuvre. Au contraire, l’Europe a suivi le réflexe habituel du merkelisme (du nom de l’ancienne chancelière allemande), qui consiste à éviter de prendre des décisions difficiles, à masquer les schismes stratégiques avec un peu d’argent liquide, à ajouter beaucoup d’édulcorants avant de botter en touche.

En conséquence, cette crise a provoqué l’effondrement de l’ordre occidental fondé sur des règles. En fait, il n’y a pas eu de véritable négociation, et il n’y en aura pas. Poutine a été cloué au pilori et est devenu “un Hitler” qu’il faut arrêter à tout prix (ce qui implique une action militaire ainsi que des sanctions). L’ordre unipolaire des règles occidentales a été rompu le 21 février, et deux sphères mondiales vont se déchirer jusqu’à ce que la douleur devienne insupportable. L’Europe, plus que partout ailleurs, est confrontée à une perspective désastreuse qui l’entravera économiquement et socialement pendant une décennie, au fur et à mesure qu’elle perdra la guerre des sanctions.

Si l’Europe opte pour cette diabolisation à grande échelle de Poutine et de la Russie (reflétant peut-être une profonde anxiété), le reste du monde sera mis à l’épreuve par le biais d’un ultimatum armé.

Cela a déjà commencé au Moyen-Orient : les responsables américains demandent des comptes sur toutes les transactions et importations liées à la Russie. Ils veulent que les achats, qu’il s’agisse de denrées alimentaires ou de marchandises, soient complètement arrêtés. Ce n’est toutefois qu’un début.

L’ancien président russe Dmitri Medvedev, en s’attaquant aux sanctions occidentales contre la Russie, a appelé Moscou à répondre de manière symétrique et a déclaré que les sanctions pourraient “devenir une bonne raison de reconsidérer enfin toutes les relations avec les pays qui les imposent” , y compris une discussion sur la “stabilité stratégique” . “Nous n’avons pas vraiment besoin de relations diplomatiques” , a-t-il écrit. “Il est temps de mettre des cadenas sur les ambassades” .

Alors, est-ce que c’est à cela que ressemblera le nouvel ordre mondial émergent : d’un côté, l’Europe et les États-Unis demandant aux États du Moyen-Orient d’imposer des sanctions à la Russie, et de l’autre, Moscou surveillant rigoureusement ceux qui le font ?

Certains États seront plus touchés, d’autres moins, mais de manière différente. La Russie et la Chine font une démonstration de puissance pour forcer un repli dans les limites de l’hégémonie américaine. Le pouvoir est une question de perception – il s’agit de jeter un sort aux gens. Les gens s’en remettent à l’autorité. Vous l’avez ; jusqu’à ce que (soudainement) vous ne l’ayez plus. Quand le charme est rompu, l’empereur se tient nu. Au moment où la Chine et la Russie parviendront à déployer leur puissance de manière efficace, elles seront le nouveau “sort” . La nouvelle “emprise” (en anglais, thrall, terme de W.B. Yates).

L’Iran et la Syrie considéreront attentivement la situation. Et tous les États observeront où le “pouvoir” s’arrêtera finalement. Nous n’en sommes qu’aux prémices. L’Occident fait sans aucun doute beaucoup de bruit, mais comment interpréter l’extrême colère de l’Occident ? Simplement : en fin de compte, il y a la réalité. Et cette réalité – c’est-à-dire ce que l’Occident peut y faire – est tout ce qui compte.

C’est-à-dire… peu de choses.

Ainsi, d’un côté, l’Iran peut voir que Biden aimerait voir plus de pétrole brut sur le marché et voir son prix chuter (le prix de l’essence aux États-Unis est un indicateur crucial avant les élections américaines). Les négociateurs iraniens doivent savoir que le moment ne pourrait guère être plus propice pour demander à Biden le maximum de concessions sur les sanctions.

