Dites bonjour aux nouvelles routes de la soie d’Asie du Sud-Est


Par Pepe Escobar – Le 3 août 2016 – Source RT.com

En mer de Chine méridionale, on ne joue pas qu’à Chine contre États-Unis. Peu de gens en Occident réalisent que deux histoires très différentes se déroulent en Asie du Sud-Est, sur terre comme sur mer.

La Cour permanente d’arbitrage de La Haye a récemment dénié à la Chine ses droits historiques au sein de la ligne en neuf traits en mer de Chine méridionale ; la cour a aussi décidé que les îles Spratleys ne sont pas des îles, mais des rochers, et qu’à ce titre, les rochers Spratleys ne sauraient constituer une base légale pour l’établissement d’une quelconque zone économique exclusive (ZEE).


Ces décisions ont été prises selon la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (UNCLOS dans son acronyme anglais). Mais regardons maintenant les détails, qui sont un mélange de ballet diplomatique et d’opéra de Pékin.
Le cadre à l’intérieur duquel Pékin est disposée à négocier est décrit dans le détail ici. Mais le problème est que dès le préambule, Pékin stipule bien que le prérequis à toute négociation avec les Philippines est de ne pas discuter de la décision de la Cour permanente d’arbitrage de La Haye. L’orgueil nationaliste chinois a encaissé un fort revers lors de cette décision de La Haye, et le Parti communiste chinois sait fort bien qu’il lui a toujours été difficile de dompter cet orgueil nationaliste populaire.

Manille, de son côté, fait face à un problème de constitutionnalité. La Constitution des Philippines stipule que « l’État doit protéger les ressources halieutiques de la nation incluses dans sa zone économique exclusive, et de les réserver exclusivement pour l’utilisation et la jouissance des citoyens philippins ». Puis la Constitution précise plus loin que l’État « peut former des sociétés de co-production, des sociétés à capitaux mixtes ou des accords de partage de l’exploitation des ressources dans l’intérêt des citoyens philippins, ou de sociétés ou associations philippines », dans une limite minimale de 60% des parts de ces montages revenant aux citoyens philippins. Si le Président Duterte venait à ne pas respecter ces directives constitutionnelles, il pourrait être mis en examen.

C’est là qu’entre en scène la manière asiatique de faire des affaires, tendant à sauver la face pour tout le monde. Un exemple imagé est à notre disposition : jusqu’à présent, personne n’a exigé ni le démantèlement des installations ni le retrait du personnel chinois de ce que la Cour de La Haye appelle « des récifs coralliens recouverts à marée haute » [low tide elevations en anglais ; la déclaration en français, deuxième langue officielle du tribunal, divise les récifs coralliens en deux catégories, découverts ou recouverts à marée haute. Il n’est jamais fait mention de marée basse, NdT] en mer de Chine méridionale.

Dans la pratique, les Philippines utiliseront la déclaration de la Cour permanente d’arbitrage de La Haye comme base de discussion, sans pour autant insister pour que Pékin en reconnaisse la validité. Mais cela implique l’existence d’un deuxième obstacle : Pékin pourrait toujours insister pour que Manille reconnaisse la souveraineté de Pékin sur une sélection de rochers. Les diplomates philippins espèrent justement que cela ne soit pas le cas. Si tel était le cas, les problèmes commenceraient véritablement.

La première étape des négociations devrait être de ne prendre aucune décision quant à la souveraineté sur ces rochers, incluant le très controversé récif de Scarborough. Comme ce fut le cas dans les années 1940, lorsque la République de Chine inventa la ligne en neuf tirets, cette décision devrait être remise à plus tard. À court terme, un accord sur les droits de pêche à l’intérieur des douze miles nautiques autour de ce récif devrait être la seule issue possible.

