Apparemment, rien n’arrêtera le dirigeant turc dans ses tentatives pour centraliser le pouvoir et toutes les tentatives qui ont échoué le rendent encore plus désespéré.
Par Conn Hallina – Le 5 avril 2017 – Source Foreign Policy in Focus
À première vue, la volonté de Recep Tayyip Erdogan de créer une présidence exécutive avec un pouvoir presque illimité grâce à un référendum national ressemble à un coup facile.
L’homme n’a pas perdu d’élection depuis 1994, il a pipé les dés et tout mis de son côté pour le vote du 15 avril [gagné d’une courte tête, NdT]. Utilisant le coup d’État de l’été dernier comme rempart, il a déclaré l’état d’urgence, a licencié 130 000 employés du gouvernement, a emprisonné 45 000 personnes, y compris des parlementaires de l’opposition, et a fait fermer 176 médias. Le Parti populaire républicain, un parti d’opposition, déclare qu’il est harcelé par les menaces de mort des partisans du référendum et les arrestations par la police.
Parallèlement, il a délibérément provoqué des conflits avec l’Allemagne, l’Autriche et les Pays-Bas, pour aider à soulever une tornade de nationalisme, et il accuse ses adversaires d’« agir de concert avec des terroristes ». Selahattin Demirtas, député et coprésident du Parti démocrate populaire dominé par les Kurdes, la troisième plus grande formation politique en Turquie, est en état d’arrestation et fait face à 143 ans de prison. Plus de 70 maires kurdes sont derrière les barreaux.
Alors, pourquoi Erdogan est-il si nerveux ? Parce qu’il a des raisons de l’être.
Un mastodonte aux pieds d’argile
Le monstre totalitaire qu’Erdogan et son Parti de la justice et du développement (AKP) ont mis en place, pour démanteler le système politique actuel de la Turquie et le remplacer par un exécutif hautement centralisé avec le pouvoir de licencier le parlement, de contrôler le pouvoir judiciaire et de régir par décret, se montre relativement instable.
Tout d’abord, les nationalistes turcs, en particulier le Parti du Mouvement Nationaliste de Droite (MHP), sont profondément divisés. Les caciques du MHP soutiennent le « oui » au référendum, mais jusqu’à 65 % de la base du parti se prépare à voter « non ».
Deuxièmement, il y a de plus en plus d’inquiétudes au sujet de l’économie, le point fort de l’AKP, à l’époque. Erdogan a remporté les élections de 2002 en promettant d’augmenter le niveau de vie, en particulier pour les petites entreprises et les turcs qui vivent dans l’intérieur du pays, et il a largement tenu ces promesses. Sous la direction de l’AKP, l’économie turque s’est développée, mais avec une faiblesse intégrée.
Les années 2000 ont été une période de croissance rapide pour les économies émergentes comme la Chine, la Russie et la Turquie. La Chine l’a fait en construisant une base industrielle de haut niveau et en exportant ses produits sur le marché mondial. La Russie a augmenté son économie grâce aux ventes de matières premières, en particulier le pétrole et le gaz. L’énorme poussée de la Turquie, cependant, a été construite autour de la consommation domestique, en particulier l’immobilier et la construction. Dans les faits, la force industrielle historique de la Turquie n’a pas progressé.
Une grande partie du boom de la construction a été financée par des prêts étrangers, et tant que les investisseurs étaient à l’aise avec la situation interne en Turquie, et que l’argent était bon marché, l’immobilier était le tigre anatolien d’Erdogan. Mais lorsque les États-Unis ont resserré leurs politiques monétaires en 2013, ces prêts se sont taris ou ont coûté plus cher.
La Turquie ne fut pas la seule victime des politiques de restrictions monétaires américaines. Elles ont également gravement endommagé les économies du Brésil, de l’Afrique du Sud, de l’Inde et de l’Indonésie. Mais l’effet sur Ankara a été d’augmenter le fardeau de la dette et d’alimenter un déséquilibre commercial croissant. La croissance est passée de 6,1% en 2015, à 1,5% en 2016.
La chute de la Livre turque signifie que les importations coûtent plus cher, à un moment où le secteur privé turc a accumulé un déficit de change de 210 milliards de dollars. L’inflation des prix de détail atteindra presque certainement 11 ou 12 % cette année et le taux de chômage dépasse 12 %. Parmi les jeunes turcs, âgés de 15 à 24 ans, ce taux dépasse 25 %. Près de 4 millions de personnes sont sans emploi, et de nombreux Turcs dépensent maintenant 50 % de leur revenu pour les aliments et le logement.
