Par Salah Lamrani (Sayed Hasan) – Le 28 décembre 2015 – Source sayed7asan
«C’est le terrorisme qui menace les libertés aujourd’hui. Ce n’est pas l’état d’urgence. Je le répète : l’état d’urgence ne signifie pas l’abandon de l’État de droit. Nous combattons le terrorisme, et nous le vaincrons, avec les armes de la République, de la démocratie, avec la force de nos valeurs, de nos principes républicains et de nos principes de droit.» Ainsi s’exprimait le ministre-bonimenteur Bernard Cazeneuve le 2 décembre 2015 avant d’annoncer les résultats des mesures exceptionnelles permises par l’état d’urgence, en se gardant bien de préciser, pour les quelques 10% de perquisitions qui auraient débouché sur des saisies, arrestations et/ou actions en justice, combien d’entre elles étaient effectivement liées au terrorisme.
Il a été révélé depuis que la quasi-totalité des saisies et inculpations concernaient des délits et crimes tout autres que la planification d’actes de terreur et/ou l’islamisme radical – trafic de stupéfiants, banditisme, etc. – et, à ce jour, malgré les milliers de domiciles saccagés, les lieux de culte profanés et surtout toutes les vies innocentes traumatisées, aucun terroriste n’a été arrêté, aucune cellule n’a été démantelée. Un échec retentissant en somme, du moins si l’on considère qu’il s’agit bien, avant tout, de lutte contre le terrorisme, ce qui demande tout de même une forte dose de crédulité.
En 1990, dans son roman Le Bouclage, Vladimir Volkoff décrivait déjà de telles méthodes : imposer à tout un quartier sensible un état de siège, interner et ficher sa population et y perquisitionner tous les domiciles de fond en comble, au prétexte d’un attentat terroriste imminent qui sera héroïquement déjoué par l’élimination d’une organisation criminelle qui était sous étroite surveillance de longue date, mais dont la localisation et la neutralisation constitueront rétroactivement le prétexte officiel à toute l’opération. Ce qui permettra d’incarcérer quelques délinquants jusque là insaisissables par les voies légales, et surtout d’intimer à l’ensemble de la population la vénération requise pour la Nation, l’ordre et la sécurité. Une machination ignoble dont l’auteur, anticommuniste et islamophobe viscéral, thuriféraire de l’impérialisme américain, partisan à demi-mot de la torture, ouvertement monarchiste, se faisait du reste le prosélyte. Mais notre gouvernement actuel a manifestement vu plus large et étendu ses mesures de Gestapo à l’ensemble du territoire, en plus de les avoir établies pour une durée absolument insensée – et indéfiniment reconductible.
La lutte contre le terrorisme de Daech, auquel notre pays s’est ouvertement allié en Syrie et avant cela en Libye, n’est manifestement qu’un prétexte pour restreindre les libertés et intimer la terreur à la population, faire taire toute voix dissidente, toute revendication politique ou sociale. Et bien sûr, les musulmans et descendants d’immigrés dans leur ensemble sont une cible privilégiée, que ce soit afin de briser ce qui reste en eux de culture étrangère ou de courtiser les électeurs du Front national. D’autant plus que pour créer une Union Sacrée, un ennemi commun peut faire office de projet politique, et plus les actes et mesures seront spectaculaires, moins il sera aisé à la masse de réfléchir et de pondérer. Toutes ces mesures constituent évidemment une nouvelle tentative du gouvernement le plus discrédité de l’histoire de la République de redorer son blason, légitimement et irrémédiablement terni, mais à travers laquelle on peut percevoir – et c’est là le seul élément qui peut nous rassurer – les spasmes convulsifs d’une agonie qui s’annonce dévastatrice.
La prétendue lutte contre le terrorisme est de toute évidence une effroyable imposture, éminemment absurde de surcroît, tant du point de vue de ses postulats et principes – qui peut croire que toutes ces mesures puissent dissuader ou même entraver en quoi que ce soit l’action de terroristes aguerris et déterminés à mourir l’arme au poing – que de ses résultats. Mais quand bien même elle aurait eu une quelconque efficacité et contribué ponctuellement à protéger la vie de citoyens (au sens purement quantitatif, car on conçoit mal une vie saine après la violence inouïe d’une perquisition, ou même dans la crainte de celle-ci, puisqu’elle cible surtout des familles musulmanes innocentes, des activistes politiques et syndicaux, etc. ; rappelons que Winston Churchill déclarait que «dans une démocratie, seul un livreur de lait peut frapper à la porte avant l’aube»), il serait du devoir de toute personne attachée aux valeurs républicaines d’en dénoncer l’arbitraire et de les combattre.
