Par Moon of Alabama − 28 juin 2019
Le Financial Times a publié aujourd’hui un long et vaste entretien avec le président de la Fédération de Russie, Vladimir Poutine.
Une transcription complète est actuellement disponible via ce lien.
La conversation fait des vagues (en anglais) :
- Poutine : le président russe dit que le libéralisme est “obsolète” – BBC
- Vladimir Poutine a déclaré que le libéralisme avait “dépassé son objectif” – Irish Times
- Poutine : le libéralisme en Europe est “obsolète” – NBC News
Extrait du dernier lien :
Poutine a déclaré vendredi dans une interview au Financial Times que "l'idéologie libérale est devenue obsolète", et a évoqué la décision de l'Allemagne d'accueillir plus d'un million de réfugiés - beaucoup fuyant la guerre urbaine féroce en Syrie - comme une "erreur fondamentale".
Ce n’est que la dernière partie de la très longue interview, dans laquelle Poutine parle effectivement de “l’obsolescence” de “l’idéologie libérale”, qui semble intéresser les médias. L’essentiel de l’entretien porte en fait sur d’autres problèmes. Les médias ne comprennent pas non plus en quoi son argument “obsolète” est enchâssé dans la vision du monde développée par Poutine, et comment cela se reflète dans nombre de ses réponses.
Voici des extraits qui montrent que l’essentiel de l’argument “obsolète” de Poutine n’est pas contre “l’idéologie libérale”, mais contre ce que l’on pourrait appeler plutôt le “(néo-) libéralisme international”.
Poutine explique pourquoi le président américain Donald Trump a été élu :
Quelqu'un a-t-il jamais réfléchi aux bénéficiaires réels et aux avantages de la mondialisation, dont nous observons l'évolution et à laquelle nous participons depuis 25 ans, depuis les années 90 ? La Chine a notamment bénéficié de la mondialisation pour sortir de la pauvreté des millions de Chinois. Que s'est-il passé aux États-Unis et comment cela s'est-il passé ? Aux États-Unis, les principales sociétés américaines - les sociétés, leurs dirigeants, leurs actionnaires et leurs partenaires - ont profité de ces avantages. [..] La classe moyenne aux États-Unis n'a pas bénéficié de la mondialisation ; elle a été laissée de côté lorsque ce gâteau a été partagé. L’équipe Trump a senti cela très fortement et clairement, elle l’a utilisé lors de la campagne électorale. C’est là que vous devriez rechercher les raisons de la victoire de Trump plutôt que de toute ingérence étrangère présumée.
Sur la Syrie:
Cela concerne principalement la Syrie, nous avons réussi à préserver un État syrien, quoi qu'il en soit, et nous avons empêché le chaos en Libye. Et un scénario pessimiste aurait des conséquences négatives pour la Russie. ... Je crois que le peuple syrien devrait être libre de choisir son propre avenir. ... Lorsque nous avons discuté de cette question récemment avec l’administration américaine précédente, nous nous sommes dit, supposons qu’Assad démissionne aujourd’hui, que va-t-il se passer demain ? Votre collègue a bien ri, car la réponse que nous avons obtenue était très amusante. Vous ne pouvez même pas imaginer à quel point c'était drôle. Ils ont dit: "Nous ne savons pas." Mais quand vous ne savez pas ce qui se passera demain, pourquoi dégainer et tirer aujourd'hui sans même viser la cible ? Cela peut sembler primitif, mais c'est comme ça.
Sur l’interventionnisme «occidental» et la «promotion de la démocratie» :
Incidemment, le président de la France a récemment déclaré que le modèle démocratique américain était très différent du modèle européen. Il n'y a donc pas de normes démocratiques communes. Et vous, eh bien, pas vous, mais nos partenaires occidentaux, souhaitez qu'une région comme la Libye applique les mêmes normes démocratiques que l'Europe et les États-Unis ? La région ne compte que des monarchies ou des pays dotés d'un système similaire à celui qui existait en Libye. Mais je suis sûr qu'en tant qu'historien, vous serez d'accord avec moi sur le fond. Je ne sais pas si vous serez publiquement d’accord avec cela ou non, mais il est impossible d’imposer des normes démocratiques françaises ou suisses actuelles et viables aux résidents nord-africains qui n’ont jamais vécu dans des institutions démocratiques françaises ou suisses. Impossible, n'est-ce pas ? Et ils ont essayé de leur imposer quelque chose comme ça. Ou ils ont essayé d'imposer quelque chose qu'ils n'avaient jamais connu ou dont ils n'avaient même jamais entendu parler. Tout cela a conduit à des conflits et à des discordes entre tribus. En fait, la guerre se poursuit en Libye. Alors, pourquoi devrions-nous faire la même chose au Venezuela ? ...
