Par Jacob Heilbrunn – Le 3 août 2021 – Source National Interest
Heilbrunn : Le président Vladimir Poutine a récemment publié un nouvel essai sur l’Ukraine dans lequel il affirme que les Ukrainiens et les Russes sont le même peuple. Il a également indiqué qu’il y avait des lignes rouges que ni l’Ukraine ni l’OTAN ne seraient autorisés à franchir. Certains disent que Poutine prépare le terrain pour une action plus dure envers l’Ukraine. Avez-vous communiqué quelque chose de ce genre à l’administration Biden ?
Antonov : L’article du président de la Fédération de Russie, Vladimir Poutine, a eu une énorme résonance à Washington. Pour beaucoup ici, c’était un nouveau regard sur les relations entre Russes et Ukrainiens, une occasion de connaître les racines de ces peuples. Malheureusement, il y a des mauvais esprits qui nient le bien, surtout lorsqu’il s’agit de la Russie. Ils essaient de pervertir l’image – de présenter l’article comme s’il s’agissait d’un ultimatum contre une nation indépendante. Nous devons reconnaître que de nombreux représentants de l’administration partagent ce point de vue. Ils ignorent la thèse principale du dirigeant russe selon laquelle une souveraineté véritable, réelle et forte de l’Ukraine n’est possible que dans le cadre d’un partenariat et de bonnes relations avec la Russie.
Nous devons lutter quotidiennement contre les mensonges et les fake news. Avant la publication de l’article, nous avons été confrontés à une campagne de dénigrement de la part de politiciens et d’experts au sujet des entretiens entre le président Poutine et le président Biden à Genève. Comme vous le savez, les dirigeants de nos pays respectifs ont discuté de manière constructive du conflit intra-ukrainien. Ils ont convenu que les accords de Minsk servent de cadre unique pour le règlement politique du conflit dans le Donbass. Au lieu de travailler sur les moyens de mettre en œuvre les accords de Minsk, certains responsables du département d’État accusent la Russie de tous les problèmes en Ukraine et qualifient mon pays d’« agresseur ».
Nous avons averti à plusieurs reprises l’administration que de telles déclarations contre-productives n’ont rien à voir avec la réalité. Les solutions ne peuvent être trouvées que par des moyens diplomatiques, sans propagande. À l’heure actuelle, les États-Unis pourraient influencer le gouvernement ukrainien en l’encourageant à engager un dialogue de fond avec les représentants de Donetsk et de Lougansk, à retirer les armes lourdes de la ligne de contact et à prendre des mesures concrètes et tangibles en ce qui concerne le statut d’autonomie du sud-est de l’Ukraine.
Heilbrunn : Les États-Unis et la Russie ont accepté d’entamer un nouveau dialogue sur les questions cybernétiques. Quels sont les progrès réalisés dans ce domaine et voyez-vous des raisons d’être optimiste après des années de profonds désaccords ?
Antonov : L’accord visant à lancer un dialogue sur la cybersécurité est l’un des principaux résultats du sommet russo-américain de Genève. Les experts des deux pays ont déjà commencé à communiquer. Les Conseils de sécurité russe et américain assurent la coordination générale.
Pour l’instant, il y a eu plusieurs séries de consultations, et c’est certainement un signe important et prometteur. Les collègues américains préfèrent toutefois axer les discussions sur les activités liées aux ransomwares, alors que le domaine de la cybersécurité est bien plus vaste. J’espère que ce dialogue prendra un caractère plus global dans un avenir proche. En option, nous pouvons débattre des cybermenaces qui pèsent sur les systèmes de contrôle des armements, etc.
Il est évident que nos pays pâtissent autant des cybercriminels. Les récentes attaques contre le système de santé de la région de Voronezh, en Russie, et contre la société Kaseya, aux États-Unis, ne font que le confirmer.
Nous avons toujours cherché à établir une coopération professionnelle sur les questions de cybersécurité avec Washington. En particulier, depuis 2015, nous avons fait six tentatives pour lancer une telle interaction. En outre, le 25 septembre 2020, le président de la Fédération de Russie, Vladimir Poutine, a proposé un programme complet de mesures visant à rétablir la coopération russo-américaine dans le domaine de la sécurité internationale de l’information. Malheureusement, il n’y a pas eu de réaction officielle des États-Unis jusqu’à présent.
