Par Jason Morgan – Le 15 novembre 2019 – Source Mises.org
Peu de gens se souviennent de lui aujourd’hui, pour des raisons qui devraient tous nous perturber, mais Vladimir Boukovski a été le héros d’un âge sombre dont l’exemple conforte la devise de Mises, tirée de L’Enéide : « Toi, ne cède pas au mal, mais combats-le toujours plus hardiment. » Souvent présenté dans la presse comme un « dissident soviétique », Boukovski était infiniment plus que cela. Il s’est mesuré au géant communiste dans sa totalité et a assez vécu pour le voir tomber… mais seulement pour voir certaines de ses parties se relever, affirme-t-il, et tout cela avec la complicité de l’Occident.
Vladimir Konstantinovitch Boukovski semblait voué à être un dissident. Fils de fidèles croyants communistes, Boukovski a pris conscience à l’âge de dix ans, lorsque Staline est mort, qu’un dieu mortel n’est pas un dieu du tout. C’est alors qu’il a commencé à se méfier de la propagande de l’État soviétique. En apparence absolument incapable de mentir à d’autres ou, plus important, à lui-même, Boukovski refusait de s’adonner au suicide tranquille de la conscience qui est la condition nécessaire de la réussite de tout gouvernement totalitaire. Alors qu’il était étudiant de premier cycle, Boukovski a commencé à participer à des manifestations publiques contre le régime soviétique, après quoi il a été marqué à vie comme ennemi de l’État.
Il assuma ce rôle. Comme une poignée d’autres (Alexandre Soljenitsyne, bien sûr, et les poètes Anna Akhmatova et Osip Mandelstam, pour n’en nommer que quelques-uns), Boukovski plaçait l’intégrité avant toute autre chose. Il savait que le communisme était un mensonge, que tout le monde en était complice, et qu’il n’en ferait pas partie. Torturé, incarcéré, soumis à des tourments psychologiques et à des privations physiques, Boukovski n’a pas cédé. Il a poursuivi les grèves de la faim, publié des samizdats qui ont largement circulé à l’intérieur et à l’extérieur de l’Union soviétique, et s’est donné comme but de dire à tout le monde, partout : l’homme doit être libre, la liberté et la vérité sont en dernier ressort la même chose.
Boukovski a détaillé des décennies d’abus et d’outrages dans un livre qu’il a publié après que l’Union soviétique l’a exilé, lassé de l’emprisonner et de plus en plus méfiant envers les dissidents en général. …Et le vent reprend ses tours : Ma vie de dissident, [To Build a Castle, NdT], que Boukovski a fait publier en 1978 après s’être installé en Angleterre, raconte l’histoire de la dépravation du régime communiste. En particulier, et surtout sous Youri Andropov (un homme que Boukovski haïssait plus que tout autre), les Soviétiques avaient appris à faire de la psychiatrie une arme pour diagnostiquer ceux qui résistaient au socialisme comme souffrant de « schizophrénie lente » ou d’une autre maladie absurde. Déclaré fou (comme des milliers d’autres dissidents), Boukovski s’est alors appuyé sur ce qu’il appelait « la force implacable d’un homme qui refuse de se soumettre ». Il était un minuscule levain de vérité contre les abus de la psychiatrie, mais cette vérité, même dérisoire, a fini par l’emporter. Les Soviétiques ont finalement été blâmés par leurs collègues psychiatres en Occident ; Boukovski n’avait pas cédé au mal ; il avait même agi de plus en plus hardiment contre lui. Avec le temps, le rideau de fer est tombé, et l’Empire du Mal, qui avait eu la mainmise sur l’Europe de l’Est et la moitié de l’Eurasie, s’est effondré. Boukovski avait fait baisser les yeux à l’Union soviétique. L’individu avait vaincu le collectif.
C’est de ce moment de l’histoire soviétique que nous autres Occidentaux avons tendance à nous enorgueillir. Nous avons battu le monstre communiste, croyons-nous, et la liberté a triomphé.
En êtes-vous sûrs ?
