Le 30 novembre 2015 – Source Deutsche WirtschaftsNachrichten
Pour la première fois depuis des décennies, toutes les grandes puissances européennes, ainsi que la Russie et les États-Unis, vont entrer en guerre en Syrie. Ensemble ou les unes contre les autres, ce n’est pas encore clair. Le fait est que ces guerres font rage depuis longtemps sous une forme ou une autre. Elles ont un potentiel de destruction énorme. Car personne ne sait exactement qui est ennemi et qui est ami. La situation est éminemment dangereuse.
Le déploiement militaire de toutes les grandes puissances européennes – la Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne – ainsi que l’engagement actuel des États-Unis et de la Russie en Syrie mènent à une situation géopolitique extrêmement dangereuse. De nombreux acteurs agissent masqués, de manière anonyme ou par procuration. L’escalade est l’aboutissement d’une évolution qui dure depuis plusieurs années – exploitée par les stratèges militaires, les services secrets et des groupes radicaux. «Nous sommes confrontés à une Troisième Guerre mondiale rampante», a déclaré le vice-chancelier autrichien Erhard Busek – qui n’est vraiment pas un catastrophiste – dans une interview de l’automne 2015.
Strictement parlant, nous n’avons pas affaire à une guerre mondiale, mais à quatre niveaux différents de guerres, étroitement imbriqués les uns aux autres.
L’interconnexion du monde n’a notamment pas, contrairement à ce qui était espéré, conduit à une libération complète, à plus de justice, d’égalité, de protection des minorités et de diversité : l’internet, inventé un jour par l’armée comme une nouvelle structure de communication, a été capturé par les services secrets, les grands groupes économiques, les agitateurs politiques et les grands faiseurs de profits. Nous vivons la révolution techno-industrielle par son côté destructeur : la guerre s’est approprié les possibilités de la modernité. La mort par la technologie, cela semble être l’avant-garde avec laquelle la révolution balaie le globe.
Le premier niveau concerne les guerres réelles : avec les moyens technologiques il est aujourd’hui possible de tuer de manière apparemment propre. Les drones sont guidés à distance avec un joy-stick – quelle dénomination obscène dans ce contexte – et tuent. Il n’y a pas de déclaration de guerre. La différence entre civils et soldats est abolie. Les auteurs de ce qu’on appelle des assassinats ciblés restent dans l’ombre. Il n’y a plus non plus d’armées régulières : des mercenaires combattent partout, des sectes politiques sont envoyées dans des guerres par procuration. Les seuls qui ont encore un visage sont ceux qui doivent en supporter les conséquences. Les morts nous restent pour la plupart cachés – comme s’ils étaient abusés une nouvelle fois à des fins de propagande.
Les accusateurs muets de ces guerres réelles ont pourtant un visage : ce sont les réfugiés, qui sont arrivés par centaines de milliers en Europe en 2015. Ils avaient été chassés par les guerres, dont personne ne connaît les chefs. Ils sont venus perturber l’Europe dans son confort et nous font savoir qu’il y a la guerre dans le monde.
La deuxième guerre est la guerre financière : grâce à l’interconnexion mondiale, il est possible de faire circuler l’argent sur toute la terre à la vitesse de la lumière. De nombreuses manifestations hostiles actuelles, qui nous semblent des énigmes, sont préparées longtemps à l’avance. Elles sont le résultat d’attaques ciblées sur d’autres systèmes financiers. Les gouvernements des grands pays commandent des armées entières de guerriers financiers. Ils agissent sans qu’on les connaisse. Ils peuvent à tout moment provoquer la chute d’un autre gouvernement ou d’une entreprise. Ils sont mis en position de manipuler, d’attaquer ou de riposter. On ne les voit pas, on ne les entend pas, on ne les connaît pas. Et pourtant ces véritables armes de destruction massive peuvent précipiter en une nuit des continents entiers dans le malheur.
La troisième guerre est ce qu’on appelle la cyberguerre : l’internet, attendu par les fous d’informatique et les adorateurs de Steve Jobs comme un nouveau paradis, est devenu l’antichambre de l’enfer de la destruction. Là aussi les auteurs et les tireurs de ficelles restent inconnus. Des infrastructures entières peuvent être paralysées par des hackers professionnels. Jusqu’où ces structures sont dangereuses et dans quelle mesure elles se sont développées entretemps se manifeste dans le fait que les États-Unis et la Chine ont récemment entamé des négociations sur un accord de désarmement : on veut se mettre d’accord sur le principe que la destruction de barrages, de centrales électriques, de centrales nucléaires et d’installations de transport doivent être exclues. La négociation des grandes puissances sur leur volonté d’éviter la destruction le prouve : aujourd’hui, elles sont déjà en situation de détruire. Ces possibilités offertes par la guerre intelligente font passer la bombe atomique pour un gourdin à côté d’un avion de chasse.
