Par Pepe Escobar − Le 24 août 2020 − Source Asia Times via The Saker
Commençons par l’histoire d’un sommet qui disparaît étrangement.
Chaque mois d’août, la direction du Parti communiste chinois (PCC) converge vers la ville de Beidaihe, une station balnéaire à environ deux heures de Pékin, pour discuter de politiques sérieuses qui se fondent ensuite dans des stratégies de planification à approuver lors de la session plénière du Comité central du PCC, en octobre.
Le rituel Beidaihe a été établi par nul autre que le grand timonier Mao, qui aimait la ville où, non par accident, l’empereur Qin, l’unificateur de la Chine au IIIe siècle av. J.-C., tenait un palais.
2020 étant, jusqu’à présent, une année notoire pour vivre dangereusement, il n’est pas surprenant qu’en fin de compte la rencontre de Beidaihe soit introuvable. Pourtant, l’invisibilité de Beidaihe ne signifie pas que cela n’a pas eu lieu.
Acte 1, le fait que le Premier ministre Li Keqiang avait tout simplement disparu de la vue du public pendant près de deux semaines – après que le président Xi a présidé une réunion cruciale du Politburo à la fin du mois de juillet où ce qui a été présenté n’était rien moins que la stratégie de développement de la Chine pour les quinze prochaines années.
Li Keqiang a refait surface en présidant une session spéciale du tout-puissant Conseil d’État, tout comme le principal idéologue du PCC, Wang Huning – qui se trouve être le numéro 5 du Politburo – s’est présenté en tant qu’invité spécial à une réunion de la All China Youth Federation.
Ce qui est encore plus intriguant, c’est qu’à côté de Wang, se trouvait Ding Xuexiang, nul autre que le chef de cabinet du président Xi, ainsi que trois autres membres du Politburo.
Dans ce jeu d’ombres «vu … pas vu …», le fait qu’ils se soient tous présentés ensemble après une absence de près de deux semaines a conduit des observateurs chinois avisés à conclure que Beidaihe avait effectivement eu lieu. Même si aucun signe visible d’action politique en bord de mer n’avait été détecté. La version semi-officielle est qu’aucune réunion n’a eu lieu à Beidaihe à cause de la Covid-19.
Pourtant, c’est l’Acte 2 de la pièce qui peut régler l’affaire pour de bon. La désormais célèbre réunion du Politburo de fin juillet présidée par Xi a en fait scellé la session plénière du Comité central en octobre. Traduction : les contours de la feuille de route stratégique à venir avaient déjà été approuvés par consensus. Il n’était pas nécessaire de se retirer à Beidaihe pour de plus amples discussions.
Ballons d’essai ou politique officielle ?
L’intrigue s’épaissit lorsqu’on prend en considération une série de ballons d’essai qui ont commencé à flotter il y a quelques jours dans certains médias chinois.
Voici quelques-uns des points clés.
1. Sur le front de la guerre commerciale, Pékin ne fermera pas les entreprises américaines déjà actives en Chine. Mais les entreprises qui souhaitent entrer sur le marché de la finance, des technologies de l’information, des soins de santé et de l’éducation ne seront pas agréées.
2. Pékin ne se débarrassera pas de toute sa masse écrasante de bons du Trésor américain en une seule fois, mais – comme cela se produit déjà – le désinvestissement s’accélérera. L’année dernière, cela représentait 100 milliards de dollars. Jusqu’à la fin de 2020, cela pourrait atteindre 300 milliards de dollars.
3. L’internationalisation du yuan, également prévisible, sera accélérée. Cela inclura la configuration des paramètres finaux pour la compensation des dollars américains via le système chinois CHIPS – prévoyant la possibilité explosive que Pékin pourrait être coupé de SWIFT par l’administration Trump ou quiconque sera au pouvoir à la Maison Blanche après janvier 2021.
