Par Patrick Armstrong – Le 26 juillet 2016 – Source Off Guardian
Il reste encore beaucoup d’éléments obscurs à propos de cette tentative de coup d’État, le plus obscur étant l’implication des États-Unis et leur connaissance préalable, mais je crois qu’on peut déjà tirer certaines conclusions.
- Il y a eu un véritable coup d’État, national, préparé contre Erdoğan. Il rassemblait probablement des éléments gülenistes et kémalistes. Alors que ces deux groupes paraissent des alliés improbables, les alliances en vue d’un coup d’État − notamment celles projetant d’assassiner le dirigeant − sont animées davantage par ce contre quoi ils sont que par ce pour quoi ils sont. Les comploteurs ne peuvent souvent pas penser au-delà de l’Acte ; Brutus et Cassius s’attendaient à ce qu’une fois César disparu, la République réapparaisse ; les assassins de Sadate imaginaient qu’une fois Pharaon parti, tout irait bien. Mais tout ce qu’ils ont obtenu fut un autre César et un autre Pharaon. Par conséquent un rassemblement temporaire de gülénistes et de kémalistes pour renverser le Sultan n’est pas impossible.
- Ce coup d’État était en préparation depuis un certain temps et les services de sécurité turcs en avaient eu vent − « avaient reçu l’information » est l’expression utilisée − à temps pour avertir Erdoğan de s’enfuir juste avant l’arrivée des assassins. L’histoire que le renseignement russe avait réuni les indices et l’avaient averti est tout à fait crédible. Les signaux des renseignements russes ont toujours été très bons et Moscou aurait surveillé les communications en Turquie à cause de l’attaque contre leur avion de combat. C’est très plausible − en particulier si, comme le dit Ankara aujourd’hui, le tir avait été organisé par les comploteurs − que les services de renseignement russes soient tombés sur le complot. Si c’est ainsi, il faudrait immédiatement se demander − et je suis sûr que c’est demandé dans ce que nous sommes probablement habitués à appeler de nouveau la Sublime Porte − si le renseignement étasunien avait aussi eu vent de l’affaire mais n’a pas averti Erdoğan.
- Malgré les spéculations ci-dessus, ce coup d’État était beaucoup plus sérieux et a été beaucoup plus près de réussir qu’on ne l’a pensé sur le moment. Si Erdoğan avait été tué et si les gens n’étaient pas descendus dans les rues, nous observerions aujourd’hui quelque chose de totalement différent. (Il est temps d’abandonner l’hypothèse que Erdoğan l’a orchestré lui-même.)
- Washington et le coup d’État. J’ai dit que cette question était trouble et je m’attends à ce qu’elle le reste. La principale raison à cela est tout simplement : « Quel Washington ? » La CIA ? Une certaine faction au sein de la CIA ? La cabale néocon qui infeste le Département d’État ? Les bombardiers humanitaires qui peuplent l’entourage d’Obama ? Une faction dans l’armée américaine ? Quelqu’un dans le personnel étasunien à la base aérienne d’Incirlik ? L’ambassadeur des États-Unis ? Ces/certains/d’autres responsables américains auraient-ils encouragé activement les auteurs du coup d’État ou donné une information inexacte (niable) qui a été pris pour un encouragement ? Les services de renseignements étasuniens en ont-ils eu vent et n’ont pas fait passer le message ? L’ont-ils transmis au niveau politique et il n’a pas suivi ? Je soupçonne fortement que ni le président Obama ni le secrétaire d’État Kerry ne pourraient répondre à cette question non plus : personne ne semble être responsable dans les États-Unis d’aujourd’hui. Donc l’étendue de l’implication des États-Unis à un certain niveau ou à un certain degré d’activité ou d’encouragement restera probablement inconnue pendant des décennies. Mais voyons ce qui suit.