Interrogé sur le tournant vers le nationalisme et les politiques de plus en plus à droite aux États-Unis et dans de nombreux pays européens, Poutine a déclaré que l’immigration était le principal problème :
Qu'est-ce qui se passe en Occident ? Quelle est la raison du phénomène Trump, comme vous l'avez dit, aux États-Unis ? Que se passe-t-il également en Europe ? Les élites dirigeantes se sont éloignées du peuple. Le problème évident est l’écart entre les intérêts des élites et l’énorme majorité du peuple. Bien sûr, nous devons toujours garder cela à l'esprit. Une des choses que nous devons faire en Russie est de ne jamais oublier que le but du fonctionnement et de l’existence de tout gouvernement est de créer une vie stable, normale, sûre et prévisible pour le peuple et de travailler pour un meilleur avenir. Il y a aussi la prétendue idéologie libérale, qui a outrepassé son objectif. Nos partenaires occidentaux ont admis que certains éléments de cette idéologie, tels que le multiculturalisme, ne sont plus tenables. Quand le problème de la migration a pris de l'ampleur, beaucoup de gens ont admis que la politique du multiculturalisme n’était pas efficace et que les intérêts de la population de base devaient être pris en compte. Bien que ceux qui ont connu des difficultés à cause de problèmes politiques dans leur pays d’origine aient également besoin de notre aide. C’est très bien, mais qu’en est-il des intérêts de leur propre population lorsque le nombre de migrants qui se dirigent vers l’Europe occidentale n’est pas une poignée de personnes mais bien des milliers, voire des centaines de milliers ? ... Où est-ce que je veux en venir ? Ceux qui s'inquiètent à ce sujet, les Américains ordinaires, l'examinent et disent : bon pour [Trump], au moins, il fait quelque chose, suggère des idées et cherche une solution. En ce qui concerne l'idéologie libérale, ses partisans ne font rien. Ils disent que tout va bien, que tout est comme il se doit. Mais est-ce comme ça ? Ils sont assis dans leurs bureaux confortables, tandis que ceux qui font face au problème tous les jours au Texas ou en Floride ne sont pas heureux, ils auront bientôt leurs propres problèmes. Est-ce que quelqu'un pense à eux ? La même chose se passe en Europe. J'ai discuté de cela avec beaucoup de mes collègues, mais personne n'a la réponse. Ils disent qu'ils ne peuvent pas poursuivre une politique intransigeante pour diverses raisons. Pourquoi exactement ? Juste parce que c'est comme ça, il y a la loi, disent-ils. Alors changez la loi ! Nous avons également pas mal de problèmes dans ce domaine. ... En d’autres termes, la situation n’est pas simple en Russie non plus, mais nous avons commencé à travailler pour l’améliorer. Tandis que l'idée libérale présuppose que rien ne doit être fait. Les migrants peuvent tuer, piller et violer en toute impunité car leurs droits en tant que migrants doivent être protégés. Quels sont ces droits ? Chaque crime doit avoir sa punition. Ainsi, l'idéologie libérale est devenue obsolète. Elle est entrée en conflit avec les intérêts de l'écrasante majorité de la population et les valeurs traditionnelles. Je n'essaie pas d'insulter qui que ce soit, car nous avons été condamnés pour notre prétendue homophobie. Mais nous n'avons aucun problème avec les personnes LGBT. Dieu nous en préserve, laissez-les vivre comme ils le souhaitent. Mais certaines choses nous semblent excessives. Ils affirment maintenant que les enfants peuvent jouer cinq ou six rôles de genre. Je ne peux même pas dire exactement de quel genre il s'agit, je n'en ai aucune idée. Que tout le monde soit heureux, cela ne nous pose aucun problème. Mais cela ne doit pas occulter la culture, les traditions et les valeurs familiales traditionnelles des millions de personnes constituant le noyau de la population.
