Par Dmitry Orlov – Le 23 janvier – Source Club Orlov
Dans ma jeunesse, j’ai participé à des manifestations contre la guerre, non pas pour protester contre la première guerre du Golfe, car je voyais déjà que ces manifestations seraient vaines, mais pour draguer des femmes. Bien sûr, je criais « Pas de guerre pour le pétrole ! » aussi fort que je le pouvais, mais ce n’était que mon appel à l’accouplement. Même à cette époque trouble, j’étais déjà assez intelligent pour savoir que « Pas de guerre pour le pétrole ! » était une chose spectaculairement stupide à crier. « Nous voulons mourir ! » aurait été tout aussi stupide. Que feraient les Nord-Américains, dont les propres réserves sont gravement épuisées, mais dont les banlieues dépendantes de la voiture s’étendent encore et toujours, que feraient-ils sans le pétrole volé à un pays malchanceux ? Ramper lentement vers la station d’essence la plus proche et mourir d’épuisement en cours de route ? Mais nous ne sommes pas encore morts, alors remontons le chemin de la mémoire et voyons comment cette situation s’est produite, puis revenons pour voir où nous en sommes aujourd’hui.
Il était une fois une nation remarquablement dotée en pétrole et autres dérivés, avec des puits de pétrole prolifiques comme le célèbre Spindletop dans l’Est du Texas. Les jeunes Américains s’affrontaient pour savoir qui pouvait brûler le plus de gomme tout en obtenant la plus grande consommation d’essence. Je me suis retrouvé plongé dans la fin de cette expérience ratée : ma première voiture était un yacht terrestre monstrueux et lourd : une Chevrolet Caprice de 68. En 1970, un phénomène appelé Peak Oil a frappé les États-Unis, la production de pétrole a chuté et des mesures drastiques sont devenues nécessaires. L’une d’entre elles consistait à passer d’un système « prenez nos dollars ou notre or » à un système « prenez nos dollars ou sinon » : si vous n’aimez pas les dollars, nous avons aussi des bombes. Une autre a consisté à s’attaquer directement au pétrole, où qu’il se trouve dans le monde, et à essayer de le prendre sans le payer. Mais toutes les choses, bonnes ou mauvaises, ont une fin, et le pétrole gratuit ne fait pas exception. En fait, ce à quoi nous assistons en ce moment est un phénomène que je souhaiterais appeler le pic du pétrole gratuit.
Il est toujours possible de produire des quantités arbitraires de pétrole pour des sommes arbitraires (à savoir, le pétrole de schiste aux États-Unis, qui est toujours exploité, mais n’a jamais fait beaucoup de profit et a généré un énorme tas de dettes). Mais ce processus détruit plus de richesses qu’il n’en crée, et aucune des économies développées du monde – ni les États-Unis, ni l’UE, ni le Japon – ne peut continuer à fonctionner normalement si elle doit effectivement payer pour tout son pétrole.
Tant l’Allemagne que le Japon affichent actuellement des baisses à deux chiffres de leur activité industrielle d’une année sur l’autre. Les États-Unis semblent aller un peu mieux, mais cela est probablement dû à une fraude monétaire et comptable endémique ; si l’on considère la consommation d’électricité et l’activité de fret, leur économie physique se détériore également rapidement. Dans le même temps, les efforts déployés pour trouver davantage de pétrole gratuit ont échoué. La tentative de renverser les dirigeants du Venezuela et de voler le pétrole de ce pays a définitivement échoué, les sociétés russes et chinoises étant désormais fermement implantées dans les champs pétrolifères du pays. Ailleurs, la Russie et l’Iran résistent indubitablement au pillage, le dispositif en Irak devient politiquement fragile et, alors que les troupes américaines campent toujours pour garder les champs de pétrole syriens (et exproprier le pétrole), les affaires se corsent. Le dernier domino à être tombé est la Libye : la majeure partie de sa production pétrolière est actuellement bloquée.
