L’Amérique illettrée

Résultats de recherche d'images pour « pied piper »


Par Chris Hedges − Le 4 septembre 2016 − Source ICH

Nous vivons dans deux États-Unis. Une partie des États-Unis, maintenant minoritaire, qui fonctionne dans un monde lettré basé sur l’écriture imprimée, qui est en mesure de faire face à la complexité et possède les outils intellectuels pour différencier l’illusion de la vérité. L’autre partie des États-Unis, qui est majoritaire, évolue dans un système de croyance basé sur  la non-réalité.

Cette seconde Amérique est dépendante des images habilement manipulées pour son information. Elle s’est écartée de la culture basée sur l’écriture imprimée. Elle ne sait pas différencier les mensonges de la vérité. Elle est informée par des narratifs et des clichés simplistes et puérils. Elle est assujettie au désarroi par l’ambiguïté, la nuance et l’auto-réflexion. Cette fracture, plus que la race, la classe ou le sexe, plus que le rural ou l’urbain, le croyant ou l’incroyant, «Républicain» ou «Démocrate», a divisé le pays en entités radicalement distinctes, infranchissables et antagonistes.

Il y a plus de 42 millions d’adultes étasuniens − dont 20% détiennent un diplôme d’études secondaires − qui ne peuvent pas lire, ainsi que les 50 millions qui ont un niveau de lecture de CM1/CM2 [9 ou 10 ans]. Près d’un tiers de la population du pays est illettré ou peu lettré. Et leur nombre croît d’environ 2 millions par an. Mais même les soi-disant lettrés rétrogradent en grand nombre, dans une existence basée sur l’image. Un tiers des diplômés du secondaire, ainsi que 42% des diplômés du collège, ne lisent jamais de livre après la fin de leurs études. L’an dernier [2007 – NdT] 80% des familles étasuniennes n’ont pas acheté de livre.

Les illettrés votent rarement, et quand c’est le cas, ils le font sans la capacité de prendre des décisions fondées sur des informations textuelles. Les campagnes politiques étasuniennes ont appris à communiquer dans l’épistémologie réconfortante des images et à contourner les vraies idées et la politique, contre des slogans dérisoires et des narratifs personnels rassurants. La propagande politique a maintenant la mascarade comme idéologie. Les campagnes politiques sont devenues une expérience. Elles ne nécessitent pas de compétences cognitives ou autocritiques. Elles sont conçues pour enflammer les sentiments pseudo-religieux d’euphorie, d’autonomisation et de salut collectif. Les campagnes qui réussissent sont des instruments psychologiques soigneusement fabriqués, qui manipulent l’inconstance de l’humeur du public, ses émotions et ses impulsions, souvent de façon subliminale. Elles entretiennent une extase publique qui annule l’individualité et favorise un état d’abêtissement. Elles nous plongent dans un éternel présent. Elles répondent à une nation qui vit maintenant dans un état d’amnésie permanente. C’est du style et du récit, pas du contenu ni de l’histoire ou de la réalité, qui informent sur notre politique et nos vies. Nous préférons les illusions heureuses. Et cela fonctionne, parce qu’une très grande proportion de l’électorat étasunien, y compris ceux qui devraient être le mieux informés, donnent aveuglément leurs bulletins de vote pour des slogans, des sourires, des tableaux familiaux joyeux, des narrations, pour l’impression de sincérité et l’attractivité des candidats. Nous confondons ce que nous ressentons avec ce que nous savons.

Les illettrés et semi-illettrés, une fois les campagnes terminées, restent impuissants. Ils ne peuvent toujours pas protéger leurs enfants face à des écoles publiques dysfonctionnelles. Ils ne peuvent toujours pas comprendre le caractère prédateur des offres de prêts bancaires, les subtilités des documents hypothécaires, les accords de carte de crédit et les lignes de crédit renouvelable qui les conduisent aux saisies et aux faillites. Ils s’empêtrent toujours dans les tâches les plus élémentaires de la vie quotidienne, de la lecture des instructions sur les flacons de médicaments au remplissage des formulaires des banques, des documents de location de véhicule, de prestations et d’assurance chômage. Ils regardent, impuissants et sans comprendre, la disparition de centaines de milliers d’emplois. Ils sont otages des marques. Les marques viennent avec des images et des slogans. Les images et les slogans, c’est tout ce qu’ils comprennent. Beaucoup mangent dans les fast-food, non seulement parce qu’ils ne sont pas chers, mais parce qu’ils peuvent commander à partir d’images plutôt que de menus. Et ceux qui les servent, également semi-illettrés ou illettrés, tapent les commandes sur une caisse enregistreuse où sont dessinés sur le clavier des symboles et des images. Voilà notre nouveau monde.

