Paul Virilio et l’ère de la dissuasion globale


Par Nicolas Bonnal – Septembre 2019 – Source nicolasbonnal.wordpress.com

Nicolas Bonnal

Jamais nous n’avons tant eu l’impression que notre planète, comme dit Hamlet (ou plus exactement Rosencrantz) est devenue une prison, prison dotée d’une foule de geôles, d’interdits, de flics de la pensée. La France est un camp de concentration médiatique, culturel et politique dont on ne s’échappe que par l’exode virtuel, ce qui est une faible consolation, puisque les responsabilités de l’aliénation sont imputables à cette même omniprésente et addictive technologie. Nous prétendons retourner contre l’ennemi les armes qu’il utilise pour nous emprisonner. Comme si nous n’avions pas compris Tolkien et la menace protéiforme et polyfacétique de son anneau…


Un des plus brillants penseurs de notre époque aura été l’urbaniste et théologien Paul Virilio qui dans un langage particulièrement inspiré a expliqué cet anéantissement de l’espace par la dromocratie (la dictature de la vitesse). Virilio évoque les grands bonds de cette vitesse depuis la renaissance ou l’épouvantable Napoléon, mais René Guénon parlait déjà d’Abel, de Caïn, et du temps dévoré par l’espace ; puis de l’espace dévoré à son tour.

Dans un passionnant entretien avec Jean-Luc Evard, Virilio nous éclaire :

Ce qui est en cause dans le progrès, c’est une accélération sans décélération, c’est-à-dire une hubris, une démesure.

On relira Eschyle sur ce point (car on oublie que pour Eschyle le fou dans Prométhée n’est pas le titan enchaîné, mais le néo-dieu usurpateur Zeus). Et on continue sur notre incarcération du monde :

À côté de la pollution des substances (dont traite l’écologie « verte »), il y a une pollution des distances : le progrès réduit à rien l’étendue du monde. Il y a là une perte insupportable, qui sera bien plus rapide que la pollution des substances. Et qui aura des conséquences autrement plus drastiques que celles relevées par Foucault à la suite du grand enfermement — la réalisation du grand enfermement, de l’incarcération du monde, dans un monde réduit par l’accélération des transports et des transmissions. Pour moi, l’écologie grise remet en cause la grandeur nature.

Et Virilio d’indiquer :

Projetons-nous en imagination deux générations devant nous : vivre sur terre sera insupportable, de par le phénomène d’incarcération dans un espace réduit à rien.

Quant à la « fin » (de la géographie, ou de l’histoire), il s’y agit de la finitude — non d’un terminal.

Virilio nous met en garde contre la farce scientifique (l’expression est de moi), qui, bâtie sur le mensonge éhonté de la conquête spatiale, nous fit miroiter d’autres mondes :

Face à ces phénomènes d’incarcération, d’enfermement, on est en train de chercher un outre-monde (des terra-formations, par géo-ingénierie). Les astrophysiciens sont déjà en train de nous préparer une autre Terre promise. En Europe, il y a déjà des gens qui vivent enfermés dans des containers pour expérimenter les voyages vers Mars, la vie en exil aux limites de l’extrême. Toutes ces choses-là sont des signes pathologiques de l’exil à venir, ou de l’exode. Derrière l’écologie et la préservation de l’environnement, pour beaucoup de scientifiques, c’est déjà fichu. On est déjà en train d’anticiper une outre-Terre.

Lisez et relisez les lignes de Guénon sur cette capacité hallucinatoire du monde moderne. Puis pensez à ces jeunes du métro ou du train, logés dans six mètres carrés, et qui passent leur espace/temps sur les centimètres carrés des écrans lumineux de leur smartphone… puis pensez aux enfants de trois ans déjà hypnotisés et aliénés par une techno-addiction qui les rendra obèses, asexués, déracinés, humainement invertébrés et politiquement esclaves. Le système, et ses élites devenues folles ou simplement achetées, exulte.

On sait que notre monde moderne s’est bâti sur les grandes découvertes et les colonies. Virilio observe que le virtuel repose sur les mêmes préceptes et illusions :

Autre exemple de cette recolonisation, de cette quête d’une terre promise, ce sont les cyber-continents, l’espace virtuel. Le sixième continent est une colonie virtuelle.

On nous dit que les gens s’y amusent, que c’est pour leur bien, pour la communication. En réalité, l’aventure coloniale recommence. Aussi bien chez ceux qui recherchent d’autres planètes que chez ceux qui peuplent l’outre-monde du sixième (cyber) continent qui vient supplanter — je dis bien : supplanter — les cinq autres, ceux de la géologie et de la géographie. L’idée de la colonie est très importante.

C’est que la colonie nous enferme :

Pour l’instant, la globalisation est un phénomène d’endo-colonisation. Et le colonisateur, c’est la vitesse, engendrée par le progrès de la technique (transports, transmissions, etc.). C’est le pouvoir de la vitesse, qui nous enferme, nous conditionne. C’est en ce sens que c’est une musicologie, un envoûtement.

Roland Barthes remarque du reste dans ses Mythologies si peu lues que les héros soi-disant aventuriers de Jules Verne aiment vivre enfermés dans des machines ou des décors de théâtre.

