Il semble que la Russie et la Chine resteront en retrait et patientes, en attendant que les structures se fissurent.
Par Alastair Crooke – Le 25 octobre 2021 – Source Strategic Culture
Jeffrey Tucker, dans un article intitulé « Sommes-nous proches d’un effondrement social et économique total ? », écrit : « Les économies et les sociétés s’effondrent lentement, puis un peu plus, puis d’un seul coup. Nous semblons être dans la période intermédiaire de cette trajectoire [aux États-Unis]. La partie lente a commencé en mars 2020, lorsque les politiciens du monde entier ont imaginé que ce ne serait pas une grosse affaire d’arrêter l’économie et de la redémarrer une fois que le virus serait parti ». Quelle belle démonstration de la puissance d’un gouvernement « guidé par la science » ce serait – la technocratie sur le pied de guerre.
Mais « aucune de ces mesures n’a fonctionné. Vous ne pouvez pas éteindre une économie et un fonctionnement social normal, puis les rallumer comme un interrupteur. La tentative seule causera nécessairement des quantités imprévisibles de ruptures à long terme, non seulement des structures économiques mais aussi de l’esprit d’un peuple. Tout ce qui se passe actuellement reflète la présomption désastreuse que cela serait possible – et ne causerait pas de dommages dramatiques et durables. C’est le plus grand échec de la politique depuis un siècle ».
Tout fonctionne jusqu’à ce que soudain, ce ne soit plus le cas. Comme le disait Minsky, la stabilité engendre l’instabilité. Le problème est que les systèmes complexes sont intrinsèquement fragiles. L’optimisation qui les rend rentables supprime également les redondances qui les rendent résilients. Les choses peuvent s’effondrer rapidement lorsqu’un événement imprévu se produit. Et ce n’est pas tout : la psyché collective du public est également un système complexe fragile – on ne peut pas la rétablir comme avant en appuyant simplement sur le bouton reset.
Tucker considère cela essentiellement comme une erreur de jugement. Peut-être que c’est le cas, et peut-être que ça ne l’est pas – c’est-à-dire une erreur de jugement dans le sens où il l’entend. Oui, la débâcle de la chaîne d’approvisionnement n’a peut-être pas été anticipée de manière adéquate, de même que les dommages auto-infligés qui ont résulté de la tentative de découplage d’une économie aussi omniprésente que celle de la Chine (cad la pénurie des micropuces).
Mais peut-être la raison pour laquelle la stratégie vaccinale n’est pas reconsidérée, mais est devenue une doctrine culte sur laquelle l’Establishment s’est rabattu, est qu’elle a été conçue dès le départ, non seulement comme un moyen d’arriver à une fin – c’est-à-dire créer une immunité collective par le biais des vaccins – mais aussi comme une fin en soi.
Vu sous cet angle, nous ne percevons pas seulement « un échec » – le fait qu’un rétablissement en forme de V au redémarrage ait été présenté comme parole d’évangile – mais plutôt une série d’« échecs » de jugements dont les implications sont interconnectées. Ceux-ci peuvent donner l’impression d’être une foule d’erreurs erratiques d’une analyse bien intentionnée, mais défectueuse, mais en fait, ils étaient toujours liés en étant conçus dès le départ comme des fins en soi.
Le point commun de ces « erreurs » réside dans le fait qu’elles font partie d’un « seul projet » – d’un seul « genre » – et qu’elles ne sont pas simplement une suite d’accidents d’erreurs.
La logique apparente est qu’en incitant par le nudging presque tout le monde à se faire vacciner, on contribuera à l’immunité collective et donc à l’élimination du virus. Le problème de ces personnes est qu’elles ont supposé que les vaccins n’étaient pas « vulnérables » face aux variants, que les personnes vaccinées ne seraient pas vulnérables à l’infection, qu’elles ne porteraient pas, n’excrèteraient pas et ne transmettraient pas le virus, ou que toute protection ne se dégraderait pas en quelques semaines ou mois ? Peut-être ont-elles mal compris l’histoire des virus de la famille du SRAS (qui ne sont pas particulièrement sensibles aux vaccins, en raison de leur tendance à évoluer vers des variants) ; ou encore, peut-être la vaccination de masse est-elle aussi une fin en soi ?
Pas de vaccin, pas de travail ? Les non-vaccinés sont devenus « l’ennemi », exactement de la manière dont le philosophe Carl Schmitt a dit que la désignation d’un « ennemi » est censée fonctionner : l’attribution d’une étiquette si noire et si inlassablement « autre » que la médiation avec ces « monstres » « qui mettent la vie des autres en danger » devient inconcevable. Un tel manichéisme en noir et blanc est l’essence de la politique, écrivait Schmitt avec enthousiasme. En Italie, par exemple, des représentants de l’establishment politique, médical et médiatique ont ouvertement accusé les non-vaccinés d’être des « rats », des « sous-hommes » et des « criminels », qui méritent d’être « exclus de la vie publique » et « du service national de santé », voire de « mourir comme des mouches ».