Beaucoup plus importante, l’autre moitié du témoignage public de Boukovski peut être trouvée dans son Jugement à Moscou : un dissident dans les archives du Kremlin. [Le titre anglais, Judgment in Moscow: Soviet Crimes and Western Complicity, est plus explicite, NdT] La version anglaise est sortie cette année, quelques mois avant la mort de Boukovski. Le livre avait été publié en russe en 1996, puis en français et dans d’autres langues, mais les rédacteurs en chef du monde anglophone ont refusé de diffuser une traduction anglaise jusqu’à il y a environ six mois. C’est là que nous devons nous tortiller de façon inconfortable sur nos sièges. De même que Soljenitsyne, Boukovski ne passa pas sa nouvelle vie hors d’Union soviétique à se laisser aller en Occident. Toute la vérité de l’expérience dissidente est que, oui, le communisme était mauvais et a détruit des centaines de millions de vies, mais que le « monde libre », pour sa part, a été largement compromis, lui aussi. Des lâches, des traîtres et même des champions de l’oppression ont envahi les antichambres du pouvoir aux États-Unis, en Europe de l’Ouest et ailleurs hors de l’orbite présumée de l’Union soviétique. Mais c’est pour la détente que Boukovski réserve son mépris le plus acide.
Les révélations de Boukovski sont un seau d’eau froide jeté au visage. Nous n’avons pas vaincu le communisme, soutient-il. Les communistes, explique-t-il, ne sont jamais vraiment partis. Certes, la Russie d’aujourd’hui n’est plus l’enfer communiste qu’était l’Union soviétique. Mais Boukovski pensait que l’effondrement apparent de la domination du KGB au début des années 1990 était une farce, et que le même système qui l’avait torturé restait en place pour écraser les dissidences dans ce qui était devenu la République de Russie. Dans Jugement à Moscou, Boukovski livre des noms, y compris celui de Vladimir Poutine, et affirme que le KGB a simplement laissé tomber ses anciens oripeaux tout en continuant le même sale jeu. Ce sont des données explosives, et Boukovski dirigeait ces accusations comme un homme qui défie virtuellement les autorités de le réincarcérer. Ce qui, d’une certaine façon, était déjà le cas.
Ce qui est le plus troublant dans les révélations de Boukovski, c’est que, au même moment, alors que les dissidents soviétiques criaient pour faire connaître [la nature du régime], l’Occident restait sur le côté, croisait les bras, aidait même les terroristes totalitaires (car c’est ce qu’ils sont, comme Boukovski les désigne à juste titre) à nettoyer les dégâts qu’ils avaient commis. Même après que le Kremlin ait plié, personne n’osait offrir à Boukovski les moyens d’expression pour dire que ce n’était pas seulement Brejnev et Khrouchtchev et Gorbatchev qui avaient été impliqués : Cyrus Vance, Willy Brandt, Henry Kissinger, Evgeni Evtuchenko, Richard Nixon, David Rockefeller, et même Francis Ford Coppola ont tous été, selon Boukovski, complices de l’emprise soviétique sur le pouvoir, d’une manière ou d’une autre. Que Boukovski ait conservé sa santé mentale face à la torture psychologique du KGB est remarquable ; qu’il soit resté sain d’esprit même après avoir réalisé que les « ennemis » de l’URSS étaient aussi du côté de Moscou n’est rien de moins qu’un miracle. Comme Boukovski déclare dans son Jugement à Moscou et le répète sur son inestimable site : « Les prescripteurs d’aujourd’hui ont peu d’intérêt à chercher la vérité. Qui sait ce qu’on peut y trouver ? Vous pouvez commencer avec les communistes et finir avec vous-même. »
En effet. Au moyen d’un vol audacieux de documents d’archives (à la fois avec un complice et tout seul), Boukovski a obtenu des milliers et des milliers de pages de documents provenant du cœur du pouvoir soviétique : KGB, système carcéral, Politburo, comités permanents, ainsi que le redoutable appareil de sécurité de l’État (les tchékistes, comme les appelle Boukovski, d’après la Tchéka, cette vicieuse police politique des bolcheviks). Ces documents dévoilent un monde inversé. Car l’Occident s’est « écrasé » pour plaire aux Soviétiques, et même les aider. Et quand les dissidents russes exilés ont commencé à se plaindre trop fort, les dirigeants soviétiques (maîtres de la désinformation, de la propagande et du « mensonge énorme ») ont simplement déclaré qu’ils étaient devenus démocrates, accuse Boukovski, et ont continué leur combat.