Dans la pratique, cela signifie que Pékin ne s’opposera pas aux activités de pêche et d’exploration pétrolière par les Philippines dans cette zone économique exclusive, tout en réduisant son activité sur ces récifs coralliens recouverts à marée haute. C’est beaucoup demander à Pékin, mais c’est une solution viable, parce qu’elle générerait une augmentation du commerce entre les deux pays.
Le Président Duterte sait aussi bien que les dirigeants à Pékin que la Chine est un partenaire incontournable pour le développement des infrastructures philippines.

Cela ouvrirait la voix à une exploration conjointe des ressources pétrolières entre la Chine et les Philippines. Bien sûr, selon la Constitution des Philippines, cela ne peut pas être à parts égales, mais la Chine peut tout à fait obtenir des conditions très favorables sur les droits d’exploitation. Sans compter que l’accord peut être étendu aux eaux internationales situées en dehors de la zone économique exclusive philippine, là où commencent les revendications du Vietnam et de la Malaisie.

Au même moment, la Chine ne renoncera pas à s’équiper d’une force militaire de haute mer de classe mondiale, capable d’intervenir partout dans le monde. C’est cet objectif qui explique la présence de la base de sous-marins ultra-sophistiquée de l’île de Hainan, ainsi que la construction de terre-pleins dans les très controversées îles Spratleys . La stratégie globale de Pékin consiste à sécuriser complètement la mer de Chine méridionale, pour être prête à faire face à n’importe quelle initiative de la part de l’Empire américain.

En effet, Pékin comprend très bien ce que les États-Unis veulent dire par liberté de navigation, et qu’il s’agit d’un langage codé pour définir le privilège que veut se réserver la marine américaine d’imposer un blocus sur les routes commerciales chinoises qui traversent la mer de Chine méridionale, comme cela est analysé ici. Si la marine américaine s’approchait trop près des côtes méridionales chinoises, un blocus maritime pourrait être dévastateur pour la Chine. Finalement, la logique derrière la fortification de ces rochers et îlots en mer de Chine méridionale est précisément de maintenir la marine américaine à distance autant que faire se peut. Plus que toute vague revendication de souveraineté, il faut y voir la vraie motivation derrière la politique chinoise dans la région.

Une chose est  certaine : si le Pentagone choisissait de faire le malin, nous assisterions à une bataille rangée en mer de Chine. La RAND Corporation [Laboratoire d’idées américain fondé en 1948 par l’US Air Force. Il est intéressant de noter l’identité de ses membres français : Pascal Lamy, le juge Bruguière,  Jean-Louis Gergorin, ancien vice-président d’EADS, mais aussi certains des plus féroces néoconservateurs américains comme Condolezza Rice, Donald Rumsfeld, Francis Fukuyama, NdT] est déjà en train de paniquer suite à l’envoi par les forces aéronavales chinoises de leur bombardier stratégique H-6K pour survoler ces fameux récifs coralliens recouverts à marée haute.

Gardons un œil sur le Mékong

D’un côté nous avons donc une partie d’échec très importante qui se joue en mer de Chine méridionale. D’un autre côté nous avons l’intégration économique de l’Asie du Sud-Est, au sein de l’ASEAN, qui donne à cette organisation un rôle stratégique majeur.

Le problème central est la véritable déconnexion qui existe entre les États membres plutôt terrestres et ceux plutôt maritimes de l’ASEAN. Les Philippines et l’Indonésie sont très préoccupées par les questions relatives à la mer de Chine méridionale. Le Cambodge, le Laos, la Thaïlande mais aussi Brunei, sont plus en faveur d’une attitude conciliante avec la Chine. Les autres États membres sont simplement spectateurs. Enfin, il y a le Vietnam qui joue le rôle de pivot : un État qui a des revendications en mer de Chine méridionale, mais qui préfère ne pas pas mettre la Chine en porte-à-faux, car elle est un voisin proche, et un partenaire commercial de premier ordre.

