Dialogue de sourds à Genève


Aujourd’hui, la politique occidentale n’est plus une question de stratégie réfléchie : il est assez évident que l’équipe américaine est arrivée à Genève sans stratégie.


Par Alastair Crooke – Le 17 janvier 2022 – Source Strategic Culture

Un événement curieux s’est produit lundi à Genève. Il semble que le seul résultat substantiel des pourparlers entre les États-Unis et la Russie soit que les États-Unis ont promis de fournir une réponse formelle à la demande russe de garanties de sécurité dans un délai d’une semaine. Les homologues russes ont exposé leur propre position sans ambiguïté et de manière très détaillée. Toutefois, l’équipe Biden n’a pas du tout tenu compte de cette position, qui, selon les Russes, était « irréductible/obstinée ». La délégation russe s’est vu répondre que sa principale demande, à savoir « la fin de l’expansion de l’OTAN vers l’est », était tout simplement « non avenue ».

Il ne s’agissait donc pas d’une « négociation ». Les États-Unis ne discutent que des questions de déploiement des missiles et des limitations mutuelles des exercices militaires, mais évitent le cœur des exigences russes (le retrait de l’OTAN de son voisinage, à réaliser soit par la diplomatie, soit par une « stratégie de la tension », c’est-à-dire l’escalade de la douleur). Et les États-Unis ne disposent ni d’une stratégie de négociation liée à des objectifs réalisables, ni d’options réelles au-delà de l’affirmation symbolique de l’« ouverture » de l’OTAN.

La porte de l’OTAN doit rester « ouverte », tel est le mème-narratif des Etats-Unis – mais c’est une affirmation qui manque de substance. Washington a déjà concédé que ni elle, ni l’OTAN, ne se battront (du moins ouvertement) pour l’Ukraine, alors que la Russie a déclaré qu’elle le ferait si l’Ukraine était intégrée à l’OTAN.

L’électorat américain d’aujourd’hui est totalement indifférent à ces querelles lointaines. L’Ukraine ne pourrait avoir moins de conséquences pour l’Américain moyen qui reste entièrement concentré sur la Covid-19, est préoccupé par l’inflation et s’inquiète de ses perspectives économiques personnelles. Les Américains n’ont absolument pas envie d’une autre guerre étrangère. L’inquiétude est de plus en plus centrée sur les conflits civils internes aux États-Unis.

Pourtant, l’autre mème-narratif de l’Amérique – répétée par Biden lors de son sommet virtuel avec Poutine – est celui, lassant et familier aux États-Unis, de la menace de sanctions sévères et sans précédent, si Moscou « escalade » en ce qui concerne l’Ukraine.

Toutefois, cette menace manque elle aussi de substance, puisque le Trésor américain et le Département d’État préviennent que les sanctions envisagées feraient plus de mal aux alliés des États-Unis (c’est-à-dire les Européens) qu’à la Russie, et que leur imposition pourrait même déclencher une crise économique contre-productive qui toucherait le consommateur américain, par le biais de l’augmentation des prix de l’énergie, ce qui donnerait un coup de fouet aux taux d’inflation américains déjà records.

Inutile d’ajouter qu’en ces temps difficiles, les électeurs américains sont susceptibles d’être particulièrement impitoyables envers toute action américaine qui ferait grimper l’inflation inutilement. Il est également probable que les responsables russes aient déjà fait ce calcul au préalable. Le Trésor américain a raison : les sanctions feront plus de mal à l’Europe qu’à la Russie.

En bref, ces deux discours américains sont symboliques – leur teneur interne ayant déjà été acceptée. Ils sont entretenus, du moins en partie, pour donner du crédit au méta-récit américain des « démocraties contre les autocrates ». Le récit russe de l’empiétement constant de l’OTAN sur ses frontières, en revanche, fait appel à des peurs existentielles remontant à mille ans. C’est la voie qu’ont empruntée tous les envahisseurs ennemis.

Alors, devons-nous simplement « passer à autre chose », après Genève, en supposant que le spectacle est terminé et que ses points de discussion seront débattus par les deux parties au cours de la prochaine décennie ? Peut-on dire que les pourparlers de Genève ont été davantage une « parade », une procession rituelle de deux adversaires, qu’une négociation ? Dans un certain sens, oui. Mais c’est loin d’être « terminé ».

En effet, si l’électeur américain moyen se fiche éperdument de l’Ukraine, il existe néanmoins une autre faction américaine influente qui tient passionnément à voir Poutine humilié avant que les États-Unis ne « passent à autre chose » afin de se concentrer pleinement sur l’endiguement du défi que représente la Chine pour leur primauté.

Il s’agit des « faucons russes » des États-Unis, et ils sont optimistes quant à la perspective de voir Poutine « damné » s’il envahit l’Ukraine, et damné (humilié au niveau national) si ses « lignes rouges » s’avèrent un échec.