S’agit-il d’une nouvelle incapacité à penser clairement ? L’incapacité des dirigeants à comprendre qu’un tel langage déchire la société, qu’une société ne retrouvera pas un fonctionnement social normal dès que le « commutateur » du Passeport vert sera éteint (si jamais il l’est) ?
Ou bien, est-ce une fin en soi ? – La vaccination en tant que substitut de la loyauté politique – la majorité se définissant en opposition totale avec une minorité diabolisée : « Avoir la mauvaise idéologie politique vous rend impur ». Vous devez être purgé. Peut-être est-ce la raison pour laquelle l’administration Biden n’est pas non plus préoccupée par les licenciements massifs (et leurs perturbations économiques) – parce que cela aide à purifier le pays des récalcitrants qui soutiennent Trump ?
De toute évidence, le « projet d’écologisation » précipité lié à une « urgence » climatique déclarée est le pendant du confinement et du défaut de vaccination. Il semble que ce projet ait été imaginé aussi simple que cela : le monde passerait en une pirouette de l’énergie sale à l’énergie propre, par le biais de « mandats » sur le carbone qui mettraient un terme à la prodigalité individuelle et collective en matière de carbone. Et l’économie serait alors relancée après que 150 000 milliards de dollars aient été dépensés dans les énergies renouvelables vertes. Une nouvelle démonstration du pouvoir des gouvernements « scientifiques », dirigés par des experts, censés ne pas être influencés par la partisanerie ou les attentes de gains personnels.
Encore une fois, cela ne fonctionne pas : vous ne pouvez pas simplement « éteindre » une économie basée sur les combustibles fossiles, puis la rallumer, un peu plus tard, en tant qu’économie verte « zéro émission nette » de carbone.
Nous pouvons, d’une part, percevoir cela comme une simple incapacité à apprécier les obstacles pratiques qui ont causé la pénurie d’énergie dans le monde, et les énormes hausses de coûts concomitantes pour les consommateurs – bien qu’ils aient été déclenchés, nous dit-on, par un pur souci de sauver la planète.
Ou, d’autre part, le mandat carbone est-il aussi une fin en soi, c’est-à-dire la transition vers une classe technocratique mondiale de gestionnaires et le transfert des principaux outils politiques du niveau national au niveau supranational ? Si c’est le cas, cela non plus ne fonctionne pas. Les coûts sociaux du choc des prix de l’énergie se répercuteront sur la politique et provoqueront de nouvelles ruptures dans l’économie.
Et le passage de la gestion économique traditionnelle à la théorie monétaire moderne (TMM), qui coïncide avec l’arrêt de la pandémie, est-il une simple coïncidence résultant de la nécessité d’agir pour protéger les gens pendant la crise du Covid ? Une crise qui a vu la « création » par les banques centrales de 30 000 milliards de dollars de liquidités injectées dans les économies pour faire face à la pandémie. S’agissait-il alors d’une malheureuse erreur d’appréciation des risques de générer une inflation (non transitoire) qui appauvrirait les consommateurs et pourrait provoquer une récession économique ?
Ou bien était-ce aussi une fin en soi, conçue dès le départ comme le carburant qui financerait la transition d’un capitalisme individualiste hyper-financiarisé (dont les technocrates eux-mêmes reconnaissent qu’il n’est plus durable) vers un managérialisme d’entreprise actionnaire qui déplacerait largement les droits de propriété individuels, en faveur de visions plus larges ESG, sociales, environnementales et de la diversité de la part du corporatisme actionnaire ?
Dès 1941, James Burnham, dans The Managerial Revolution, soutenait que l’ancien paradigme des travailleurs contre le capitalisme était dépassé ; que l’évolution progressive permettrait au monde de passer de la dialectique capitaliste-socialiste à une nouvelle synthèse – une structure organisationnelle composée d’une classe technocratique managériale d’élite – un type de société à la fois « socialiste » (ESG et woke), mais aussi entrepreneuriale. Elle serait dirigée par des experts qui comprendraient les problèmes au-delà de ce que le public peut comprendre. Burnham pensait que ce processus était en passe de remplacer le capitalisme à l’échelle mondiale (le « Davos » l’appelle aujourd’hui le corporatisme actionnarial).
Cette évolution a-t-elle une fin en soi ? Bien sûr – la classe oligarchique d’élite est préservée, et contrôle la monnaie et le crédit, bien que maintenant à un niveau supranational, (c’est-à-dire que la BCE pratique un rationnement strict du crédit pour les entreprises, selon ses propres doctrines vertes). Mais cela ne fonctionne pas très bien non plus : nous connaissons à la fois un « choc des prix » de l’énergie et une inflation perturbatrice (plus de ruptures).
Sur le plan géopolitique international, les choses ne semblent pas fonctionner non plus. L’équipe Biden affirme vouloir une « concurrence encadrée » avec la Chine, mais pourquoi alors envoyer Wendy Sherman (qui n’est pas réputée pour ses compétences diplomatiques) en Chine en tant qu’émissaire de Biden ? Pourquoi la politique d’ « une seule Chine » de 1972 a-t-elle été continuellement ébréchée par une série de petites actions apparemment inoffensives sur Taïwan si l’équipe Biden souhaite une concurrence contenue (ce qu’il a dit vouloir lors d’un récent appel avec le président Xi) mais qu’elle échoue, à chaque fois, à instaurer une relation sérieuse ?
