Les seigneurs de la guerre de l’empire bureaucratique washingtonien marchent au rythme de leurs propres tambours
Par Wayne Madsen – le 19 septembre 2016 – Source Strategic-Culture
Jamais depuis l’époque de l’Empire romain les seigneurs de guerre régionaux n’ont déployé autant d’autorité pour élaborer leur propre politique militaire et diplomatique en dehors du gouvernement central. Les États-Unis appellent leurs chefs de guerre des «commandants combattants» et le titre n’est pas trompeur.
Ces commandants combattants sont toujours à la recherche de nouvelles guerres et conflits, qui sont tous dans leurs intérêts personnels et dans ceux des échelons supérieurs de l’armée, mais certainement pas dans l’intérêt général du peuple américain.
Les commandants combattants américains règnent sur leurs propres fiefs virtuels, que le Pentagone appelle «zones de responsabilité» ou «Area of Responsability : AOR». Les chefs de guerre de l’Empire romain étaient appelés proconsuls, ils étaient nommés pour gouverner les territoires nouvellement conquis. Ces AOR romains, connus sous le nom de proconsuls impériaux, différaient peu des AOR américains modernes. Cependant, les proconsuls romains étaient beaucoup plus responsables devant les empereurs romains que les commandants combattants américains ne le sont actuellement devant le président des États-Unis.
Le complexe américain du renseignement militaire a divisé le monde en AOR sur lesquels les commandants combattants exercent leur autorité sur de plus en plus de domaines, économique, militaire, politique, diplomatique relevant des États-Unis. Ces commandements – U.S. Central Command, Pacific Command, European Command, Southern Command, Northern Command, and Africa Command – s’impliquent aussi dans les activités militaires et politiques des nations au sein de leurs AOR, qui sont soit alliés avec les États-Unis ou qui dépendent des arrangements de sécurité. Commodément, le chef de l’US European Command peut également servir de commandant suprême allié en Europe, chef militaire de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN). En effet, l’OTAN fait partie intégrante de l’hégémonie militaire des États-Unis.
Au troisième siècle après J.-C., divers gouverneurs romains ont pris les armes les uns contre les autres, en lice pour la direction de l’Empire romain en cours d’effondrement. Aujourd’hui, le même phénomène a lieu parmi les chefs de guerre de l’Amérique qui tentent d’étendre leurs AOR aux dépens de leurs rivaux.
L’un des chefs de guerre les plus agressifs de l’Amérique est le chef du Commandement américain du Pacifique, ou PACOM, l’amiral Harry Harris. Alors qu’il est à l’avant-garde du «pivot vers l’Asie» d’Obama − mal conçu et militairement dangereux − Harris est récemment apparu en train d’étendre son AOR à la zone déjà revendiquée par le Commandement central des États-Unis, ou CENTCOM. Pendant que le chef du CENTCOM, le général Joseph Votel, était occupé à affronter militairement l’Iran dans le golfe Persique, Harris, dans un discours à San Diego [Californie], a parlé de son AOR englobant la région «Inde-Asie-Pacifique», une indication claire que Harris est en pleine expansion de son gouvernorat militaire vers l’océan Indien et l’Asie du Sud.
Harris a récemment utilisé le terme «Inde-Asie-Pacifique» pour décrire son «bol de riz» militaire devant des membres du complexe militaro-industriel appelé le Conseil consultatif militaire de San Diego. Comme un général romain dictatorial, Harris a mis en garde le président Philippin Rodrigo Duterte et son gouvernement de ne pas continuer leurs diatribes anti-américaines. Duterte s’est rebellé contre la volonté de Harris en adoptant une politique de conciliation envers la Chine dans le différend maritime de la mer de Chine du Sud et en exigeant que les États-Unis retirent leurs troupes de Forces spéciales du sud des Philippines. Duterte est originaire de l’île méridionale de Mindanao.
Enrageant encore plus Harris, le ministre des Affaires étrangères philippin, Perfecto Yasay a déclaré que son pays ne serait plus considéré comme le «petit frère bronzé» de l’Amérique. La tradition de l’US Navy, version Harris, veut qu’autrefois les stewards philippins prenaient en charge tous les caprices des officiers de marine américains, de la cuisine de leurs repas à l’astiquage de leurs chaussures, du nettoyage de leurs toilettes au repassage de leurs uniformes. L’attitude paternaliste envers les Philippines des officiers tels que Harris n’a jamais vraiment disparu.
Harris fait savoir au groupe militariste de San Diego que sa patience envers Duterte a des limites et il a adressé au président des Philippines un avertissement sévère : «Nous avons été alliés aux Philippines depuis longtemps. Nous avons versé notre sang avec eux […] Nous avons combattu côte à côte pendant la Seconde Guerre mondiale. Je considère que notre alliance avec les Philippines est blindée.»