Rappelons toutefois la séquence des événements qui nous ont amenés à ce point : le premier coup d’État de Maïdan ; la tentative de coup d’État en Biélorussie – une crise qui a coïncidé « par hasard » avec le déploiement des forces militaires de Kiev sur la ligne de contact qui les sépare des milices du Donbass – au milieu de menaces belliqueuses d’action contre les républiques du Donbass ; puis la tentative de coup d’État durant le Noël orthodoxe au Kazakhstan, qui est « survenue » la veille des discussions stratégiques à Genève.

Il n’est pas difficile de comprendre que Moscou ne serait pas dupe de cette curieuse série de « coïncidences ». Moscou connaît la profondeur de la russophobie qui existe dans les cercles de politique étrangère des États-Unis, indépendamment du sentiment général d’indifférence du public à l’égard des questions de politique étrangère du moment.

Un éditorial du Washington Post (représentant les opinions du Washington Post en tant qu’institution) reflète bien cette « autre » faction :

Un dictateur brutal, qui a revendiqué le pouvoir sur la base de théories du complot et de promesses de restauration impériale, reconstruit son armée. Il commence à menacer de s’emparer du territoire de ses voisins, rend les démocraties responsables de la crise et exige que, pour la résoudre, elles réécrivent les règles de la politique internationale – et redessinent la carte – à sa convenance. Les démocraties acceptent des pourparlers de paix, espérant, comme il se doit, éviter la guerre sans récompenser indûment l’agression.

 

[Cette analogie avec Munich] peut être, et a été, sur-utilisée et amplifiée. Mais étant donné que le premier paragraphe de cet éditorial décrit très bien le bellicisme actuel du président russe Vladimir Poutine à l’égard de l’Ukraine et que les États-Unis entament des négociations avec Poutine dans la semaine à venir, c’est une analogie qui mérite réflexion. Dans le cas – trop probable – où il ne négocierait pas de bonne foi et envahirait l’Ukraine, le président Biden devra aider ce pays à se défendre, rallier l’OTAN et veiller à ce que la Russie paie un lourd tribut.

Selon un rapport d’Axios, Jake Sullivan a préparé les pourparlers des États-Unis avec la Russie à Genève en demandant l’avis de faucons russes bien connus à Washington. Comme on pouvait s’y attendre, leurs conseils étaient axés sur la confrontation avec la Russie par l’envoi d’armes et de matériel militaire supplémentaires à l’Ukraine afin de se préparer à un conflit potentiel : « Un groupe d’experts de la Russie a exhorté le conseiller à la sécurité nationale Jake Sullivan à envoyer davantage d’armes aux Ukrainiens lorsqu’il s’est entretenu avec eux avant les réunions diplomatiques à fort enjeu de cette semaine avec des responsables russes, ont déclaré des participants à Axios ».

Michael McFaul, ancien ambassadeur à Moscou (et faucon bien connu) a tweeté : « Et je veux une garantie « imperméable », « blindée », « à l’épreuve des balles », que la Russie mettra fin à son occupation des territoires ukrainien et géorgien, n’envahira plus jamais l’Ukraine ou la Géorgie, et cessera ses efforts pour saper la démocratie en Ukraine et en Géorgie ».

Alors, pourquoi Moscou a-t-il si publiquement lancé le projet de traité et de déclaration, exposant les lignes rouges de la Russie, le président Poutine proposant un « dialogue » lors de son échange virtuel avec Biden, si la réaction dédaigneuse de Washington était si prévisible et attendue ? Et si le fait de revenir en arrière était une cause d’humiliation politique pour les dirigeants russes.

La raison pour laquelle la Russie s’est donné la peine de rédiger ces deux documents n’est peut-être pas fondée sur l’espoir de parvenir à un compromis avec les États-Unis, même si cela aurait été une bonne surprise, mais son objectif est plutôt de situer les événements à venir pour les faire comprendre à l’opinion publique russe.

En fait, en exposant les exigences de manière aussi catégorique, Poutine a, en quelque sorte, brûlé les ponts derrière lui : il n’y avait donc pas de retour possible, à moins d’une humiliation politique inacceptable (ce qui n’est pas le style de Poutine). Le président a délibérément fait savoir à son public que c’était la Russie, et pas seulement Poutine, qui était au pied du mur ; qu’il n’y avait plus de ponts debout sur lesquels la République fédérale pouvait reculer. La sécurité de la Russie était en jeu.

Il s’agissait, en somme, d’un signal de la gravité de la situation. Si les exigences de la Russie sont rejetées, après les nouvelles discussions avec le conseil Russie-OTAN et l’OSCE – comme cela semble probable – la Russie passera probablement à une « stratégie d’escalade de la tension » avec les États-Unis et ses alliés.