Pour ajouter à ces problèmes, les agences de crédit Moody’s, Standard and Poor et Fitch ont récemment attribué le statut de « non-investissement » à la Turquie et ont déclassé ses perspectives économiques de « stable » à « négatif ». Une partie de ce déclassement était basée sur la politique, pas l’économie. Fitch a souligné que si le référendum d’Erdogan réussissait, cela « renforcerait un système dans lequel les contrôles et les équilibres ont déjà été érodés ».
En règle générale, les entreprises ne sont pas gênées par les régimes autoritaires, mais elles ne sont pas à l’aise avec l’instabilité et une approche cavalière avec la règle du droit. La politique étrangère irrégulière d’Erdogan et les saisies par le gouvernement d’entreprises privées dont les propriétaires choisissent de s’opposer à lui, ne créent pas une atmosphère propice à la confiance des investisseurs.
Il y a également une nervosité croissante, à propos des politiques internes et externes d’Erdogan. La Turquie appliquait autrefois une politique du genre « pas de problèmes avec les voisins », mais Ankara se bat tout à coup avec tout le monde. Erdogan a fortement soutenu les efforts visant à renverser le gouvernement syrien de Bashar al-Assad. Il a soutenu les Frères Musulmans en Égypte. Il a installé des troupes dans le nord de l’Irak pour contenir les Kurdes. Il a commencé une guerre contre sa propre population Kurde et il intimide et opprime toute opposition domestique.
Un exemple concret est la lucrative industrie touristique, qui contribue normalement à environ 5% du PNB de la Turquie. La Turquie est le sixième pays le plus visité au monde, mais ce secteur a baissé de 36% en 2016, entraînant une perte de 10 milliards de dollars.
Auparavant, de nombreux touristes venaient de Russie et d’Iran. Mais Erdogan s’est aliéné les Russes quand il a abattu l’un de leur bombardiers en 2015 et a irrité l’Iran lorsqu’il est allé en Arabie Saoudite et a dénoncé les Iraniens pour avoir tenté de répandre leur idéologie chiite et le « nationalisme perse » dans tout le Moyen-Orient. En conséquence, le tourisme des deux pays s’est largement asséché, ce qui a fortement affecté Istanbul et les villes côtières comme Antalya.
Les Iraniens et les Russes ne sont pas les seuls, à chercher ailleurs pour s’amuser et se détendre. La rhétorique Sturm und Drang d’Erdogan, dirigée contre les pays européens qui refusaient de le laisser faire campagne pour son référendum parmi leurs populations turques – « nazies » et « fascistes » furent ses épithètes favorites pour décrire l’Allemagne, les Pays-Bas et l’Autriche – a poussé les touristes européens à passer plutôt leur vacances en Grèce, en Espagne et en Italie.
Des problèmes de voisinage
Dire que la politique étrangère d’Erdogan est « schizophrène » est un euphémisme.
D’un côté, il a fait marche arrière sur sa position « le président syrien Assad doit partir », et il se range du coté des Russes et des Iraniens – et des Égyptiens – pour trouver un règlement négocié à l’horrible guerre civile.
De l’autre, il courtise l’Arabie saoudite, le principal partisan des groupes associés à Al-Qaïda en Syrie, qui ont clairement indiqué qu’ils ne s’intéressaient pas à négocier un règlement politique en Syrie. Il se heurte également à la Russie et aux États-Unis, qui soutiennent les forces kurdes qui se battent contre l’État islamique et Al-Qaïda.
Dans un exemple plutôt bizarre de sa politique étrangère schizoïde, la Turquie a parrainé, le 14 mars, une réunion de 50 dirigeants tribaux syriens pour former une « Armée des tribus Jezeera et Euphrate » pour lutter contre la Russie, l’Iran, le Hezbollah et le Parti de l’Union démocratique kurde en Syrie. Le fait de se battre contre les Kurdes est la politique habituelle d’Erdogan, mais la manière dont il s’en prend à la Russie et à l’Iran, alors qu’il prétend soutenir une solution diplomatique à la guerre civile syrienne, n’est pas claire.