Virilio rappelle qu’enfant il vécut mal la guerre entre les occupants et les alliés :

Les Allemands dans la rue et les amis qui nous bombardaient. Eh bien j’ai de nouveau le sentiment d’être occupé. La mondialisation nous occupe, elle nous enferme. D’où mon intérêt pour le Mur de l’Atlantique (sur lequel j’ai travaillé dix ans). La clôture. La forclusion du monde.

Il rappelle l’illusion de la mobilité qui est une mobilité formelle et factice (aéroports, queues, embouteillages, salles d’attentes, avions, trains, bagnoles) :

Qui sont les sédentaires ? Ceux qui ne quittent jamais leur siège d’avion, d’automobile, ceux qui sont partout chez eux, grâce au téléphone portable. Qui sont les nomades ? Ceux qui ne sont nulle part chez eux sauf sur les trottoirs, sous les tentes des sans-abri. C’est pourquoi je dis : « Ne me parlez pas de la périphérie. »

Oui, le nomade au sens actuel n’est pas le milliardaire d’Attali qui s’y connait en bible comme Bocuse en Panzani. Le nomade c’est le pauvre hère sous une tente.

Et basculons. Le procès du transport moderne devient le procès des camps d’extermination :

On va là vers une révolution de l’emport, pas du transport, de l’emport, je veux dire : la quantité déplacée. Il y a là quelque chose qui a été vécu dans la déportation et l’extermination nazie. Il ne faut jamais oublier — et là je suis d’accord avec R. Hillberg — que la déportation est plus importante que l’extermination. C’est la déportation qui a mené à l’extermination. Le mouvement de déplacement de population a été l’origine de l’extermination.

Et de conclure sur cette question épineuse (jusqu’où peut-on incriminer notre usage de la technique ?) :

Là encore, quand on met l’accent sur les camps et que par ailleurs on demande à la Deutsche Bahn de faire son mea culpa, on a raison. Sur la photo la plus connue du camp d’Auschwitz, on voit les rails et le portail. Il faut la regarder en sens inverse : les rails sont plus importants, sans les rails, il n’y aurait pas eu Auschwitz.

Une belle réponse de chrétien, inspiré par notre Thérèse de Lisieux, serait la pauvreté :

Je me sens franciscain : la pauvreté, « Dame Pauvreté », cela nous ramène à la théologie de la pauvreté. À la théologie de la vitesse.

À la théologie de la pauvreté de la vitesse. Quelle est la pauvreté de la décélération par rapport à la richesse de l’accélération ? C’est une des grandes questions de l’humilité chrétienne.

Thérèse : « L’humilité c’est la vérité. ». Phrase théologique, bien sûr, mais aussi scientifique (et que les scientifiques n’ont pas comprise).

On peut toujours rêver chrétiennement, surtout avec un Vatican comme ça. Mais on sait que « le destin du spectacle n’est pas de finir en despotisme éclairé (Debord). »

Virilio établit une définition importante sur les charlatans (Debord toujours) postmodernes que sont devenus les savants et autres experts en réchauffements, soucoupes, nanotechnologies, racismes :

Jean-Luc Evard. Quelle différence fais-tu entre scientifiques et technoscientifiques ?

Paul Virilio. Comme disait un scientifique récemment : « Nous appliquons au monde que nous ne connaissons pas la physique que nous connaissons. » Là, de fait, on est devant l’illusionnisme scientifique.

Et puis vient la cerise sur le gâteau. Le système nous fait peur, le système nous persécute, le système nous dissuade. C’est la fin des grandes évasions de nos jeunesses. Virilio rappelle la mésaventure du cinéaste Eric Rohmer…

Je considère qu’après la dissuasion militaire (Est-Ouest), qui a duré une quarantaine d’années, nous sommes entrés, avec la mondialisation, dans l’ère d’une dissuasion civile, c’est-à-dire globale. D’où les interdits si nombreux qui se multiplient aujourd’hui (exemples : un des acteurs de La Cage aux folles déclarant qu’aujourd’hui on ne pourrait plus tourner ce film ; ou mon ami Éric Rohmer à qui son film, L’Astrée, a valu un procès, un président de conseil régional l’attaquant pour avoir déclaré que L’Astrée — le film — n’a pu être tourné sur les lieux du récit, engloutis par l’urbanisation, tu te rends compte ?). Donc je suis très sensible au fait que nous sommes des Dissuadés.

C’est bien en effet la prison sans barreaux dont nous a déjà parlé Aldous Huxley ; elle est en voie non plus de réalisation mais d’achèvement. Et cette expression de dissuadés a du génie et ô combien de justesse : nous sommes en effet dissuadés d’agir, puisque c’est la prison ; de parler, puisque c’est les amendes ; de penser, puisque c’est inutile ; et de vivre, puisque cela pollue.

Nicolas Bonnal sur Amazon.fr

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Sources

  • William Shakespeare – Hamlet
  • Entretien Virilio-Evard
  • Guy Debord – Commentaires
  • René Guénon – Règne de la quantité, XXI et XXIII
  • Eschyle –Prométhée
  • Roland Barthes – Mythologies
  • Nicolas Bonnal – Internet et le déclin démocratique ; Tolkien le dernier gardien (Amazon.fr et éditions Avatar)

Relu par Kira pour le Saker Francophone

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