L’insensibilité de l’Amérique à la gravité du quasi-ultimatum russe est directement liée à l’engouement actuel pour la mème-politique, conçue – non pas comme une stratégie en soi – mais plutôt comme un message destiné spécifiquement au public américain et conçue pour déclencher (par le « nudge ») une réponse psychique inconsciente et électoralement avantageuse.

Elle est donc construite autour de la mobilisation à l’intérieur du pays, plutôt que de la véritable diplomatie ou de la poursuite d’objectifs stratégiques. En effet, les objectifs stratégiques sont délaissés au profit de « victoires » politiques éphémères et à court terme (comme la gifle à Poutine).

Et tout comme dans l’arène domestique où la notion de politique par l’argumentation et la persuasion se perd, la notion de politique étrangère gérée par l’argumentation ou la diplomatie se perd également.

La politique étrangère relève alors moins de la géostratégie que de « grandes questions » telles que la Chine, la Russie ou l’Iran. Ces sujets brûlants reçoivent une « charge » émotionnelle afin de mobiliser certains groupes d’électeurs aux États-Unis. En d’autres termes, ils sont poussés par le « nudge » à se mobiliser en faveur d’une question donnée (comme le renforcement du protectionnisme pour les entreprises face à la concurrence chinoise). Ces sujets sont aussi dépeints sombrement (comme l’illustre si bien l’éditorial du Washington Post) afin de délégitimer un croquemitaine (dans ce cas, le président Poutine).

Il s’agit d’un jeu très risqué pour Washington car il oblige les États visés à adopter une position de résistance, qu’ils le souhaitent ou non. C’est précisément le cas de la Russie d’aujourd’hui qui se sent désormais obligée de « brûler ses ponts », seul moyen d’obtenir une prise en compte sérieuse de ses lignes rouges. C’est là tout l’intérêt de l’« ultimatum ». Si Moscou n’agit pas, son encerclement militaire par l’OTAN devient inévitable.

Cette fixation sur le mème-politique a pour conséquence inévitable que les demandes de la Russie sont mal perçues : au lieu d’être perçues comme de véritables lignes rouges, elles sont perçues à tort comme la simple présentation par Moscou d’un mème-narratif rival en concurrence avec celui de Washington. Leur gravité s’en trouve donc effacée. La logique mème-politique de telles déclarations devient alors : les lignes rouges de la Russie ne sont rien de plus qu’un « détail insignifiant » qu’il faut reléguer aux oubliettes en affirmant la « supériorité morale » de la « confrontation avec les autocrates » et du « soutien à la démocratie ». L’idée que ces questions sont vitales pour la Russie se perd ; elles deviennent simplement un point de plus à l’ordre du jour d’un « dialogue » long et sans fin.

Cela souligne le fait que la politique occidentale d’aujourd’hui n’est plus une question de stratégie réfléchie : il est assez évident que l’équipe américaine est arrivée à Genève sans stratégie. Il s’agit également de la tendance plus récente des États-Unis à perdre sur le plan stratégique (même sur le plan militaire), afin de gagner sur le plan politique ; ce qui revient à dire qu’une « victoire » supposée, largement symbolique, suscite une réaction émotionnelle favorable, bien qu’à court terme, et inconsciente parmi les électeurs américains, même si cela se fait au détriment du déclin stratégique à plus long terme de l’Amérique.

Cette évolution vers une vision des États étrangers sur ce mode émotionnel-propagandiste a forcé les États visés à réagir. La Russie, la Chine, l’Iran ne sont plus que des « images » culturelles d’un « autoritarisme » diabolisé, appréciées principalement pour leur capacité à être investies d’une charge émotionnelle de type « nudge », dans le cadre d’une guerre culturelle occidentale pour l’obtention d’un avantage politique national – dans laquelle ces États n’ont aucun rôle à jouer.

Le résultat est que ces États sont des antagonistes forcés de la présomption américaine de définir un « code de conduite » mondial auquel tous doivent adhérer. Ils ne peuvent qu’être solidaires, inébranlables, et mettre en garde contre toute intrusion au-delà de leurs « lignes rouges » explicites. C’est ce qu’ils ont fait ensemble – il y a quelques jours, un éditorial du Global Times avertissait qu’il était tout simplement « illusoire pour les États-Unis d’écraser la Chine et la Russie par la force brute ».

Mais les praticiens américains du mème-politique comprendront-ils que cette dernière position de la Russie – en réponse à ses véritables préoccupations en matière de sécurité – n’est peut-être pas un mème-mobilisation du même ordre, mais plutôt que leurs « lignes rouges » sont des « lignes rouges »… littéralement ?

Malheureusement, probablement pas.

Alastair Crooke

Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker Francophone

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