En d’autres termes, Harris a jeté le gant et fait savoir à Duterte que le Commandement du Pacifique des États-Unis ne tolérerait aucun mouvement des Philippines vers la neutralité ou vers une politique pro-chinoise. Ce qui rend la déclaration de Harris alarmante est qu’il a toujours été du ressort des présidents et des secrétaires d’État américains d’effectuer des démarches auprès des dirigeants étrangers. Sous Obama, cette autorité est maintenant tombée aux mains des proconsuls et c’est un autre signe que le Pentagone et ses plus hauts échelons se sont emparés de la diplomatie américaine.
L’extension par Harris de ses intérêts militaires en Asie du Sud signifie que son AOR et celle de CENTCOM maintiennent désormais le même «ligne de contrôle» militarisée dans la zone contestée du Cachemire que celle des militaires rivaux de l’Inde et du Pakistan. La région de Gilgit-Baltistan, dans le nord du Pakistan et du Ladakh au Cachemire revendiquent des liens culturels et historiques avec les royaumes bouddhistes de l’Himalaya et aimeraient suivre leur propre voie. Mais ils sont assis à cheval sur la frontière PACOM-CENTCOM. Peut-être que Harris et Votel vont jouer au poker au club des officiers de Fort Myer, près du Pentagone, pour décider qui aura autorité sur ces territoires sécessionnistes.
À l’instar des gouverneurs romains rivaux, Harris et Votel sont en lice pour l’influence dans les mêmes régions. Contrairement à deux généraux jouant un jeu vidéo militaire, Votel avec son client pakistanais et Harris avec son client indien sont des concurrents nucléaires dans une région dangereuse. Toute escarmouche classique le long de la ligne de contrôle qui sépare les forces indiennes et pakistanaises au Cachemire ou le long de leur frontière nationale menace d’accélérer rapidement vers un conflit nucléaire régional, qui pourrait plonger les États-Unis dans une guerre.
Harris déplace également son théâtre Inde-Asie-Pacifique plus près du territoire sous contrôle du CENTCOM en élargissant les manœuvres PACOM dans l’océan Indien. Récemment, le PACOM a tenu des exercices avec les forces militaires sri-lankaises dans la région rétive de Tamil au nord du Sri Lanka, et il milite pour les mêmes droits à la parité navale dont jouit maintenant l’Inde – le protocole d’accord d’échange logistique (Lemoa) – à la fois avec le Sri Lanka et les Maldives.
Harris envisage une coalition navale alliée à quatre, constituée par les marines américaine, australienne, indienne et japonaise, pour confronter la Chine dans le Pacifique et l’océan Indien. La marine japonaise a récemment rejoint la marine américaine pour des exercices en mer de Chine du Sud destinés à envoyer un avertissement à la Chine. Cependant, de nombreux pays de la mer de Chine méridionale se souviennent encore que c’est le Japon et sa grande Sphère de co-prospérité en Asie orientale qui les a soumis pendant la Seconde Guerre mondiale.
Ces pays et la Chine ont subi le même sort à la suite de l’agression militaire japonaise. Harris et ses acolytes militaires à Pearl Harbor et à San Diego semblent oublier les leçons de la Seconde Guerre mondiale et comment l’agression japonaise a uni les peuples du Sud-Est et de l’Est de l’Asie contre un ennemi japonais impérial commun. Pour ces amateurs en histoire militaire de l’Asie, c’est comme si l’attaque japonaise du 7 décembre 1941 à Pearl Harbor avait eu lieu dans un univers parallèle.
Alors que le PACOM se déplace vers l’ouest dans l’océan Indien et que le CENTCOM tourne les yeux vers l’est, il y aura finalement une rivalité intra-militaire pour savoir quel gouvernorat gère l’expansion de la présence navale chinoise à Djibouti et dans la Corne de l’Afrique et quel gouvernorat aura le contrôle des bases militaires US envisagées sur l’île stratégique yéménite de Socotra dans le golfe d’Aden, et quelle juridiction militaire supervisera l’archipel des Chagos dans la chaîne des Maldives du sud, contrôlée par la Grande-Bretagne, mais revendiquée par l’île Maurice, une partie de l’AOR de commandement pour l’Afrique.
Une question englobe toutes les autres. Les généraux et amiraux américains n’ont aucun droit en vertu des lois des États-Unis ou du droit international à diviser le monde en terrains de jeux personnels. Soit les commandants combattants devraient devenir des serviteurs obscurs de l’histoire, comme leurs ancêtres romains, soit les principes de base du droit international devraient être officiellement mis au rebut sous l’Imperium Americana.
Wayne Madsen
Traduit et édité par jj, relu par Cat pour le Saker Francophone
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