D’ailleurs, les demandes des autorités compétentes russes concernant les cyber-attaques restent également sans réaction du côté américain. Il y en a eu quarante-cinq en 2020, et trente-cinq au cours des six premiers mois de 2021. Pour notre part, nous avons pleinement satisfait dix demandes des États-Unis l’année dernière et deux de plus au cours du premier semestre de l’année en cours. Cela indique que nous avons beaucoup de travail à faire.
Nous tenons à réaffirmer que la Russie est prête à une coopération honnête et mutuellement bénéfique, sans politisation ni agenda caché. Nous adoptons une approche responsable envers les problèmes de cybersécurité. Dans ce contexte, nous sommes fiers d’annoncer que notre pays est devenu le premier État à élaborer et à soumettre à l’ONU un projet de convention sur la lutte contre l’utilisation des technologies de l’information et de la communication à des fins criminelles. La présentation officielle du document a eu lieu le 27 juillet à Vienne.
Une dernière chose à mentionner. Presque chaque jour, nous lisons des articles de journaux sur des attaques de pirates informatiques qui seraient menées depuis le territoire russe. Les preuves ne sont jamais fournies. Ces questions ne devraient pas être soulevées par des journalistes, mais par des professionnels. Les collègues américains, s’ils le demandent, peuvent compter sur une assistance rapide et de haut niveau de la part de la Russie. Notre Centre national de coordination et de réponse aux incidents informatiques est prêt à coopérer étroitement.
Heilbrunn : Comment évaluez-vous les perspectives du dialogue stratégique entre la Russie et les États-Unis ?
Antonov : Au cours des dix dernières années, une myriade de problèmes se sont accumulés dans le domaine du contrôle des armements et de la stabilité stratégique. Indépendamment de la conjoncture politique, des négociations bilatérales complexes sont nécessaires pour les résoudre.
La question de la sortie de crise dans ce domaine a été l’un des sujets clés de la réunion de lancement russo-américaine du 28 juillet à Genève. Les représentants des deux pays ont échangé leurs perceptions de la direction qu’il est nécessaire d’emprunter pour réduire les risques stratégiques. Malgré les différences considérables d’approche sur de nombreux sujets, les deux parties ont démontré leur volonté de s’engager dans un dialogue régulier et constructif et de rechercher un terrain d’entente. C’est assurément un signe positif. Néanmoins, nous ne sommes qu’au tout début d’un long chemin. La tâche difficile qui nous attend est de restaurer la confiance dans ce domaine.
Je tiens à souligner que la partie russe est ouverte à la discussion sur toutes les questions relatives à la maîtrise des armements. Il n’y a pas de sujets tabous pour notre pays. Nous sommes prêts à examiner les préoccupations des États-Unis concernant les systèmes stratégiques russes les plus récents.
Toutefois, cette conversation ne doit pas être à sens unique. Il est nécessaire que nos homologues américains tiennent compte de nos revendications également, et qu’ils prennent en considération les intérêts de la Russie en matière de sécurité nationale. Le dialogue ne peut être fructueux sans un échange de vues équitable.
Heilbrunn : Vous êtes rentré à Washington après le sommet de Genève il y a un mois et votre homologue américain, John Sullivan, est rentré à Moscou. Avez-vous quelque chose de positif à signaler, notamment sur la question litigieuse du travail des ambassades dans les deux capitales ? Y a-t-il de nouveaux développements sur le statut des consulats américains et russes qui ont été fermés ces dernières années ?
Antonov : Malheureusement, la situation ne change pas pour le mieux. Les missions diplomatiques russes aux États-Unis sont toujours contraintes de travailler sous des restrictions sans précédent qui non seulement restent en vigueur, mais sont renforcées. En dépit des déclarations de l’administration Biden concernant le rôle important de la diplomatie et la volonté de développer des relations stables et prévisibles avec notre pays, la présence diplomatique russe subit un harassement permanent.
Les collègues américains font preuve de persévérance et de créativité dans cette affaire. Les expulsions de diplomates sont mises en œuvre sous des prétextes farfelus, de manière aléatoire. En décembre dernier, le département d’État a unilatéralement fixé une limite de trois ans à la période d’affectation du personnel russe aux États-Unis qui, à notre connaissance, n’est appliquée à aucun autre pays. Par ailleurs, nous avons reçu une liste de vingt-quatre diplomates qui devraient quitter le pays avant le 3 septembre 2021. La quasi-totalité d’entre eux partiront sans être remplacés, car Washington a brusquement durci les procédures de délivrance de visas.