Si terrible soit-elle, la perspective d’un attentat terroriste reste celle d’un acte criminel perpétré par des particuliers, des forcenés, des fanatiques, qui détruisent effectivement des vies humaines de manière atroce, mais constituent une violence qui garde le statut d’accident au sein d’une société – par opposition à une dérive structurelle. De tels actes ne sont pas commis par des représentants de l’État, par la force publique, et sont à ce titre assimilables à des actes de grand banditisme, avec leur lot de victimes innocentes, certes collatérales, ce qui ne change pas fondamentalement les choses. Le terrorisme ou le banditisme sont le fait d’individus qui se placent au-delà de toute légalité et peuvent attenter à la vie de tout citoyen, mais en aucun cas menacer la société dans son ensemble ou dans ses fondements : bien que les criminels s’en affranchissent de fait et le bafouent, le droit n’en subsiste pas moins pour le reste des citoyens et l’ensemble de la société. Mais lorsque l’appareil étatique, qui, selon la fameuse définition de Max Weber, détient «le monopole de la violence légitime», abolit lui-même l’État de droit et se rend coupable de telles atteintes aux personnes, quels qu’en soient la raison ou plutôt le prétexte, donnant à la violence arbitraire et illégitime force de loi, ce sont les fondements même de la société démocratique qui sont mis à mal. L’État, qui n’a été constitué que pour garantir la liberté, la sécurité et le bien-être des citoyens (et selon la tradition philosophique occidentale, la liberté en est le but suprême), devient l’instance même qui piétine les droits élémentaires de l’ensemble des citoyens, sans aucune résistance possible, sans aucune voie de recours, ce qui doit être considéré comme bien plus grave, bien plus dangereux que le 13 novembre, le 7 janvier ou même le 11 septembre. Quoi qu’en dise M. Cazeneuve, si le terrorisme peut effectivement menacer nos vies, seul l’État peut constituer une véritable menace pour nos libertés.
La maxime qui guide l’action du gouvernement, et qui semble, tacitement ou explicitement, approuvée par l’ensemble de la classe politique, des médias, et une bonne partie de la population, est celle-ci : le bien le plus précieux de l’homme n’est pas la liberté, mais la sécurité, et il serait tout à fait naturel et sain de sacrifier quelques libertés pour plus de sécurité. Conception qui constitue très précisément un certificat de décès pour les valeurs républicaines, et qui pourrait même nous amener à nous demander, en faisant abstraction du caractère extrêmement marginal de la Résistance française, s’il valait la peine de lutter contre l’Occupation nazie. Comme le déclarait Benjamin Franklin, l’un des pères fondateurs des États-Unis: «Ceux qui sont prêts à renoncer à des libertés essentielles pour obtenir temporairement un peu de sécurité ne méritent ni la liberté, ni la sécurité, [et finissent par perdre les deux].» Et comme nous l’avons vu, si les violations des libertés permises par l’état d’urgence sont flagrantes et infâmes, confinant au totalitarisme, les gains temporaires en fait de sécurité sont au mieux infimes, et, au pire et en toute probabilité, négatifs, le fait de cibler toute une catégorie de citoyens ne pouvant que nourrir les tensions, diviser davantage la société et donner plus de crédit aux discours et actions extrémistes, et donc favoriser le recrutement de Daech et autres organisations violentes.
La surenchère sécuritaire, le déni de droit et les mesures d’exception qui pèsent sur l’ensemble des citoyens ne sauraient faire reculer la violence et l’extrémisme, bien au contraire : de telles mesures les attisent et, tout en prétendant en constituer le remède, elles en font insidieusement notre quotidien. Ce sont là des vérités élémentaires, bien qu’elles soient étouffées par le matraquage politique et médiatique ambiant. Goebbels lui-même le théorisait : «Si vous proclamez un mensonge énorme et le martelez sans cesse, les gens finiront par y croire.» Et il ajoutait : «Le mensonge peut être maintenu seulement tant que l’État peut dissimuler les conséquences politiques, économiques et/ou militaires du mensonge. Il devient donc d’une importance vitale pour l’État de faire usage de tous ses pouvoirs pour réprimer toute dissidence, car la vérité est l’ennemi mortel du mensonge et donc, par extension, la vérité est le plus grand ennemi de l’État.» Notre gouvernement semble avoir bien compris cela, car il envisage des mesures qui feraient de la France un État policier n’ayant rien à envier aux dictatures, en muselant la liberté d’expression et d’information, en s’attaquant à la vie privée, et en inscrivant l’état d’urgence dans la Constitution, afin de contrôler durablement et totalement l’ensemble de la population – sans même parler de la déchéance de nationalité, qui bafoue l’idée même d’égalité des droits et de justice. George Orwell, nous voilà.
Face à cette violence implacable de l’État, que pouvons-nous, sinon faire usage des libertés qui nous restent ? Ne pas y céder en principe, et, en acte, la dénoncer autant que possible. Manifester notre solidarité à toutes les victimes de ces mesures inadmissibles et indignes, ce qui est un devoir civique et d’humanité. Ne jamais (plus) se compromettre en votant pour des individus ou groupes qui ont voté pour ces mesures liberticides, afin que du moins, ils ne puissent prétendre agir en notre nom.
En dernière instance, rappelons ce propos d’Henry David Thoreau, théoricien de la désobéissance civile : «Sous un gouvernement qui peut emprisonner injustement n’importe quel citoyen, la seule place d’un homme juste est en prison.»
Salah Lamrani
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