Historiquement, l’armée américaine a joué un rôle essentiel dans la sécurisation des approvisionnements en pétrole gratuit. Divers caches-sexe fallacieux ont été déployés pour justifier le rapine et le pillage flagrants : armes de destruction massive, hébergement de terroristes, lutte contre un « axe du mal » fictif et la, toujours préférée, intervention humanitaire. Cela nous amène à aujourd’hui, et à ce tweet hilarant et hypocrite de l’ambassade américaine en Libye :
Ambassade des USA – Libye
Nous sommes profondément préoccupés par le fait que la suspension des activités de la National Oil Corporation (NOC) risque d’exacerber l’urgence humanitaire en #Libye et d’infliger de nouvelles souffrances inutiles au peuple libyen. Les opérations de la NOC devraient reprendre immédiatement. bit.ly/3at4vwx
La raison de cette hypocrisie hilarante est que la situation humanitaire désastreuse en Libye est entièrement la faute des États-Unis et de leurs alliés qui ont transformé ce qui était autrefois la nation la plus riche et la plus prospère de toute l’Afrique du Nord en un enfer de commerce d’esclaves, infesté de terroristes où les migrants se font bourrer les cavités corporelles de cocaïne et d’héroïne avant d’être jetés à la dérive en Méditerranée, pour être ramassés et expédiés en Europe. 1
Pendant ce temps, la Libye continuait à produire beaucoup de pétrole, qui était dûment extrait et expédié alors même qu’une guerre civile faisait rage dans le pays. Le produit des ventes de pétrole était administré par les Nations unies et une partie de l’argent était utilisée pour soutenir un gouvernement fantoche (GNA) soutenu par l’Occident à Tripoli, qui est tenu par des mécréants islamistes assez semblables, et d’une certaine manière identique, à ceux qui se terrent dans la province d’Idlib en Syrie. Auparavant, ils étaient répartis dans toute la Syrie, mais maintenant ils sont confinés dans la réserve de Gremlins d’Idlib et sont lentement expulsés de là par l’armée syrienne – et transférés à Tripoli [Par la Turquie, NdT]. En fait, Tripoli et Idlib font partie du même écosystème terroriste : Hillary Clinton a allumé le feu sous la Syrie en exportant des armes libyennes et des djihadistes vers la Syrie ; et maintenant certains d’entre eux (ceux qui sont encore en vie après les coups de marteau reçus des Russes) reviennent en Libye.
Mais cela ne fonctionne pas très bien pour eux car, pendant ce temps, l’armée nationale libyenne, sous la direction du maréchal Khalifa Belqasim Haftar (LNA), a conquis la majeure partie du territoire libyen, y compris la plupart des champs pétrolifères. Les troupes de Haftar sont maintenant occupées à pilonner l’aéroport de Tripoli. Une fois qu’il sera fermé, il n’y aura plus beaucoup d’espoir de réapprovisionner le gouvernement fantoche. Et puis une autre chose terrible est arrivée : Haftar a décidé qu’autoriser la poursuite des exportations de pétrole n’était pas une stratégie pour lui, puisque les Nations Unies utilisent les recettes pour approvisionner son ennemi. Et c’est ainsi que les exportations de pétrole ont cessé.
Haftar est un personnage très intéressant. Il était autrefois proche de l’ancien dirigeant libyen Mouammar Kadhafi, qu’il a aidé à renverser la monarchie libyenne et à prendre le pouvoir. Par la suite, ils se sont brouillés et Haftar a passé deux décennies aux États-Unis, à proximité du siège de la CIA, au cours desquelles il est devenu un ressortissant américain. Mais il est également diplômé de l’Académie militaire Frunze à Moscou et parle couramment le russe. Il est probablement le commandant militaire le plus compétent et le plus capable que la Libye ait jamais produit. Et maintenant, il est en train de gagner la guerre.
Une vague d’activité diplomatique a récemment éclaté au sujet de la situation en Libye, les dirigeants américains et européens ayant soudainement réalisé que leur accès au pétrole libyen gratuit pourrait être interrompu. Une conférence a eu lieu à Moscou, où des progrès ont soi-disant été réalisés sur un accord de cessez-le-feu, mais Haftar n’a pas voulu le signer, probablement parce qu’il est très près de la victoire. Le temps joue en sa faveur : il n’a plus qu’à attendre pour remporter la victoire. Mais en attendant, il est toujours agréable de parler aux différents dirigeants nationaux et d’écouter ce qu’ils seraient prêts à faire pour vous si seulement vous aviez la gentillesse de ré-ouvrir le robinet de pétrole. Après la conférence de Moscou, une autre conférence a été organisée à Berlin, avec la participation de nombreux dirigeants européens et du secrétaire d’État américain Mike Pompeo, et un processus de Berlin a été annoncé en grande pompe, mais, là encore, sans résultat et avec Haftar qui reste en position de force.
Un jeu curieux se joue à l’égard de la Libye par Vladimir Poutine et le Turc Recep Erdoğan, où Poutine soutient Haftar tandis que Erdoğan, avec les États-Unis, l’ONU et l’OTAN, est derrière le gouvernement fantoche de Tripoli. Il l’a même soutenu en envoyant un nombre symbolique de troupes turques, ainsi que quelques islamistes troglodytes de la province syrienne d’Idlib. Ensemble, Poutine et Erdoğan apparaissent comme les arbitres de la situation en Libye, Poutine étant particulièrement précieux en raison de ses solides relations avec Haftar. Le fait que la Turquie et la Russie soient les arbitres suprêmes de la libre circulation du pétrole est un peu un cauchemar. Les deux pays ont mené douze (douze !) guerres l’un contre l’autre, et s’ils coopèrent et font des affaires maintenant, c’est parce qu’ils ont appris à ne pas tenir compte des coups de couteau occasionnels. Ce niveau d’intrigue byzantine semble dépasser les compétences des dirigeants européens et américains contemporains. C’est pourquoi tous essaient maintenant de flatter Poutine afin qu’il puisse s’imposer sur Haftar pour, s’il vous plaît, s’il vous plaît, faire en sorte que le pétrole coule à nouveau gratuitement, tout en se livrant à une connivence pathétique entre eux.
L’atmosphère de la conférence sur la Libye à Berlin était un peu inhabituelle. Poutine était en retard comme le veut la mode, et il y a eu un drôle de moment « Où est Poutine ? », car rien ne pouvait commencer avant qu’il n’arrive. Lorsqu’il est enfin arrivé, tout le monde a été très gentil avec lui. Même Mike Pompeo lui a donné une respectueuse tape dans le dos. Ceux qui pouvaient le faire discutaient avec lui en russe : Angela Merkel, une bonne écolière est-allemande, le parle assez bien ; le secrétaire général des Nations unies, António Guterres, le parle apparemment aussi et a fait un effort. Et, bien sûr, Poutine et Haftar n’ont pas besoin d’un traducteur. Tout cela a été très agréable et très poli, mais Haftar a de nouveau refusé de signer quoi que ce soit et, une fois de retour en Libye, a repris le lancement de missiles sur l’aéroport de Tripoli. Le résultat est le suivant : il n’y a plus de pétrole gratuit, et aucune soumission de la part des « leaders mondiaux » ne changera cela.
Comme je l’ai mentionné, l’armée américaine a joué un rôle essentiel dans l’approvisionnement en pétrole gratuit. Mais maintenant, elle semble connaître des temps difficiles, avec toute une série d’incidents embarrassants. Les attaques réussies de drones yéménites sur les installations pétrolières saoudiennes à Abqaiq ont démontré que les systèmes de défense aérienne américains sont inutiles. Ce message a été renforcé par l’absence totale de réponse américaine à l’attaque de précision de l’Iran contre les bases de drones de l’ONU en Irak à la suite de l’assassinat par les États-Unis du général Qasem Soleimani, général de division iranien. Aucun des missiles iraniens n’a été abattu et les photos satellites ont témoigné de la précision chirurgicale des frappes. Personne n’a été tué, mais certaines troupes ont souffert de commotions cérébrales et un certain nombre ont eu besoin d’une aide psychologique pour faire face à la soudaine prise de conscience qu’assassiner des personnes à l’aide de drones n’est pas vraiment comme jouer à des jeux vidéo mais peut en fait vous faire tuer, et que vos collègues ne peuvent rien faire pour vous protéger.
Après l’assassinat et les représailles iraniennes, Trump est apparu lors d’une conférence de presse, l’air plutôt secoué mais flanqué de militaires à l’air furieux qui se tenaient fermement au garde-à-vous et pratiquaient des mouvements oculaires pleins d’ardeurs. Il a déclaré que les États-Unis ne voulaient pas déclencher une guerre, que les États-Unis disposaient de la meilleure armée au monde, puis il s’est mis à dénigrer les Iraniens comme à son habitude. C’est comme si une mafia avait ordonné un meurtre, puis ses tueurs à gages auraient été battus en public, et tout ce qu’il a pu dire, c’est « nos tueurs à gages sont les meilleurs du monde », il a chanté un peu de scat et a fait un pas de deux devant les caméras avant d’en rester là. La perte de face a été totale.
Si les États-Unis sont aujourd’hui trop faibles militairement pour tenir tête à des opposants tels que le Yémen et l’Iran, sans parler de la Russie ou de la Chine, alors l’UE et le reste de l’OTAN ne sont même pas des sujets dignes d’intérêt. Quelle que soit la fureur avec laquelle l’US Navy va sillonner les mers vides, bien loin de toute zone de conflit potentiel, et quel que soit le nombre de pétards qu’ils lancent en Europe de l’Est tout en arrachant la terre, ils ne parviennent même pas à poser des problèmes. Et si c’est le cas, il n’est tout simplement plus question de continuer à intimider les pays pour qu’ils abandonnent leur pétrole gratuitement. Le pic pétrolier semble revenir en force, sauf qu’il ne s’agit pas tant de géologie ou d’économie. Il s’agit plutôt de l’incapacité des pays qui ont un besoin urgent de pétrole gratuit à y accéder.
Dmitry Orlov
Le livre de Dmitry Orlov est l’un des ouvrages fondateurs de cette nouvelle « discipline » que l’on nomme aujourd’hui : « collapsologie » c’est à-dire l’étude de l’effondrement des sociétés ou des civilisations.
Traduit par Hervé, relu par Kira pour le Saker Francophone
Notes
- L’auteur m’a confirmé en aparté cette idée de trafic de drogue en utilisant les migrants pour leur faire payer le voyage, drogue provenant d’Amérique du Sud et convoyée par avion jusqu’aux côtes africaines, NdT ↩
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