- Quoi que la réalité puisse être, Erdoğan et son peuple accusent Washington. Il y a eu suffisamment de déclarations directes et indirectes pour justifier cette plainte. La demande − et c’est une demande − d’extrader Gülen est présentée comme un test. Je m’attends à ce que Washington échoue au test pour nulle autre raison qu’une prise de décision trop morcelée. La preuve de l’implication des États-Unis sera examinée, et sera trouvée ou inventée. Le soutien de Washington aux Unités de protection du peuple kurde ne fait que renforcer l’hostilité d’Ankara.
- Erdoğan a utilisé le coup d’État comme une occasion d’accélérer et d’élargir la purge qu’il pratiquait déjà. Suffisamment de comploteurs actuels et de sympathisants potentiels ont été neutralisés pour qu’un coup d’État puisse se reproduire dans un proche avenir. Il est entièrement aux commandes et a démontré son important pouvoir sur la rue. À quoi s’ajoute qu’il peut maintenant imputer toutes les décisions absurdes passées (comme le tir sur l’avion russe) aux comploteurs. Donc il est libre de réécrire le passé, il a prouvé sa puissance et peut maintenant faire ce qu’il veut.
- Atatürk avait fait une sorte de pacte avec la population : adoptez les comportements européens et, pour finir, l’Europe vous acceptera comme Européens. Pendant des années, je me suis demandé ce qui arriverait lorsque Ankara aurait finalement compris que ça n’arriverait jamais. Nous allons le découvrir maintenant. La Turquie kémaliste n’est plus. Mon hypothèse est que ce qui la remplacera sera quelque chose qui pourrait s’appeler néo-ottomanisme − autoritaire mais avec un certain degré de soutien populaire, à prédominance musulmane mais avec une certaine tolérance, beaucoup plus orienté sur le Sud et l’Est. Mais la future structure prendra du temps pour évoluer et, pour finir, elle pourrait couvrir un territoire plus petit et devenir assez violente.
- L’armée turque a été gravement affaiblie et, l’accent sur la sécurité intérieure prédominant maintenant, pour ne rien dire des vastes purges dans le haut commandement, l’époque des aventures militaires en Syrie est terminée. La guerre contre les Kurdes devrait probablement aussi s’atténuer.
- Je crois que Erdoğan et sa population ont entamé récemment une sorte d’analyse des coûts et des bénéfices et, juste avant le coup d’État, nous en avons vu les premiers signes avec ses ouvertures vers Israël et la Russie. Premièrement, le côté coûts du livre de compte. La Turquie ne sera jamais admise dans l’Union européenne (non qu’elle soit si attirante ces jours) ; suivre la direction de Washington au Moyen-Orient l’a conduite au désastre et à la défaite ; à tort ou à raison, Ankara pense que Washington l’a trahie. L’orientation occidentale est surtout dans la colonne des coûts du livre de compte. Du côté des bénéfices, Ankara a appris combien peut coûter l’inimitié de la Russie (et s’il est vrai que Moscou a averti Erdoğan du coup d’État, ce que l’amitié de la Russie peut offrir). Ensuite, il y a les bénéfices futurs : tangibles s’ils sont sous la forme de devenir le robinet de gaz vers l’Europe méridionale et des gains potentiellement énormes de la stratégie Une Ceinture, une Route de la Chine. Par conséquent, un simple calcul coûts-bénéfices montre qu’un tournant eurasiatique offre beaucoup de bénéfices pour la Turquie tandis que le statu quo lui a coûté.
- Un calcul plus brutal voudrait que Erdoğan & Co examinent le rapport de force. Qui gagne ? Sur quel côté parier ? En 2000, les États-Unis étaient de loin le pays le plus puissant sur la terre ; le plus puissant dans tous les sens mesurables. Mais ils ont toujours été en guerre depuis lors et ils perdent ces guerres ; ils ont délocalisé leur puissance industrielle qui était le fondement de leur puissance au siècle dernier ; leurs activités à l’étranger sont maladroites et incohérentes. Quant aux autres porte-étendards occidentaux, aucun ne pourrait éventuellement prétendre que l’avenir de l’UE est brillante. La puissance de l’Occident est en déclin et ce qui en reste est administré avec incompétence. Depuis 2000, d’autre part − bien que les consommateurs des absurdités médiatiques occidentales soient inconscients de cela − sous une direction très capable, la Russie a crû en richesse et en puissance. Il en va de même pour la Chine : une croissance économique et militaire constante combinée avec une direction intelligente et judicieuse. Si vous dirigiez la Turquie, avec lequel voudriez-vous plonger dans votre destin ? En particulier lorsque vos alliés occidentaux vous ont si souvent repoussé ? Et peut-être viennent d’essayer de vous tuer ?
- Moscou acceptera le tournant mais demandera un changement de comportement. Plus de soutien détourné à Daesh par la contrebande de pétrole : plus de havre pour les combattants de Daesh ; plus d’interférence en Syrie. Mais elle continuera son approche patiente et tolérera une certaine dissimulation de la part d’Ankara. Moscou prétendra croire (et peut-être que c’est vrai) que l’avion de combat a été abattu par les organisateurs du coup d’État et d’autres déclarations d’Ankara destinées à sauver la face, puisque Erdoğan réécrit le passé.
- La Turquie quittera l’OTAN. Ce qui n’est pas encore clair, c’est le calendrier et l’optique. Je peux facilement imaginer un retrait graduel sans aller jusqu’à une rupture totale. Mais si le tournant eurasiatique se produit effectivement, l’OTAN c’est fini. Elle n’apporte plus d’avantages à Ankara et cela doublement étant donné l’usage présumé de la base d’Incirlik comme emplacement pour certains des organisateurs du coup d’État. Washington commence à comprendre qu’Incirlik, en fait, passe d’un actif à un passif et il sera intéressant de voir ce qu’il fait : il est certainement temps d’en retirer les armes nucléaires. (Voir l’article du New Yorker : How secure are the American hydrogen bombs stored at a Turkish airbase ? [Les bombes américaines à hydrogènes stockées sur une base aérienne turque sont-elles en sécurité ?])
- Les choses pourraient devenir assez violentes. C’est trop tôt pour le dire. L’appel d’Erdoğan à descendre dans la rue pour stopper le coup d’État a été courageusement entendu et cela suffit peut-être. Sa purge est très vaste et pourrait éliminer la cinquième colonne (ainsi que de nombreux innocents). Tout cela dépend de la force du ciment interne du pays et cela, nous ne pouvons pas le savoir − dans toute société, la distance entre la stabilité et le chaos sanglant est plus courte que la plupart des gens aiment à le penser. Et les changeurs de régime américains, qui ont apporté tant de destructions en si peu de temps aux voisins de la Turquie, ont une nouvelle cible, bien qu’avec un accès et des leviers extrêmement restreints pour le faire.
14.(Ce qui suit est une pure spéculation. L’Empire ottoman était une entreprise extrêmement multiethnique et multiconfessionnelle. À travers le système du millet, les sultans autorisaient et géraient ces différences. Atatürk a tenté de créer un pays de style européen peuplé par une ethnie qu’il a inventée, dite les Turcs. Les descendants du peuple des Göbekli Tepe, les Troyens, les Bithyniens et les Milétiens, les Caucasiens, les Grecs et les Arméniens survivants, les Seldjouks et les Kurdes seraient dorénavant tous officiellement des Turcs, exactement comme les Bretons, les Bourguignons et les locuteurs occitans étaient officiellement des Français. Cette fiction a réussi à un degré considérable (comme ce fut le cas en France, en Espagne, en Italie, en Allemagne, et ainsi de suite), mais les Kurdes n’ont jamais accepté d’être appelés Turcs ou Turcs des montagnes. Dans une Turquie néo-ottomane, cependant, ils peuvent de nouveau devenir des Kurdes (mais jamais séparatistes). Mais si les Kurdes veulent réellement leur indépendance, c’est probablement la meilleure chance qu’ils ont jamais eue de la prendre.)
Traduit par Diane, vérifié par Wayan, relu part Catherine pour le Saker francophone
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