Les dirigeants politiques dans notre société post-lettrée n’ont plus besoin d’être compétents, sincères ou honnêtes. Ils ont besoin seulement de paraître avoir ces qualités. Ce dont ils ont le plus besoin c’est d’une histoire, d’une narration. La réalité du narratif est sans importance. Celui-ci peut être complètement en désaccord avec les faits. La consistance et l’attrait émotionnel de l’histoire sont primordiaux. La compétence la plus essentielle dans le théâtre politique et la société de consommation est l’artifice. Ceux qui sont les meilleurs dans l’artifice réussissent. Ceux qui ne maîtrisent pas l’art de l’artifice échouent. À l’ère des images et du divertissement, dans un âge de gratification émotionnelle instantanée, nous ne recherchons, ni ne voulons l’honnêteté. Nous demandons à être satisfaits et divertis par des clichés, des stéréotypes et des récits mythiques, qui nous disent que nous pouvons être celui que nous voulons être, n’importe qui, que nous vivons dans le plus grand pays du monde, que nous sommes dotés de qualités morales et physiques supérieures et que notre glorieux avenir est prédestiné, à cause de nos attributs comme étasuniens ou parce que nous sommes bénis de Dieu, ou les deux.

La capacité à magnifier ces simples et puérils mensonges, à les répéter et à les faire répéter en boucles de cycles d’information sans fin, donne à ces mensonges l’aura d’une vérité incontestée. Nous sommes continuellement nourris de mots ou d’expressions comme «oui nous le pouvons, anticonformisme, changement, pro-vie, espoir ou guerre contre le terrorisme». On se sent bien, à ne pas avoir à réfléchir. Tout ce que nous avons à faire c’est de visualiser ce que nous voulons, croire en nous-mêmes et mobiliser ces ressources intérieures cachées, qu’elles soient divines ou nationales, et faire en sorte que le monde se conforme à nos désirs. La réalité n’est jamais un obstacle à notre marche en avant.

The Princeton Review a analysé les transcriptions des débats Gore-Bush, les débats Clinton-Bush-Perot de 1992, les débats Kennedy-Nixon de 1960 et les débats Lincoln-Douglas de 1858. Il a examiné ces transcriptions en se servant d’une évaluation du vocabulaire courant, indiquant le niveau minimum d’instruction requis pour permettre à un lecteur de comprendre le texte. Au cours des débats de 2000, George W. Bush a parlé à un niveau scolaire de sixième [11 ans] et Al Gore à un niveau de cinquième [12 ans]. Dans les débats de 1992, Bill Clinton a parlé à un niveau de cinquième [12 ans], alors que George H.W. Bush a parlé à un niveau de sixième [11 ans], comme l’a fait H. Ross Perot. Dans les débats entre John F. Kennedy et Richard Nixon, les candidats ont parlé au niveau de la seconde [15 à 16 ans]. Dans les débats d’Abraham Lincoln et Stephen A. Douglas, les niveaux étaient respectivement de première [16 à 18 ans] et de terminale [17 à 18 ans]. En bref, la rhétorique politique d’aujourd’hui est conçue pour être comprise par un enfant de 10 ans ou d’un adulte avec un niveau de lecture de CM2. Elle est adaptée à ce niveau de compréhension, parce que la plupart des Étasuniens parlent, pensent et se divertissent à ce niveau. Voilà pourquoi le cinéma, le théâtre et d’autres expressions artistiques sérieuses, de même que les journaux et les livres, sont mis de côté par la société étasunienne. Au XVIIIe siècle, le personnage le plus célèbre était Voltaire. Aujourd’hui, le «personnage» le plus célèbre est Mickey Mouse.

Dans notre monde post-lettré, parce que les idées sont inaccessibles, il y a un besoin constant de stimuli. Les informations, le débat politique, le théâtre, l’art et les livres sont jugés, non pas sur la puissance de leurs idées, mais sur leur aptitude à divertir. Les produits culturels qui nous forcent à nous examiner nous-mêmes et notre société sont condamnés comme élitistes et impénétrables. Hannah Arendt avait averti que la marchandisation de la culture conduit à sa dégradation, et crée ainsi une nouvelle classe d’intellectuels célèbres, qui, bien qu’ils lisent eux-mêmes et qu’ils soient bien informés, voient leur rôle dans la société se résumer à convaincre les masses que Hamlet peut être aussi divertissant que Le Roi Lion et peut-être aussi éducatif. «La culture, écrit-elle, est détruite afin de produire du divertissement.»

«Il y a beaucoup de grands auteurs du passé qui ont survécu à des siècles d’oubli et de négligence, avait écrit Arendt, mais la question est encore ouverte de savoir s’ils arriveront à survivre à une version divertissante de ce qu’ils ont à dire.»

Le changement d’une société basée sur le texte imprimé en une société basée sur des images, a transformé notre nation. Une part immense de notre population − en particulier ceux qui vivent sous l’emprise de la droite chrétienne et de la culture de consommation− est complètement déconnectée de la réalité. Ils manquent de l’aptitude à rechercher la vérité et à affronter de manière rationnelle nos maux sociaux et économiques croissants. Ils cherchent la clarté, le divertissement et l’ordre. Ils sont prêts à utiliser la force pour imposer cette clarté à d’autres, en particulier à ceux qui ne parlent pas comme ils parlent ou qui ne pensent pas comme ils pensent. Tous les outils traditionnels de la démocratie, y compris la vérité objective scientifique et historique des faits, des nouvelles et d’un débat rationnel, sont des instruments inutiles dans un monde qui n’a pas la capacité pour les utiliser.

Au fur et à mesure que nous sombrons dans une crise économique dévastatrice, une crise que Barack Obama ne peut pas arrêter, il y aura des dizaines de millions d’Étasuniens qui seront impitoyablement mis sur la touche. Alors ils seront expropriés de leurs maisons, ils perdront leurs emplois, ils seront obligés de se déclarer en faillite et d’observer leurs communautés s’effondrer, ils reculeront davantage dans le fantasme irrationnel. Ils seront conduits vers des illusions luisantes et autodestructrices par nos Pied Pipers modernes, 1, nos annonceurs des grandes multinationales, nos charlatans prédicateurs, nos nouvelles télé-célébrités, nos gourous de l’auto-assistance, notre industrie du divertissement et nos démagogues politiques, qui offriront des formes d’évasion de plus en plus absurdes.

Les valeurs fondamentales de notre société ouverte, la capacité de penser par soi-même, de tirer des conclusions indépendantes, d’exprimer la dissidence quand le jugement et le bon sens indiquent que quelque chose ne va pas, d’être autocritique, de défier l’autorité, de comprendre des faits historiques, de séparer la vérité du mensonge, de plaider en faveur du changement et de reconnaître qu’il existe d’autres points de vue, différentes manières d’être, qui sont moralement et socialement acceptables, tout cela est en train de mourir. Obama a utilisé des centaines de millions de dollars de fonds de campagne, pour séduire et manipuler cet illettrisme et cet irrationalisme à son avantage, mais ces forces se révéleront être ses ennemies le plus mortelles, une fois qu’elles entreront en collision avec la réalité terrible qui nous attend.

Chris Hedges a passé près de deux décennies en tant que correspondant à l’étranger en Amérique centrale, au Moyen-Orient, en Afrique et dans les Balkans. Il a fait des reportages dans plus de 50 pays et a travaillé pour The Christian Science Monitor, National Public Radio, The Dallas Morning News et The New York Times, pour lequel il a été correspondant à l’étranger depuis 15 ans.  (Cet article date initialement du 10 novembre 2008).

Traduit par Alexandre Moumbaris, relu Marie-José Moumbaris pour le Saker Francophone

  1.  Légende moyenâgeuse selon laquelle Pied Piper, habitant de la ville de Hamelin en Allemagne, avait été prié de débarrasser la ville de rats. Ce qu’il a fait en les entraînant avec la musique de sa flûte. N’étant pas récompensé, il a fait la même chose avec les enfants de la ville.
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