Alors que Poutine dit que le libéralisme est «obsolète», il ne le déclare pas mort. Il le voit comme faisant partie d’un ensemble, mais dit qu’il ne devrait pas jouer un rôle de premier plan :
Vous savez, il me semble que les idées purement libérales ou purement traditionnelles n’ont jamais existé. Elles ont probablement déjà existé dans l’histoire de l’humanité, mais tout finit très vite dans une impasse s’il n’y a pas de diversité. Tout finit par devenir extrême d'une manière ou d'une autre. Diverses idées et opinions devraient avoir une chance d'exister et de se manifester, mais en même temps, les intérêts du grand public, de ces millions de personnes et de leurs vies, ne devraient jamais être oubliés. C'est quelque chose qui ne devrait pas être négligé. Ensuite, il me semble que nous pourrions éviter les bouleversements politiques majeurs. Cela s'applique aussi à l'idéologie libérale. Cela ne signifie pas - je pense que cela cesse maintenant d’être un facteur dominant - qu’il doit être immédiatement détruit. Ce point de vue, cette position devrait également être traitée avec respect. Ils ne peuvent tout simplement pas dicter quoi que ce soit à qui que ce soit, tout comme ils ont essayé de le faire au cours des dernières décennies. On voit des diktat partout: dans les médias et dans la vie réelle. Il est même jugé indigne de mentionner certains sujets. Mais pourquoi ? Pour cette raison, je ne suis pas un partisan de la suppression rapide, l'arrêt, l'interdiction ou la dissolution de tout, de l'arrestation ou de la dispersion de tout le monde. Bien sûr que non. L'idéologie libérale ne peut pas être détruite non plus ; elle a le droit d'exister et devrait même être soutenue dans certains cas. Mais vous ne devriez pas penser qu'elle a le droit d'être le facteur dominant absolu. C'est le but. S'il vous plaît.
L’interview contient beaucoup plus d’informations [Il est en cours de traduction, NdT] – sur les relations de la Russie avec la Chine, la Corée du Nord, l’incident de Skripal, l’économie russe, l’orthodoxie et l’attaque libérale contre l’église catholique, le multilatéralisme, le contrôle des armements et le sommet du G20 qui se déroule aujourd’hui.
Mais la plupart des médias “libéraux” ne feront que souligner la partie “obsolète” et condamner Poutine pour sa position contre l’immigration. Ils le décriront comme étant d’extrême-droite. Mais même le dalaï-lama, considéré comme une icône par de nombreux libéraux, affirme que “l’Europe, est faite pour les Européens” et que les immigrants devraient retourner dans leur pays d’origine.
En outre, comme le souligne Leonid Bershidsky, Poutine lui-même est un libéral convaincu en ce qui concerne l’économie et l’immigration :
Le conservatisme culturel de Poutine est cohérent et sincère. ... En matière d'immigration, toutefois, Poutine est, dans la pratique, plus libéral que la plupart des dirigeants européens. Il a toujours résisté aux appels visant à imposer des visas aux pays d'Asie centrale, source importante de main-d’œuvre migrante. Compte tenu de la contraction de la population russe en âge de travailler et de la pénurie de travailleurs manuels, Poutine n’est pas près de freiner ce flot, même si les gens d'Asie centrale sont musulmans - le type d’immigrants que craignent le plus les opposants à Merkel, et même Trump.
Selon Bershidsky, Poutine expose l’ensemble du panorama :
Ce que Poutine considère comme obsolète n’est pas l’approche libérale de la migration ou de la théorie du genre, ni l’économie libérale - même si la Russie a, ces derniers mois, envisagé une évolution en faveur de la planification centrale. C'est l'ordre mondial libéral. Poutine veut garder toute discussion sur les valeurs en dehors de la politique internationale et nouer des relations pragmatiques basées sur des intérêts spécifiques. ... La volonté de Poutine de placer la politique mondiale sur une base plus transactionnelle n’est pas facile à combattre; c’est un chant des sirènes et la rhétorique anti-immigration, culturellement conservatrice n’est qu’une partie de la musique.
À mon avis, il n’y a pas de «chant des sirènes» et rien à combattre. C’est seulement que Poutine est plus disposé à écouter les gens que la plupart des soi-disant “élites” occidentales.
La mondialisation, l’internationalisme libéral et l’interventionnisme ne servent tout simplement pas les intérêts des populations. Une approche transactionnelle des politiques internationales, dans le respect des principes fondamentaux de la décence humaine, est presque toujours meilleure pour eux.
Les politiciens qui veulent les votes du peuple devraient écouter Vladimir Poutine.
Moon of Alabama
Traduit par jj, relu par Wayan pour le Saker Francophone