Boukovski affirme que Mikhaïl Gorbatchev, que l’Occident crédite d’avoir fait tomber l’Union soviétique par la glasnost et la perestroïka, était à la fois l’auteur et l’outil de cette farce. Gorbatchev, soutient Boukovski, a aidé à faire passer le mouvement de « réforme et d’ouverture » en URSS et à l’étranger, mais a lui aussi fini par être écarté par le KGB, qui contrôlait tout le processus. Par la suite, l’un des membres du KGB, Vladimir Poutine, est devenu Président de la « Fédération de Russie », et a immédiatement relancé l’ancienne pratique soviétique de traque, et souvent d’assassinat de ceux qui dénonçaient la kleptocratie du Kremlin. Alexandre Litvinenko, l’ami de Boukovski, ancien membre du FSB (la dernière version du KGB), a ainsi été liquidé par des agents russes en novembre 2006 à Londres en utilisant du polonium 210 mélangé à du thé. Personne n’a jamais prouvé que Poutine avait ordonné son assassinat, et l’affaire reste officiellement sans lien avec le dirigeant russe. Néanmoins, Boukovski affirme que les autorités britanniques ont travaillé dur pour cacher le fait que l’État russe avait commis un meurtre extrajudiciaire au nez et à la barbe du MI-6. Si la preuve en est un jour apportée, elle renforcera considérablement la thèse de Boukovski que les vestiges du défunt KGB se sont réorganisés et ont repris leurs vieilles manières, gouvernant la Russie par une terreur furtive.
Mais le statut de la Russie post-soviétique n’est pas vraiment le problème. Parce que le système soviétique était, essentiellement, un « archipel de goulag », une prison et une formidable machine de terrorisme psychiatrique et physique, Boukovski a préconisé un « procès à Moscou » un procès comme celui qui avait eu lieu à Nuremberg après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Seule une « commission de vérité et de réconciliation » étendue, comme celles tenues au Chili et en Afrique du Sud, fait valoir Boukovski, serait à même de mettre fin au cauchemar du communisme. De même que les nationaux-socialistes (auxquels Mises avait tenu tête sans céder au mal) avaient été forcés de rendre des comptes lors d’un procès public, Boukovski plaide aussi, tout au long de Jugement à Moscou, pour que les Soviétiques et tous ceux qui les ont aidés, y compris en Occident, soient traduits en justice. La vérité, et la vérité seule, exposée en plein jour pour que tout le monde la voie, pourrait arrêter la machinerie de terreur vrombissante, même si longtemps après que l’Union soviétique soit tombée morte dans la poussière.
En lisant Jugement à Moscou, on comprend que ce procès n’aura probablement jamais lieu. Boukovski le savait aussi. Comme Bill Gertz l’explique dans Deceiving the Sky, l’Occident continue sa politique d’apaisement envers le communisme. Nous aimons penser que nous avons gagné la guerre froide, mais Boukovski nous rappelle que ce sont des lanceurs d’alerte de l’intérieur des goulags (où Boukovski lui-même a passé douze ans en prison) qui ont mené le vrai travail de résistance à la menace soviétique. Lorsque le jeu a changé et que l’Union soviétique s’est désintégrée, l’Occident s’est félicité de sa victoire d’apparence et a ensuite refusé de prendre l’avantage moral contre le totalitarisme collectiviste. Plus que tout ce que les Soviétiques lui ont fait ainsi qu’à ses collègues dissidents, c’est ce qui a presque conduit Boukovski au désespoir.
Jugement à Moscou est une lecture essentielle pour quiconque s’intéresse à la fin de l’Union soviétique (ou sa continuité, comme l’affirme Boukovski), et à la façon dont l’Occident a aidé un régime défaillant à tenir beaucoup plus longtemps que ce qu’il aurait autrement duré. Encore plus important, cependant : ce livre est un témoignage du pouvoir de la vérité. Le prix payé par Vladimir Boukovski pour l’exprimer a été énorme, même si cela consistait simplement à refuser de répéter le mensonge officiel du parti. Presque tout le monde autour de lui, alors et maintenant encore, a choisi de vivre en compagnie du mensonge.
Mises écrivait, citant Virgile : « Toi, ne cède pas au mal, mais combats-le toujours plus hardiment. » Maintenant, plus que jamais, nous devons entendre ces paroles et agir en conséquence.
Jason Morgan
Note du Saker Francophone Le site Mises est très orientés politiquement, cet article sur l'histoire récente de la Russie est à prendre avec quelques précautions mais la défense de la Liberté est à leur crédit. L'auteur le dit en filigrane sans aller jusqu'au bout, le totalitarisme a muté et il est aujourd'hui au pouvoir en occident. C'est ce que Boukovski et Soljenitsyne ont dit de l'occident d'où leur relative mise à l'écart.
Traduit par Stünzi, relu par Kira pour le Saker Francophone