Mais il y a aussi la question de la montée et du déclin du Pouvoir et de l’Autorité. Un accord avec l’Iran sera présenté par la “machine” occidentale comme la preuve de l’isolement de Poutine et de la désapprobation des actions qu’il a menées en Ukraine, de son abandon par l’Iran qui choisit de rester dans l’ordre économique occidental, confirmant ainsi son Pouvoir continu.

Bien sûr, ce serait totalement faux. Un mensonge. L’Iran soutient les actions de la Russie en Ukraine. Pourtant, on présentera le contraire ; c’est aussi la “réalité” d’aujourd’hui (malheureusement). Bien sûr, l’Iran a rassuré Moscou à plusieurs reprises, mais soyez sûrs que les Russes regarderont d’un très mauvais œil un allié qui passe un accord avec un ennemi (même si cet accord peut rendre leur allié plus fort). C’est dans la nature humaine de ne pas apprécier qu’un ami s’acoquine avec un ennemi.

Cela laisse “Israël” avec un double paradoxe : qu’espèrent-ils ? Une Russie plus forte, et un Iran qui évite l’accord de Biden (avec l’Iran à la remorque de la Russie, pour ainsi dire), ou une “Russie plus faible” , mais avec un Iran rendu plus fort par Biden qui lui accorde un accord très généreux ? L’Iran pourrait tenter les deux, bien sûr !

Et le deuxième paradoxe du “nouvel ordre mondial d’Israël” ? Eh bien, comment gérer l’embarrassante division entre le fait d’avoir un pied à Moscou (pour des raisons liées à la Syrie) et celui d’apparaître comme un membre à part entière du camp Biden.

“Israël” rencontre ici une véritable difficulté. La sympathie du public va aux Ukrainiens. Deux mille cinq cents Juifs ukrainiens tentent d’émigrer en “Israël” . Le président Zelensky est juif, et de nombreux Israéliens considèrent que l’Ukraine est profondément liée aux Juifs ; à la fois en bien et en mal (le premier massacre allemand documenté en 1941 a été celui des Juifs de Kiev : 33 771 ont été tués en un jour).

Soutenir l’Ukraine aligne “Israël” avec l’administration Biden ; mais même cela est problématique car des rapports révèlent que la CIA (depuis 2015) gère un camp d’entraînement pour les néo-nazis en Ukraine, dans le but de faire pression sur la Russie. “L’Ukraine a vraiment un problème avec l’extrême droite, et ce n’est pas une fiction de la propagande du Kremlin. Et il est grand temps d’en parler” , a expliqué le journaliste et expert de l’extrême droite ukrainienne, Michael Colborne, qui a écrit un livre sur le mouvement Azov.

Pour gérer ces “divisions” gênantes, “Israël” a rejeté la demande des États-Unis de se joindre aux auteurs de la résolution du Conseil de sécurité des Nations unies condamnant la Russie ; et bien qu’“Israël” ait publiquement exprimé son soutien à l’Ukraine et que le ministre des affaires étrangères Yair Lapid ait officiellement condamné la Russie pour l’attaque, “Israël” a essayé de tenir une position vague à l’égard de Moscou.

Là encore, il n’est pas facile de chercher à paraître neutre. En fin de compte, “Israël” a été contraint de prendre une décision. Le résultat est qu’ “Israël” est maintenant au premier rang du camp Biden, et cela pourrait être nettement inconfortable, voire douloureux. Il y a un mois, des avions russes et syriens ont patrouillé conjointement sur le plateau du Golan, près de la frontière avec “Israël” , dans le cadre d’une opération de routine, selon la Russie. En effet, dès qu’“Israël” a publié une déclaration de soutien à l’Ukraine, la Russie a déclaré qu’elle ne reconnaissait pas “la souveraineté israélienne sur le plateau du Golan qui est une partie inséparable de la Syrie” .

Cette histoire risque de se poursuivre : “Forcé de décider” ; de quel côté de l’histoire vous situez-vous ?

Alastair Crooke

Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker Francophone

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