Les troubles au Chili ne sont en rien uniques – La même chose peut arriver n’importe où, n’importe quand


Par Andrew Korybko − Le 25 octobre 2019 − Source oneworld.press

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La situation au Chili a pris de court presque tous les observateurs, chacun supposant jusqu’ici que de tels débordements n’étaient pas envisageables au sein d’une nation disposant d’indicateurs macro-économiques aussi impressionnants. Il y a un enseignement à en tirer : ce déroulé n’est aucunement unique, et peut se reproduire absolument n’importe où et n’importe quand, du fait que de nombreux gouvernements ont fermé les yeux sur de très graves problèmes sous-jacents depuis bien trop longtemps.


Le Chili connaît ses jours les plus sombres depuis la chute de la dictature Pinochet, remontant à l’ère de la Guerre Froide : l’explosion de violence qui fait rage depuis cinq jours a jeté ce pays d’Amérique du Sud plutôt prospère dans la pire crise de son histoire contemporaine. Cela a commencé avec des manifestations d’étudiants pour une légère augmentation des prix des transports urbains, qui a servi de déclencheur et a fait sortir dans les rues de nombreux autres mécontents, désireux d’exprimer leur rage de vivre dans l’une des sociétés les plus inégalitaires du monde. La BBC a confirmé que le Chili présente les taux d’inégalité les plus élevés de tous les pays membres de l’OCDE (Organisation pour la Coopération et le Développement Économiques) malgré une diminution de ces inégalités ces toutes dernières années, consécutive à une amélioration des indicateurs macro-économiques. Il n’est donc guère étonnant que tant de gens considèrent n’avoir que bien peu à perdre à brûler des équipements de transport public, des voitures de police, et même des supermarchés dans leur campagne de pression de Guerre Hybride à l’égard de leur gouvernement, afin que ce dernier prenne des actions tangibles pour amélioration leur situation.

Le présent article n’approuve pas les actes de violence qui ont littéralement transformé l’une des villes les plus tolérables d’Amérique du Sud en zone de guerre, mais simplement à expliquer comment ces événements ont pu s’y produire. Si l’on accepte de voir la réalité avec les yeux des émeutiers — ce qui n’est pas équivalent à approuver leurs actions — on peut comprendre pourquoi tout a explosé aussi subitement, et d’une manière aussi organisée : ce problème mitonnait juste en dessous de la surface depuis un certain temps, mais était resté ignoré tant par le gouvernement que par les observateurs. Le président milliardaire chilien, Piñera, ne s’est pas trompé en déclarant : « Nous sommes en guerre contre un ennemi puissant, qui est prêt à user de violence sans limites… Nous sommes bien conscients du fait que (les auteurs de ces émeutes) ont un degré d’organisation, de logistique, caractéristique d’une organisation criminelle » : ces événements étaient de toute évidence préparés bien à l’avance par des réseaux d’activistes passionnés, qui attendaient le moment parfait pour agir. Que l’on qualifie les événements de « manifestations » ou d’« émeutes », menés par des « activistes » ou par des « criminels » (ou même un mélange des deux), ceux-ci n’en furent pas moins, de toute évidence, préparés à l’avance.

Les technologies de Révolution de Couleur ont déjà proliféré sur toute la planète, depuis que ces méthodes de changement de régime furent utilisées comme armes par les États-Unis d’Amérique contre la Serbie, contre plusieurs anciennes Républiques soviétiques, et au Moyen-Orient (avant lesquelles on pourrait également étiqueter les soi-disant « révolutions de 1989 » dans la même catégorie), si bien qu’il n’est guère surprenant que toutes sortes de causes les utilisent désormais, y compris celles qui ne visent pas à faire progresser les objectifs de politique étrangère des États-Unis, à l’image des troubles récemment éclos en Équateur et bien sûr au Chili. La différence entre les deux pays, cependant, est que le monde entier considérait l’Équateur comme une « république bananière », où de tels événements constituent presque la norme, alors que le Chili était considéré comme un pays du « premier monde », comme l’ensemble des pays membres de l’OCDE. Croire de manière très simpliste que des indicateurs macro-économiques positifs garantiraient une stabilité systémique à long terme dans quelque État que ce soit ne constituerait qu’une douce illusion, qui vient d’être démystifiée sans qu’aucun doute ne puisse subsister.

C’est d’autant plus vrai en ce qui concerne les gouvernements de droite récemment établis en Amérique Latine, où les mesures néolibérales et d’austérité ont été prises pour revenir sur les avancées socialistes de ce qu’on a nommé la « Marée Rose » [du début des années 2000, NdT], mais qui ont été mises en œuvre de manière si extrême qu’elles ont exacerbé des divisions préexistantes dans ces sociétés, et ont ainsi créé un environnement d’autant plus fertile pour que les mêmes idées socialistes gagnent des cœurs et des esprits, avant d’émerger de « nulle part » et venir défier l’establishment en temps de crise. Contrairement à ce qu’ont avancé le président équatorien Moreno et ses alliés internationaux, il ne s’agit en rien d’un « complot vénézuélien » ; il s’agit de la réaction naturelle d’une population régionale divisée qui se voit imposer des politiques économiques néo-libérales dans l’immédiate suite d’une vie sous gouvernement socialiste. Le simple fait que les acteurs politiques établis n’aient rien vu venir de ces troubles indique l’existence de très graves défauts d’analyse : l’attrait du socialisme, dans une région ayant pratiqué encore très récemment cette idéologie, a été fortement sous-estimé, et ce à l’échelle du continent entier.

Avec un sentiment pro-socialiste [L’auteur parle du vrai socialisme, évidemment pas de François Hollande, Ségolène Royal, Dominique Strauss Khan, ou Jeremy Corbyn, NdT] en croissance dans l’ensemble du monde développé, il faut comprendre que les troubles au Chili n’ont rien d’unique, mais peuvent au contraire se produire virtuellement n’importe où et n’importe quand ; on peut penser que nombre d’activistes s’emploient un peu partout à préparer des scénarios semblables dans leur propre pays, et attendent simplement le moment opportun pour mettre leurs projets en actions. Il n’y a pas de solution miracle permettant de résoudre ces problèmes, dont les détails sont variables selon les pays, mais il faut comprendre l’existence de ce grave problème structurel, partout dans le monde, qu’il va falloir résoudre d’une manière ou d’une autre dès que possible. Que cela prenne la forme de politiques économiques plus inclinées vers la gauche, le redoublement de mesures néolibérales, d’opérations de renseignements préventives visant à identifier les menaces de Révolutions de Couleur, et/ou de forces militantes en réaction aux déstabilisations en cours, le fait est que quelque chose finira par être fait, le problème a révélé sa nature structurelle, et pourrait fort bien devenir l’une des propriétés fondamentales associées à la transition systémique mondiale en cours.

Andrew Korybko est un analyste politique américain, établi à Moscou, spécialisé dans les relations entre la stratégie étasunienne en Afrique et en Eurasie, les nouvelles Routes de la soie chinoises, et la Guerre hybride.

Traduit par José Martí, relu par Camille pour le Saker Francophone

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