Or, dans un futur proche, cette Asie du Sud-Est terrestre, et non maritime, devrait devenir le moteur de la croissance de la région. Quelques chiffres donnent un éclairage à ce sujet. La grande région englobant les territoires du bas-Mékong, et qui inclue aussi les provinces chinoises du Yunnan et du Guangxi, compte plus de 400 millions de personnes et génère plus de la moitié du PNB de l’ASEAN, qui est de 2 500 milliards de dollars. Le Cambodge, le Laos, la Birmanie, la Thaïlande et le Vietnam représentent un marché de 250 millions de personnes pour un PNB de 700 milliards de dollars. Même sans le Vietnam, le PNB de ces pays est de 500 milliards de dollars pour un marché de 150 millions d’habitants.

La croissance de ces pays est phénoménale ; la partie terrestre du bas-Mékong croît à un taux annuel de six pour cent. Cela me rappelle, à titre de comparaison, l’époque au début des années 1980 lorsque le Vietnam s’imaginait encore pouvoir faire partie du club des Tigres asiatiques.

L’expansion économique atteint tous les recoins de la région. Le corridor économique est-ouest, une initiative soutenue par la Banque asiatique de développement, s’étend du sud de la Birmanie jusqu’à Danang au Vietnam, en passant par le centre et le nord-ouest de la Thaïlande et le sud du Laos. Un corridor économique nord-sud s’étend, lui, de la ville chinoise de Kunming au Yunnan à Bangkok et jusqu’au sud de la Thaïlande. Le corridor sud s’étend du sud de la Birmanie jusqu’au nord-est de la Thaïlande, englobant le Cambodge et Vung Tau au Vietnam. Le réseau routier dans ce corridor, également développé par la Banque asiatique de développement, est à l’état embryonnaire, mais progresse rapidement.

Bien sûr, de nombreux problèmes persistent, en rapport avec le réseau routier, les points de passage frontaliers, les lourdeurs bureaucratiques, les barrières linguistiques, et la rapidité de l’internet. Mais tout cela montre le chemin qui reste à parcourir.

Toute cette activité économique est, bien sûr, à relier à la Chine, qui se pose de facto comme la puissance régionale en terme de développement d’infrastructures ferroviaires à grande vitesse. Il se trouve que c’est un des piliers de la politique chinoise Une Ceinture, Une Route, à savoir relier la branche sud-est asiatique des Nouvelles routes de la Soie au réseau global. La société China Railway Group Limited est très bien positionnée contre ses concurrents japonais et coréens pour remporter le contrat pour la construction de la ligne ferroviaire à grande vitesse reliant la Malaisie à Singapour.

Le tronçon de 417 kilomètres reliant la province chinoise du Yunnan à la capitale laotienne, Vientiane, est déjà en cours de construction, tandis que la ligne à grande vitesse Chine-Thaïlande est de nouveau en construction, après quelques problèmes d’ordre financier.

Dans les faits, il s’agit de plus de 3 000 kilomètres de voix ferrées à grande vitesse, reliant la province chinoise du Yunnan au Laos, la Thaïlande, la Malaisie et Singapour. Le raccordement de cette partie sud-est asiatique du réseau global des Nouvelles routes de la soie s’étendra à terme au centre de la Chine, l’Asie centrale, l’Asie du sud-ouest, et à l’Europe.

Il nous faut donc garder un œil sur l’Asie du Sud-Est. Les enjeux dépassent sa seule façade maritime, qui est l’otage de la relation conflictuelle et compliquée entre la Chine et les États-Unis. On doit s’attendre à d’importantes retombées géopolitiques suite à cet essor économique de la grande région du bas-Mékong, ainsi que de l’intégration progressive de la façade terrestre de l’Asie du sud-est.

Pepe Escobar est l’auteur de Globalistan : How the Globalized World is Dissolving into Liquid War (Nimble Books, 2007), Red Zone Blues : a snapshot of Baghdad during the surge (Nimble Books, 2007), Obama does Globalistan (Nimble Books, 2009), Empire of Chaos (Nimble Books) et le petit dernier, 2030, traduit en français.

Article original paru sur RT.com

Traduit par Laurent Schiaparelli, édité par Wayan, relu par Catherine pour Le Saker Francophone

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