L’équipe ne comprend-elle pas qu’elle ne « contient » pas la concurrence, mais qu’elle joue plutôt avec le feu, en laissant entendre de manière obscure que les États-Unis pourraient soutenir l’indépendance de Taïwan ?
Et puis, pourquoi envoyer Victoria Nuland à Moscou, si la concurrence avec Moscou devait être tranquillement « équilibrée » comme le face-à-face de Biden avec Poutine à Genève semblait le signaler ? Comme Sherman, Nuland n’a pas été reçue à un niveau élevé, et sa réputation de « pyromane de Maidan » l’a bien sûr précédée à Moscou. Et pourquoi décimer la représentation diplomatique de la Russie au siège de l’OTAN et pourquoi le secrétaire d’État Austin a-t-il parlé de la « porte ouverte » de l’OTAN en Géorgie et en Ukraine ?
Y a-t-il une logique cachée dans tout cela, ou ces émissaires ont-ils été envoyés intentionnellement comme une sorte de geste provocateur pour souligner qui est le patron (cad l’Amérique est de retour !) ? C’est ce qu’on appelle à Washington la « diplomatie de la capitulation » : les concurrents ne se voient présenter que les conditions de leur capitulation. Si tel est le cas, cela n’a pas fonctionné. Les deux émissaires ont effectivement été renvoyés, et les relations de Washington avec ces États clés se sont dégradées pour devenir quasi nulles.
L’axe Russie-Chine est arrivé à la conclusion qu’un discours diplomatique poli avec Washington équivaut à de l’eau sur le duvet d’un canard. Les États-Unis et leurs protégés européens n’entendent tout simplement pas ce que Moscou ou Pékin leur disent – alors quel est l’intérêt de parler aux Américains « aux oreilles d’étain » ? Réponse : aucun.
Tucker a écrit, à propos du confinement des pandémies, que « tout ce qui se passe actuellement reflète la présomption désastreuse selon laquelle il serait possible de [continuer] à faire ce [qu’on faisait déjà] sans causer de dommages dramatiques et durables. C’est le plus grand échec de la politique depuis un siècle ». Cela vaut-il aussi pour la politique étrangère de l’Amérique (cad la diplomatie de la capitulation) ?
Suppose-t-on que le moyen pour l’Amérique de conserver sa primauté mondiale est de continuer à défier la Chine à propos de Taïwan et de sa politique d’une seule Chine, et de défier la Russie à propos de l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN ? Et que des allusions répétées à des rencontres bilatérales avec un Biden sympathique sont tout ce qui est nécessaire pour empêcher les événements de devenir incontrôlables ?
Est-ce que tout ces défis et cette provocation sont simplement une erreur d’appréciation de l’équipe Biden sur le sérieux de la Chine et de la Russie quant à la signification de leurs lignes rouges, ou sont-ils une fin en eux-mêmes ? (Soit dit en passant, Burnham était clair sur le fait que de nombreuses guerres devraient être menées avant qu’une société managériale puisse s’implanter pleinement. Ces guerres conduiraient à la destruction d’États-nations souverains, de sorte que seul un petit nombre de grandes nations survivrait, pour aboutir au noyau de trois « super-États ». Burnham pensait que « la souveraineté sera limitée aux quelques super-États »).
La question initiale de Tucker, rappelons-le, était Sommes-nous proches de l’effondrement social et économique total ? Ce que nous voulons dire dans cet article, c’est que cette litanie d’échecs sont liés par leur conception, dès le départ, comme des fins en soi. Et dans une certaine mesure, rien ne fonctionne. Une tempête parfaite est-elle en train de se former ?
Le point commun de ces « erreurs » distinctes réside dans le fait qu’elles constituent « un seul et même projet » – un coup d’État furtif visant les outils politiques et les structures de la responsabilité publique, au niveau national, et leur transfert au niveau supranational (également connu sous le nom de « Reset »). Ils découlent tous du culte du managérialisme technocratique. En dernière analyse, Tucker a raison : dans la poursuite de ce projet, et de sa flopée de sous-ensembles défaillants, « la tentative seule causera nécessairement des quantités imprévisibles de ruptures à long terme, non seulement des structures économiques mais aussi de l’esprit des peuples ».
Historiquement, les sectes ne tiennent pas compte de la fragilité des systèmes complexes. Elles se concentrent sur les moyens de parvenir à leurs « fins ». Elles ne verraient même pas nécessairement les « ruptures » de Tucker comme des ruptures. Les attitudes et les comportements humains – cad les gens – sont considérés comme une obstruction et, comme le prévient Biden à plusieurs reprises, « si les gens ne veulent pas aider, ils doivent cesser de gêner les lois relatives à la vaccination… cesser d’empêcher les gens de faire ce qu’il faut ».
Il semble que la Russie et la Chine, voyant tout cela, resteront distantes et patientes en attendant que les structures craquent.
Alastair Crooke
Traduit par Zineb pour le Saker Francophone