La quatrième guerre qui fait rage à l’ère technologique est la guerre de la propagande. En fait, il existerait aujourd’hui la possibilité d’une liberté et d’une diversité insoupçonnée. Pourtant, la crise économique et l’érosion du modèle commercial ont poussé de nombreux journaux dans les bras des Docteur Diafoirus de la communication et des machines de relations publiques. Aujourd’hui, les journalistes disposent de peu de temps et il leur arrive souvent d’être moins compétents professionnellement. Ils doivent manger dans la main de ceux qui ne s’intéressent pas à l’information mais à l’induction en erreur. Dans la plupart des pays d’Europe, les stations publiques de radio et de télévision devraient effectivement informer l’opinion publique sur l’échec des gouvernements. Pourtant, ils sont contrôlés par ces gouvernement eux-mêmes qui se financent par des taxes obligatoires. Cela ne peut pas fonctionner.
C’est ainsi que les médias sont entraînés dans les guerres de propagande qui doivent orchestrer les guerres réelles, les guerres financières et les cyberguerres. Dont les moyens sont inépuisables. Et dont l’absence de scrupules est universelle.
Les guerres ne sont jamais déclenchées pour des raisons éthiques. Et au cours des guerres, toutes les parties se sont toujours rendues coupables de crimes. Il y a naturellement des gradations : la Shoah, donc l’assassinat, rationnellement planifié et techniquement exécuté à une échelle industrielle, de six millions de juifs en Europe, de même que le meurtre, pratiqué avec la même précision glaciale, [des opposants politiques, NdT], des Sinti et des Roms, des homosexuels, des handicapés et d’autres minorités constituent un événement unique dans l’histoire de l’humanité. Le souvenir des crimes des nazis et de leurs assistants zélés a conduit à ce que l’Europe, au cri de Plus jamais la guerre!, bénéficie d’une période inhabituellement longue de paix et de prospérité.
Mais les cavaliers de l’Apocalypse n’ont pas disparu. Ils ont seulement changé de tactique. Aujourd’hui, un demi-siècle plus tard, cette époque dorée semble avoir pris fin : tous les États sont effrayés par la révolution techno-industrielle, ou en effervescence. Ils utilisent les nouvelles possibilités pour tester la situation, pour lancer des coups de sonde ou créer véritablement de nouveaux faits. Ces dernières années, les réalités dans le monde ont changé. Presque tous les pays ont des problèmes fondamentaux qui les forcent à agir. Pour nombre d’entre eux, le moyen actuel est la fuite en avant, donc la guerre. Les nouvelles technologies permettent aux États de détourner l’attention de leurs problèmes internes par des actions violentes. Ils recherchent la solidarité de leurs propres citoyens avec de nouveaux boucs émissaires.
La guerre en Syrie réunit toutes ces formes de la guerre moderne. Il n’est pas certain qu’elle se radicalise. L’avion russe abattu par la Turquie nous fait cependant voir avec quelle rapidité la situation peut dégénérer. On doit dire de manière réaliste : si ce n’est pas en Syrie, les hostilités mondiales frapperont ailleurs.
Le surendettement mondial, le déséquilibre démographique, la révolution technologique et ses applications possibles ainsi que l’inégalité croissante des revenus agissent à l’ère de la mondialisation comme des boutefeux : il est tout à fait concevable que nous nous trouvions déjà dans une Guerre de Trente Ans moderne. Si elle continue à s’envenimer, les générations qui viendront après nous trouveront une terre brûlée, comme après la Guerre de Trente Ans en Europe [1618-1648 Traité de Westphalie].
Ce texte est un extrait actualisé du nouvel ouvrage publié par Michael Maier. Il y analyse les conséquences des guerres modernes pour l’Allemagne et l’Europe. L’essence de ces guerres et l’anonymat : personne ne sait plus qui est l’ennemi, qui et l’ami. La peur devient le sentiment dominant mondial créant ainsi les conditions idéales pour la violence, la répression et le totalitarisme. Il n’y a plus d’îles des bienheureux.
Michael Maier: Das Ende der Behaglichkeit. Wie die modernen Kriege Deutschland und Europa verändern. FinanzBuch Verlag München, 228 pages, 19,99€.
Traduit par Diane, édité par jj, relu par Literato pour le Saker Francophone