Ses calculs politiques continuent à se retourner contre lui. Par exemple, lorsque l’Iran a signé son accord nucléaire international et que des sanctions ont été levées, les entreprises turques étaient désireuses de faire progresser leurs échanges avec Téhéran. L’attaque flagrante d’Erdogan contre l’Iran a largement douché ces espoirs, et le président turc n’en a rien retiré. Erdogan a espéré que son soutien à l’Arabie saoudite et aux monarchies du Golfe aurait plus que compensé l’aliénation de l’Iran, mais cela ne s’est pas produit.
Les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite, le Koweït et le Qatar ont un portefeuille combiné d’investissement à l’étranger de 262 milliards de dollars, mais seuls 8,7 milliards de dollars sont investis en Turquie. L’Europe constitue la majeure partie des investissements étrangers en Turquie, suivie de loin par les États-Unis et la Russie.
C’est en partie parce que les monarchies du Golfe ont leurs propres difficultés financières, compte tenu des bas prix du pétrole et de la guerre d’extermination qu’ils mènent au Yémen. Mais on soupçonne aussi que l’Arabie saoudite se méfie de l’AKP d’Erdogan, cousin des Frères musulmans. Les Saoudiens considèrent la Confrérie comme leur principal ennemi après l’Iran, et ils ont fortement soutenu le coup d’État militaire de 2013 contre le gouvernement Morsi. Le récent réchauffement des relations entre la Turquie et l’Égypte a entraîné un refroidissement des liens entre Riyad et Le Caire.
Puis, l’État islamique a récemment ciblé la Turquie, en grande partie par vengeance pour son attitude dans la guerre civile syrienne. Ankara avait d’abord fermé les yeux sur les lignes de ravitaillement d’État islamique en Syrie, parce qu’Erdogan voulait renverser le gouvernement Assad et le remplacer par un régime favorable aux Frères musulmans. Maintenant, cette politique s’est retournée contre la Turquie, de la même façon que le soutien des États-Unis aux moudjahidines contre l’Union soviétique en Afghanistan a entraîné la formation d’al-Qaïda et les attaques de 2001 contre le World Trade Center et le Pentagone.
Les Kurdes ont également utilisé une campagne de terrorisme contre la Turquie, mais c’est en réponse aux attaques d’Erdogan contre les villes kurdes dans le sud-est de la Turquie.
Obtenir le oui au référendum, sinon…
Il n’est pas clair à quel point les intentions de voter « non » sont très répandues, même si jusqu’à 100 membres du parlement de l’AKP s’inquiètent de concentrer trop de pouvoir entre les mains du président.
Les sondages montrent qu’un nombre important d’électeurs ne veulent pas dire comment ils voteront. Dans l’atmosphère actuelle d’intimidation, cela pourrait signifier que ceux qui « ne se prononcent pas » voteront « non ». La prédiction d’Erdogan d’une approbation à 60% est alors certainement exagérée.
Que se passera-t-il si les gens votent « non » ? Et Erdogan acceptera-t-il un résultat qui ne soit pas un « oui » ?
Un développement inquiétant est la formation d’un groupe paramilitaire appelé « Restons frères, Turquie ». Organisé par Orhan Uzuner, dont la fille est mariée au fils d’Erdogan, Bital, le groupe annonce jusqu’à 500 membres. Le journal d’opposition Cumhuriyet appelle ce groupe « la milice d’Erdogan », et certains membres du parti du mouvement nationaliste disent que les Frères parrainent une formation sur le maniement des armes et encouragent les membres à s’armer. Avec l’armée fermement sous contrôle après la tentative de coup d’État de l’an dernier, même un petit groupe comme les Frères pourrait jouer un rôle majeur, si Erdogan décide qu’il en a fini avec le processus démocratique.
Certes, le président est en train de se coincer. Il a besoin d’investissements étrangers et de tourisme pour remettre l’économie sur les rails, mais il est en train de s’aliéner un allié après l’autre.
Il pourrait renforcer les politiques monétaires de la Turquie pour freiner les fuites de capitaux, mais cela ralentirait l’économie et augmenterait le chômage. Il pourrait réduire les taux d’intérêt pour stimuler l’économie, mais cela affaiblirait davantage la Livre turque.
Sa stratégie à ce stade est de tout faire pour obtenir un « oui » au référendum. S’il échoue, les choses pourraient devenir dangereuses.
Conn Hallina
Traduit par Wayan, relu par M pour le Saker Francophone