On en est arrivé au point où les autorités américaines annulent les visas valides des conjoints et des enfants de notre personnel sans fournir de raisons. Les retards généralisés dans le renouvellement des visas expirés visent également à évincer les travailleurs diplomatiques russes du pays. En conséquence, une soixantaine de mes collègues (130 accompagnés de membres de leur famille) ne peuvent pas retourner dans leur patrie, même dans des circonstances humanitaires urgentes.
Nous avons fait preuve de retenue pendant longtemps, mais après une nouvelle vague de sanctions agressives de la part des États-Unis en avril, nous avons été obligés de prendre des mesures supplémentaires pour égaliser les conditions de travail des missions américaines en Russie, notamment l’interdiction d’embaucher du personnel local. Il est certain que personne ne profite d’une telle situation. Il est nécessaire de trouver des solutions fondées sur le principe de la parité. Nous sommes convaincus que le moyen le plus simple et le plus rapide d’y parvenir est d’abroger complètement toutes les mesures et contre-mesures qui restreignent l’activité des diplomates.
Washington ne se montre pas prêt à prendre une telle décision mais essaye néanmoins d’obtenir des avantages unilatéraux pour la partie américaine. Il en va de même pour les perspectives de reprise des activités des consulats généraux de Russie à San Francisco et à Seattle, qui ont été fermés sous la contrainte. Même l’accès temporaire des équipes de maintenance aux locaux confisqués de la propriété diplomatique russe est toujours refusé, ce qui entraîne la détérioration des conditions du bâtiment.
Nous espérons que le bon sens prévaudra et que nous serons en mesure de normaliser la vie des diplomates russes et américains aux États-Unis et en Russie sur le principe de la réciprocité. Nos présidents ont convenu à Genève de poursuivre les consultations entre le ministère des Affaires étrangères de la Russie et le Département d’État en vue de résoudre ce problème.
Heilbrunn : Une question qui a suscité des inquiétudes ces dernières années est celle de l’accès à haut niveau des diplomates russes et américains à Washington et à Moscou. Pensez-vous avoir un accès adéquat aujourd’hui ? S’est-il amélioré ? Y a-t-il des déceptions sérieuses ?
Antonov : Après mon retour à Washington au lendemain du sommet de Genève, j’ai eu l’occasion de rencontrer certains hauts fonctionnaires de l’administration. Cependant, ces rencontres ont surtout été des incidents isolés. Selon la pratique diplomatique, des dizaines de demandes ont été envoyées afin d’effectuer des « visites de courtoisie » de l’ambassadeur de Russie aux dirigeants nouvellement nommés des principales autorités américaines. La grande majorité d’entre elles ont été soit refusées, soit ignorées.
Parfois, nous ne parvenons pas à organiser des conversations de haut niveau alors que nous devons transmettre certains messages au nom de Moscou.
La situation avec les contacts au Capitole est toujours déprimante. Toutes mes demandes de réunion adressées aux chefs de partis, aux factions des deux chambres du Congrès, ainsi qu’aux commissions des affaires étrangères, sont apparemment tombées dans le vide. Elles restent tout simplement sans réponse. Dans le même temps, le département d’État hausse les épaules et prétend qu’il ne peut fournir aucune assistance en raison de la « séparation des pouvoirs ».
Heilbrunn : En 2017, un sommet a eu lieu entre l’ancien président Donald Trump et le président Poutine à Helsinki. Si la rencontre elle-même a été très controversée, les attentes étaient également élevées quant à l’amélioration des relations entre Washington et Moscou. La rencontre entre Biden et Poutine à Genève s’est avérée moins controversée. Voyez-vous un nouvel élan ou plus de business as usual ?
Antonov : Il est trop tôt pour porter un quelconque jugement à cet égard. À ce stade, nous pouvons évaluer positivement l’accord entre les deux présidents pour rétablir un dialogue professionnel et systémique sur les principaux sujets d’intérêt mutuel. Il s’agit notamment des questions déjà mentionnées – la stabilité stratégique, la cybersécurité et le fonctionnement des missions diplomatiques.
Vous avez raison de dire que, comme nous l’avons vu précédemment, l’élan positif de nos dirigeants s’est noyé dans les couloirs de la bureaucratie américaine et a été condamné à l’infructuosité. Espérons que les relations russo-américaines ne seront plus une arme diffamatoire dans la rivalité politique intérieure des États-Unis. Leur amélioration sert les intérêts cruciaux de la Russie, des États-Unis et du monde entier en matière de sécurité. Cela demandera du temps et des efforts de la part des deux parties. Et nous sommes prêts pour un tel travail.
Jacob Heilbrunn
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone