Boris Johnson : un improbable Jacobin remettant en cause le paradigme en place


Par Alastair Crooke − Le 23 décembre 2019 − Source Strategic Culture

crooke alastairLa question du Brexit est réglée – par un résultat électoral clair : nous pouvons maintenant respirer et, avec un soupir de soulagement, nous enfoncer plus profondément dans nos chaises et tourner notre attention vers d’autres questions. Est-ce bien sûr ? La vie est-elle sur le point de se normaliser ? Peut être pas.

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© Photo: Wikimedia

En l’espace de six mois, Johnson, en tant que Premier ministre, ayant hérité d’un État profondément démoralisé et conflictuel, l’a transformé en triomphe politique. Depuis que Johnson a pris le pouvoir, son impact a été révolutionnaire : il l’a «fait» ; il a fait l’impossible – mais l’a fait en agissant exactement à l’encontre de ce à quoi le rationalisme conventionnel aurait pu s’attendre.

Le voici, au départ, dirigeant un gouvernement minoritaire contre un parlement extrêmement hostile et épineux. Que ferait un leader rationnel dans de telles circonstances ? Il serait conciliant ; appellerait les gens à lui ; demanderait de l’aide … Pas Johnson. Non, il a simplement déchiré l’aile la plus libérale de son parti – se condamnant ainsi à être un Premier ministre ayant la pire « majorité », avec un déficit de 40 voix – et, par conséquent, faisant face au risque de voir sa politique sérieusement repoussée par n’importe quelle attaque de députés lambda voulant tordre le cou à ses œuvres.

Il a surmonté cette «bizarrerie» comportementale particulière en disant explicitement qu’il sacrifierait les sièges des Home Counties Tory (métropolitains) dans un pari pour percer le «mur rouge» du Nord du Pays de Galles et les sièges «rouges» – c’est-à-dire travaillistes – du Nord de l’Angleterre. Certaines de ces circonscriptions – maintenant Tory – n’avaient jamais voté Tory. Certains avaient voté pour la dernière fois Tory au 19e siècle. Quel orgueil. Mais cela a fonctionné – et Johnson a maintenant la chance de pouvoir redéfinir la Grande-Bretagne comme peu de politiciens en ont eu l’opportunité avant lui.

Le point important, ici, est qu’un tel radicalisme – un tel comportement à contre-courant – ne peut pas se limiter, et ne se limitera pas au succès des élections de ce mois. Johnson a vraiment inversé la carte politique du Royaume-Uni – loin de la norme d’après-guerre – d’une manière que d’autres politiciens dans d’autres pays ne peuvent pas ne pas noter, et peut-être chercher à imiter pour leur propre situation. Son approche radicale pourrait offrir une «étude de cas» sur la manière de sortir l’Europe d’une stagnation digne d’une après-guerre.

Beaucoup le nieront – disant qu’il ne s’agit que d’une affaire proprement britannique – ne concernant que le Brexit. Et que le résultat des élections n’est qu’une victoire pour la position pro-Brexit, plutôt que la base d’une refonte de la «politique nationale».

Bien sûr, ce n’est que le début. Des erreurs seront commises. Pourtant, ce point de vue loupe l’essentiel : «Johnson et son équipe ont une vision très différente du Brexit : Johnson a fait valoir dans son interview avec The Spectator, pendant la campagne, que le vote pour quitter l’UE était motivé par les inégalités régionales. Ce diagnostic signifie que sa prescription est pour un Brexit qui se traduira par un modèle économique fonctionnant mieux pour l’ensemble du pays».

«Ce sera la priorité, et cela confondra ceux qui pensent que ce gouvernement est une sorte de triomphe de l’économie du laissez-faire… Il réfléchit à la façon dont le gouvernement peut relever les régions du pays qui ont été négligées. Il s’intéresse à la stratégie régionale et industrielle, des projets qui ont mauvaise réputation dans les cercles du Centre-droit». Ou, en d’autres termes, comment offrir aux «déplorables» qui ont langui économiquement dans les circonscriptions du Mur rouge, une meilleure économie – et un cadre de vie rajeuni.

Pour être clair, c’est le contraire du laissez-faire.

Une partie du pays – son «étendue» nationale – très majoritairement blanche, largement ouvrière, plus pauvre que la moyenne et maintenant plus âgée que la moyenne – avait été le cœur des circonscription électorales du Labour, le parti travailliste. Il était resté fidèle au parti travailliste, alors même que le Parti se transformait, sous Blair, en un mouvement pleinement conforme au consensus de Washington et à la «bulle de Davos».

Au fil du temps cependant, l’électorat du Labour est devenu plus petit, plus métropolitain, plus riche, plus diversifié, plus jeune et plus instruit ; ou, en d’autres termes, plus «Davos-compatible». Alors que l’électorat conservateur est devenu plus pauvre, plus blanc, plus âgé, moins éduqué et plus provincial – un peu comme l’électorat des Déplorables du GOP – le Parti républicain – aux États-Unis, pour faire bref.

Voici la clef. La dynamique sous-jacente ne concerne pas seulement le Brexit, comme Johnson le voit bien ; mais partout où l’expérience économique néolibérale financiarisée d’aujourd’hui s’est étendue, comme en Grande-Bretagne ; et a saisi le monde. La richesse est passée des 60% – de l’étendue périphérique – à un centre d’élites métropolitaines. Pas seulement en Grande-Bretagne, mais partout.

Maintenant, nous pouvons assister à une expérience audacieuse pour supprimer le pompage de toutes les richesses supplémentaires par le centre métropolitain. Et si l’expérience réussit,  si le domaine public sur le territoire national peut effectivement être relevé, si le gouvernement Johnson peut y parvenir, il deviendra un projet pilote pour de nombreux autres pays. Tout indique que Johnson entend poursuivre cet objectif – en tant que vrai «jacobin». Cummings et Johnson envisagent une véritable révolution culturelle dans la gouvernance du Royaume-Uni.

C’est le message le plus profond du résultat des élections au Royaume-Uni. La domination métropolitaine, prônée par «les oracles de Davos», et soutenue par la « Gauche » – que ce soit au Royaume-Uni, aux États-Unis ou en Europe – a provoqué la scission de sa base – comme le Labour – en négligeant les préoccupations de ses électeurs de l’arrière-pays. Nous n’avons qu’à nous tourner vers les partenaires de la coalition d’Angela Merkel, les sociaux-démocrates (SPD), pour savoir pourquoi les élections au Royaume-Uni ne sont pas une simple affaire britannique locale. Le SPD vient d’élire une nouvelle direction radicale – hostile à la coalition gouvernementale – en réaction à son effondrement en tant que force politique, précisément parce qu’eux aussi se sont éloignés de leur électorat de base. [Et voir ce qu’est devenu le Parti socialiste en France, NdT]

Quel est le plan de Johnson pour y arriver ? Comment peut-il dynamiser l’arrière-pays dégradé, soigner sa vétusté ? Encore une fois – Johnson opte pour des réponses atypiques : par des investissements massifs de l’État dans la Recherche et Développement pour semer et incuber l’activité technologique entrepreneuriale. Il s’agit d’une reconnaissance de la guerre technologique croissante entre les États-Unis et la Chine, et la nécessité pour les États européens de se donner les moyens de trouver de nouvelles niches, entre deux géants écrasant tout, en investissant dans les infrastructures de transport et dans les ports francs. L’idée est simple : avoir des zones où les marchandises peuvent aller et venir sans payer de droits de douane. Les conservateurs se sont engagés à en créer dix – c’est-à-dire étendre et déplacer l’activité économique en Grande-Bretagne.

Dans une récente interview, Ashton Carter, l’ancien secrétaire américain à la Défense, parlant de la Chine, déplore que le libre-échange américain, le paradigme du marché libéral – dont l’ascendant absolu, il y a si peu de temps, était considéré comme indépassable – soit inopinément remis en question maintenant par d’autres modèles économiques : par des économies mixtes, comme celle de la Chine, ayant certains aspects d’un laissez-faire, d’une économie de marché, mais le tout étant soumis à une direction étatique.

Eh bien, n’est-ce pas exactement ce que l’équipe de Johnson semble avoir en tête ? Un défi radical au paradigme économique dominant ? Les dirigeants chinois le comprendraient immédiatement.

Et bien qu’il soit trop tôt pour le dire, cela pourrait-il être aussi un premier pas éloignant Johnson du modèle américain dominant de gestion monétaire des économies d’aujourd’hui [lire : dominées par le privilège du dollar comme monnaie de réserve, NdT] ? Est-ce là le signe supplémentaire d’une tendance que Carter trouve si troublante ?

La carte politique du Royaume-Uni a déjà été inversée. Et maintenant, son modèle économique doit être refondu – soit vers un nouveau cadre lié à l’Europe, soit comme une plate-forme commerciale radicale en roue libre. Le manifeste conservateur était une inclinaison vers le modèle économique de l’UE et une répudiation implicite d’un «Singapour sur Tamise» : pas d’allègements fiscaux radicaux ; impôt sur les sociétés maintenu à 19% ; taux d’imposition sur le revenu restant au niveau supérieur de l’OCDE, aligné sur l’UE plutôt que sur le monde, et seulement des changements modestes à la Sécurité Sociale, en tenant compte de l’électorat du Mur rouge. Pourtant, Johnson est finalement confronté à un choix binaire : soit le Royaume-Uni se dirige vers l’orbite de réglementation et de commerce des États-Unis, soit il reste dans celle plutôt différente de l’UE, entouré de clauses maximalistes de « règles du jeu équitables », et pas vraiment débarrassé du droit de l’UE.

Johnson surprendra-t-il également ici ? La pensée conventionnelle est qu’il n’est tout simplement pas possible de négocier un accord commercial d’ici fin décembre 2020 – date limite que les conservateurs se sont imposée, en droit.

Cela signifie-t-il que le Premier ministre se débrouillera ensuite avec un accord de libre-échange de type «standard» tel que le FTA du Canada ? Cependant, si Johnson cherche un alignement moindre du Royaume-Uni sur les règles de l’égalité des chances de l’Europe, ce que l’UE acceptera, celle-ci ne pourra offrir à Johnson qu’un Canada sans FTA – c’est-à-dire des droits de douane. Est-ce que ça fera l’affaire ?

Johnson pourrait-il à nouveau prendre un virage inattendu ? Il n’est pas sur que le gouvernement ait déjà décidé en détail ce qu’il veut pour la Grande-Bretagne. Et il est trop tôt pour juger si l’UE cherchera à «hausser la barre» sur le «terrain de jeu» de Johnson, en termes réglementaires.

Mais abandonnerait-il ses plans pour rééquilibrer l’économie britannique à deux vitesses, juste pour s’entendre avec une UE intransigeante ? Cela pourrait précisément lui faire perdre ces circonscriptions du Mur rouge qu’il doit consolider en tant que Tory bleu. Le truc, c’est qu’avec une majorité de 80 voix, et un effectif de députés débutants, qui doivent tous leur élection à Johnson, il a les mains remarquablement libres pour prendre des décisions stratégiques sur l’avenir.

Avec le Brexit, le triomphe électoral de Johnson marque la «fin du début» de l’histoire des douloureuses transformations structurelles qui seront exigées du peuple britannique – et non une fin en soi, et par soi.

Le livre de Johnson de 2014 sur Churchill, The Churchill Factor, contient un sous-titre, How One Man Made History, qui semble illustrer la conviction de Johnson que la vie peut être pliée à la volonté d’un homme déterminé. Ce dont Johnson hérite, cependant, c’est d’une série de décisions stratégiques que sa personnalité seule ne résoudra pas : depuis les compromis à faire dans les relations de la Grande-Bretagne avec l’Europe après le Brexit, jusqu’à la reconstruction des économies du Mur rouge, en passant par la recherche de nouvelles perspectives économiques de « niches » pour la Grande-Bretagne.

Aucun de ces défis n’est insurmontable, mais ils exigent que Johnson soit aussi efficace avec le pouvoir qu’il l’a été pour l’obtenir. Nous imaginons que Whitehall [l’establishment britannique] sera choqué de découvrir à quel point il peut se montrer radical – et impitoyable – dans la refonte de l’ordre réglementaire, juridique et économique de l’establishment. D’autres aussi regarderont cette «révolution» de Johnson-Cummings avec beaucoup d’intérêt – comme un tournant décisif pour l’avenir.

Alastair Crooke

Traduit par jj, relu par Hervé pour le Saker Francophone

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