4. Sur ce qui est largement interprété à travers la Chine comme le front de la «guerre tous azimuts», principalement la guerre hybride, l’APL – Armée populaire de libération – a été mise en alerte de niveau 3 – et tous les congés sont annulées pour le reste de 2020. Il y aura une campagne concertée pour augmenter les dépenses globales de défense à 4% du PIB et accélérer le développement des armes nucléaires. Des détails ne manqueront pas d’apparaître lors de la réunion du Comité central d’octobre.
5. L’accent est mis globalement sur le principe très chinois de l’autosuffisance et sur la construction de ce qui peut être défini comme un système économique national de «double voie» : la consolidation du projet d’intégration eurasienne en parallèle avec un mécanisme global de règlement en yuan.
Ce schéma implique ce qui a été décrit ainsi :
… abandonner fermement toutes les illusions sur les États-Unis et mener une mobilisation de guerre avec notre peuple est intégré à cette dynamique. Nous allons vigoureusement promouvoir la guerre pour résister à l’agression américaine (…) Nous utiliserons un état d’esprit guerrier pour diriger l’économie nationale (…) Préparez-vous à l’interruption complète des relations avec les États-Unis.
On ne sait pas dans l’état actuel des choses s’il ne s’agit que de ballons d’essai diffusés dans l’opinion publique chinoise ou de décisions prises lors du Beidaihe «invisible». Ainsi, tous les regards seront tournés vers le type de langage dans lequel cette configuration alarmante sera enrobée lorsque le Comité central présentera sa planification stratégique en octobre. De manière significative, cela se produira seulement quelques semaines avant les élections américaines.
Tout est une question de continuité
Tout ce qui précède reflète quelque peu un débat récent à Amsterdam sur ce qui constitue la «menace» chinoise pour l’Occident. Voici les points importants :
1. La Chine renforce constamment son modèle économique hybride – qui est une rareté absolue, à l’échelle mondiale : ni totalement publique, ni économie de marché.
2. Le niveau de patriotisme est stupéfiant : lorsque les Chinois font face à un ennemi étranger, 1.4 milliard de personnes agissent comme un seul homme.
3. Les mécanismes nationaux ont une force énorme : absolument rien n’empêche la pleine utilisation des ressources financières, matérielles et humaines de la Chine une fois qu’une politique est définie.
4. La Chine a mis en place la chaîne industrielle d’approvisionnement la plus complète de la planète, sans interférence étrangère si nécessaire – enfin presque, il y a toujours à résoudre la question des semi-conducteurs pour Huawei.
La Chine planifie non seulement en années, mais en décennies. Les plans quinquennaux sont complétés par des plans décennaux et, comme l’a montré la réunion présidée par M. Xi, des plans sur quinze ans. La Belt and Road Initiative (BRI) [les Routes de la soie] est en fait un plan de près de quarante ans, conçu en 2013 pour s’achever en 2049.
La continuité est le nom du jeu – quand on pense que les cinq principes de la coexistence pacifique, développés pour la première fois en 1949 puis étendus par Zhou Enlai à la conférence de Bandung en 1955, sont gravés dans le marbre comme les lignes directrices de la politique étrangère de la Chine.
Le collectif Qiao, un groupe indépendant qui étend le rôle du qiao – «pont» – au stratégiquement important huaqiao – «diaspora chinoise» – est pertinent en constatant que Pékin n’a jamais proclamé un modèle chinois comme solution aux problèmes mondiaux. Ce qu’ils vantent, ce sont les solutions chinoises aux conditions chinoises spécifiques.
Il est également souligné avec force que le matérialisme historique est incompatible avec la démocratie libérale capitaliste imposant l’austérité et le changement de régime aux systèmes nationaux, les forçant vers des modèles préconçus.
Cela revient toujours au cœur de la politique étrangère du PCC : chaque nation doit tracer une voie adaptée à ses conditions nationales.
Et cela révèle les contours complets de ce qui peut être raisonnablement décrit comme une méritocratie centralisée avec des caractéristiques confucéennes et socialistes : un paradigme de civilisation différent que la «nation indispensable» refuse toujours d’accepter et n’abolira certainement pas en pratiquant la guerre hybride.
Pepe Escobar
Traduit par jj, relu par Hervé pour le Saker Francophone
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